Mobilités : pour des solutions justes et décarbonées (et non juste décarbonées)

Mobilités : pour des solutions justes et décarbonées (et non juste décarbonées)
Publié le 16 février 2023
  • Directeur des programmes ATEC ITS France et président du Think Tank de l’URF
La mobilité dans les pays développés repose pour l’essentiel sur l’usage de la voiture, sauf dans les centres villes où son usage a été limité afin d’améliorer la qualité de vie. L’impérieuse nécessité de décarboner les mobilités remet en cause cet équilibre. L’essentiel des émissions de gaz à effet de serre liées aux mobilités du quotidien sont le fait des kilomètres parcourus entre le périurbain et les agglomérations par des ménages qui n’ont pas accès aux transports publics ni aujourd’hui les moyens d’acquérir un véhicule électrique. Pour des mobilités justes et décarbonées et non justes décarbonées, Jean Coldefy recommande de mobiliser la dépense publique en utilisant les solutions (cars express, trains, covoiturage, etc.) qui maximisent les économies de CO2 en mobilisant au minimum les budgets publics.
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Aujourd’hui 80% des kilomètres parcourus en France et dans tous les pays développés se font en voiture. Ce qui fut hier une situation acceptée par la majorité est aujourd’hui remis en cause. Les débats actuels sur la place jugée excessive de la voiture (qui est même pour certains l’objet à abattre) et sur la vitesse (qu’il faudrait réduire) comportent une dimension cachée qui est l’éléphant au milieu de la pièce : diminuer voire exclure la voiture du système de mobilité, c’est remettre en cause la manière dont les ménages et les entreprises organisent leur vie au quotidien ; ralentir comme le demande le Forum Vies Mobiles, pourtant financé par l’unique entreprise ferroviaire européenne dont l’essentiel des revenus provient de la très grande vitesse, c’est réduire les distances parcourues et pourrait conduire à limiter les activités réalisées par les ménages et les entreprises. Comme le souligne Ester Duflo« La mobilité est l’un des principaux moyens d’égalisation des niveaux de vie et d’absorption des disparités économiques territoriales ». Il y a un risque fort, en réduisant les mobilités, d’accroitre les inégalités et d’impacter les revenus et les résultats des entreprises. Pour comprendre ce qui se joue et proposer des solutions permettant de concilier liberté, équité et mobilité, avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre, un détour historique et une analyse de la géographie des déplacements et des couts comparés des différents modes de transports est nécessaire.

La voiture : une mobilité rapide pour tous tout le temps partout

L’histoire de la mobilité est celle de la vitesse et des moyens permettant de s’affranchir de la lenteur. Avec le développement de la machine à vapeur puis des moteurs à explosion, et donc l’accroissement des vitesses de déplacements, c’est la possibilité de s’approvisionner plus loin ou de vendre plus loin qui est offerte aux hommes. Les chemins de fer d’abord puis la voiture pour les distances nationales, les bateaux et l’avion pour l’international vont accroitre les possibilités d’échanges entre des territoires qui étaient auparavant obligés de ne compter que sur eux-mêmes pour survivre. Des agriculteurs, des commerçants, des industriels puis des touristes vont ainsi avoir accès à des populations et territoires bien plus importants que ce que la marche à pied ou le cheval leur permettaient. L’accroissement de la mobilité a permis celle des revenus et la résilience des territoires avec l’approvisionnement des populations en cas de mauvaises récoltes : la fin du XIXe siècle marque la fin des famines en France. L’histoire de la mobilité est ainsi celle du remplacement de modes lents par des modes plus rapides avec en particulier la voiture qui se généralise au XXe siècle.

En 1950, posséder une voiture était un luxe. Le fordisme, qui standardise la production et fait baisser les couts, la croissance de la productivité qui fait croitre fortement le pouvoir d’achat, permettent une diffusion large d’un outil individuel, rapide et flexible compte tenu du nombre de km de routes. Le parc automobile français passe de 2 millions de voitures en 1950 à 38 millions fin 2019. En 1960, 25% des ménages possèdent une voiture, 85% en 2019. La voiture est devenue un moyen de transport démocratique, permettant à tout un chacun de se rendre partout, tout le temps, à bas cout (voir encadré plus loin sur les couts réels de la voiture). Elle est le vecteur clef de l’autonomie des ménages. Cette démocratisation de la vitesse a eu pour conséquence principale de multiplier les opportunités pour les personnes et les entreprises en intensifiant et diversifiant très fortement les programmes d’activités. Depuis 1945, les revenus par habitant ont ainsi été multipliés par cinq, tout comme les kilomètres parcourus qui sont néanmoins stables depuis 20 ans, ce qui participe à une sécurité économique renforcée. L’augmentation générale des revenus ayant plus profité aux revenus modestes, les inégalités dans le même temps ont ainsi été fortement réduites, faisant de la France l’un des pays les plus égalitaires au monde.

Le carbone : le game changer

En ville, la voiture présente l’inconvénient majeur de consommer beaucoup d’espace public, cette ressource publique saturable que les économistes nomment un bien commun. C’est pourquoi depuis 30 ans les politiques publiques ont effectué un virage par rapport aux années 1970, visant à rééquilibrer le partage de l’espace au profit d’autres modes de transports et de la qualité de vie en ville. Des transformations majeures sont opérées dans toutes les grandes villes avec la requalification des espaces et le développement des transports en commun urbains.

La transformation des quais du Rhône à Lyon et de la place Vendôme à Paris
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On aurait atteint un équilibre entre autonomie des ménages et préservation des centres villes de l’invasion de la voiture, avec un modèle économique du système voiture bénéficiaire puisque pour la puissance publique les recettes de la voiture sont supérieures de plus de 30 milliards d’euros aux couts d’investissements et d’entretiens des routes. L’histoire aurait pu continuer ainsi, mais un game changer va venir bousculer ce bel équilibre : le carbone.

Le secteur des transports est en effet la première source des émissions de GES et le seul secteur dont les émissions n’ont pas baissé depuis 30 ans. La voiture représente 16% des émissions du pays, l’un des tout premiers postes.

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Les émissions de la voiture depuis 1990 (source CITEPA)

L’objectif très récent de diminution de 55% des émissions d’ici 2030 est un défi immense : il est demandé de réaliser en quelques années ce que nous n’avons pas réussi à faire depuis 30 ans !

Le new deal des mobilités à construire

Afin d’éviter de remettre en cause la mobilité des personnes, avec le risque d’un impact majeur sur les plus fragiles, le véhicule électrique (VE) qui permet de diviser par trois les émissions est massivement soutenu par des subventions publiques. Cette politique comporte également un volet évident d’enjeux importants à la fois en termes industriels et d’emplois, même si aujourd’hui l’essentiel des subventions finance des usines à l’étranger. Les ZFE participent également de la politique d’accélération du déploiement du VE, avec l’interdiction dans un avenir proche de plus de 40% du parc actuel voire jusqu’à 80% dans certaines grandes agglomérations. Le rythme et le volume visés ont pour conséquence certaine d’impacter plus fortement les plus fragiles et la classe moyenne. Le problème de la voiture électrique est en effet que sa diffusion est lente : d’abord parce qu’elle est aujourd’hui bien plus chère à l’achat qu’une voiture thermique, ensuite parce que son autonomie ne répond pas aux usages variés de la voiture qui assure l’essentiel des kilomètres du quotidien mais aussi des plus longues distances durant les week-ends et les vacances.

Répartition du parc automobile selon les vignettes CRITAIR : Fin 2019 le VE représente 0.3%, les CRIT’AIR 1 18%

La remise en cause de la mobilité en voiture signifie une moindre capacité des ménages à se déplacer, le déploiement du véhicule électrique implique la fin de la manne budgétaire que représente la TICPE, le déploiement des ZFE mobilise dès aujourd’hui des masses importantes d’argent public pour l’achat de VE notamment par des AOM luttant par ailleurs contre l’invasion de l’espace public par la voiture : le carbone assurément bouleverse les politiques publiques de mobilité !

L’autre solution est de développer des alternatives à la voiture via les transports en communs et la voiture partagée permettant de ne pas (trop ?) restreindre la mobilité.

La voiture : d’un bien supérieur à une commodité nécessaire

L’enquête budget des familles révèle que le budget moyen mensuel de la possession et de l’usage de la voiture est de 330 €/mois, et inférieur à 200 € pour les 3 premiers déciles de revenu et mobilise en moyenne 11% des revenus disponibles des ménages (la somme des dépenses liées à la voiture et aux transports en commun représentant environ 14% du revenu disponible).

Part de la mobilité dans le revenu disponible des ménages et dépenses mensuelles voiture/TCU/TC longue distance. Source Insee, J Coldefy. A noter que le 1er décile de revenu intègre les étudiants dont une bonne partie est fiscalement rattachée au foyer fiscal des parents ainsi que les rentiers, deux catégories dont les revenus déclarés sont faibles, ce qui affecte la part de la mobilité dans le revenu pour D1.

Pourquoi une telle différence avec les 500 € mensuels parfois décrits par certains documents ? Ces études calculent le cout pour un véhicule neuf, véhicules achetés par les deux derniers déciles de revenus. Les deux-tiers des immatriculations sont en effet des voitures d’occasion, et sachant que la moitié des voitures neuves sont achetées par des entreprises, la réalité est que 80% des Français n’achètent pas des voitures neuves. Cela est réservé à des budgets élevés, des ménages souvent propriétaires de leur logement, ce qui explique que l’âge moyen d’achat de la première voiture neuve soit de 57 ans en France. Pour la grande majorité des Français, la voiture est devenue un bien normal, une commodité nécessaire à la vie quotidienne au même titre qu’un réfrigérateur.C’est bien le problème des ZFE : elles demandent aux premiers déciles de revenus et à la classe moyenne d’adopter le standard de voiture des 20% les plus aisés, ce qui est très difficile (le revenu médian disponible des ménages est de 2.500€, alors qu’une Twingo électrique coute 25.000€). Les ZFE placent les populations concernées devant une impossibilité, sauf à construire des alternatives au préalable de leur mise en œuvre.

Où sont localisés les émissions des mobilités ?

Lors du Grenelle de l’environnement en 2007, un objectif de baisse de 20% des émissions des transports avait été fixé par un déploiement massif d’infrastructures de transports en commun. Entre 2000 et 2020 nous y avons ainsi consacré 83 milliards d’euros : 21 milliards pour le TGV, 62 milliards pour les transports en commun urbains, dont une part très notable en Ile-de-France (source comptes transports de la nation). Dans le même temps, la part modale kilométrique de la voiture n’a baissé que de 3%. On pourrait trop rapidement en conclure que le report modal est inefficace et qu’il faut chercher d’autres solutions pour décarboner les mobilités. La réalité est plus complexe, et c’est en analysant territorialement les mobilités que l’on explique cette faible performance.

Depuis plus de 30 ans, les deux tiers de la croissance des grandes aires urbaines s’est produite en dehors des zones agglomérées compte tenu :

  • Du poids économique de plus en plus important des grandes agglomérations, du fait d’une bascule vers une économie de l’innovation nécessitant des ressources humaines qui se localisent dans les villes ;
  • De la désindustrialisation qui a impacté essentiellement les villes moyennes et induit une polarisation de l’emploi sur les grandes agglomérations, la base arrière industrielle de la France ayant basculé des villes moyennes vers les pays à bas cout, situation que n’ont pas connu nos voisins européens ;
  • De la multiplication par trois (voire plus dans certaines grandes agglomérations) des prix moyens de l’immobilier, ayant profondément remanié la sociologie des agglomérations ainsi que la taille des ménages ;
  • Des politiques de lutte contre l’étalement urbain et du malthusianisme des communes du périurbain proche qui, ayant réduit également l’offre immobilière, ont conduit à un développement massif d’une urbanisation encore plus périphérique, les ménages allant chercher plus loin ce qu’ils ne pouvaient trouver plus près.

Le tableau INSEE de la répartition de la population entre communes centre, banlieues (« Autres communes en pôle ») et périurbain (« Communes de couronnes ») visualise la situation où nous nous trouvons : si 93% de la population est économiquement polarisée sur les villes, 50% habite en zones rurales, essentiellement dans le périurbain. Au sein des grandes aires urbaines, pour un habitant en ville centre, il y en a un autre en banlieue et deux autres dans le périurbain.

Quand on croise cette répartition avec les kilomètres réalisés en voiture (enquête annuelle Kantar Parc Auto), on constate que les ménages de communes centres font 8 000 km/an quand ceux du périurbain en réalisent 18 000.

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La moitié des kilomètres parcourus étant liés au travail, ce sont les flux pendulaires qui constituent l’essentiel des kilomètres parcourus, ce que confirme l’analyse locale des déplacements via les enquêtes ménages déplacements du CEREMA. 25 à 30% des actifs des métropoles y travaillent sans y habiter. Mais du fait d’une urbanisation émiettée et non concentrée autour des pôles de transport en commun, et d’un système TER 3 à 4 fois inférieur à la demande, ces trajets périurbain-agglomérations se réalisent aujourd’hui en voiture. Les villes centres des grandes agglomérations, représentent 8% de la population française, celle qui fait le moins de km par jour puisque tous les services et le travail sont disponibles à proximité. Le périurbain et les premières couronnes, 50% de la population du pays, n’a que très peu d’alternatives à la voiture et vient donc saturer les villes centre avec la voiture. Voilà pourquoi des centaines de milliers de voitures engorgent les grandes agglomérations aux heures de pointes. Sur Lyon, 220 000 personnes font la navette entre la métropole et le périurbain, alors que le système TER saturé en heure de pointe ne dispose que de 35 à 40 000 places par jour.

Les navettes domicile travail l’aire urbaine de Lyon INSEE 2019

C’est dans les villes-centres que nous avons déployé les transports en commun, puisque l’objectif n’était pas le carbone mais la qualité de vie en ville et des espaces publics. Cette politique a été efficace puisque partout l’usage de la voiture a reculé dans les villes, et que les centres villes ont été embellis. Mais du point de vue du carbone, cela a concerné les personnes qui faisaient déjà le moins de kilomètres et qui disposaient en partie déjà d’alternatives à la voiture. L’analyse territoriale montre que le lien entre les villes-centres des agglomérations et leur périurbain forme le cœur des émissions des mobilités du quotidien. Ce lien pèse 25 fois plus que la circulation à l’intérieur des villes-centres, qui compte pour une portion congrue : 0,2 %.

  • Voilà pourquoi les milliards investis dans les transports en commun n’ont eu dans le passé qu’un faible impact sur les émissions : ils n’ont pas été dépensés là où se réalisent la majorité des kilomètres en voiture. L’objectif n’était alors pas de réduire les émissions mais d’améliorer la qualité de vie en ville.
  • Si l’on veut décarboner les mobilités du quotidien, c’est sur le lien périurbain-agglomération et entre agglomérations qu’il faut porter l’effort ainsi que sur les déplacements au sein du périurbain : 70% des émissions du quotidien. C’est le diagnostic qu’avait établi les assises de la mobilité en 2017 et que ces analyses confirment.
  • Les déplacements au sein du périurbain, l’essentiel des zones rurales en termes de population, sont également à considérer mais avec des outils différents.

Comment choisir entre les solutions pour décarboner les mobilités ? Le cout de la tonne de CO2 évitée

Compte tenu de l’analyse territoriale de la répartition des émissions, il faut assurer l’accessibilité par des moyens décarbonés, c’est-à-dire une intermodalité voiture / vélo + transports en commun ou du covoiturage entre périurbain et agglomérations, une intermodalité mode doux + transport en commun au sein des premières couronnes et enfin la voiture électrique au sein du périurbain, les distances à parcourir étant inférieures à 100 km par jour et la densité ne permettant pas de déployer des transports en commun efficaces.

Les 4 axes d’une politique de mobilité dans les agglomérations, ATEC ITS France

Pour réaliser ce report modal depuis le périurbain, les décideurs publics ont donc le choix entre plusieurs solutions : train, covoiturage, vélo, cars express. Comment choisir ? La difficulté est d’autant plus importante que, d’une part, les porteurs de solutions poussent leurs arguments sans évidemment en pointer les difficultés, sur des domaines par ailleurs parfois pointus ou en développement, et que, d’autre part, une solution pourra fonctionner dans un contexte ou territoire mais pas dans un autre.

Pour répondre à cette question, deux critères simples sont disponibles :

  • D’une part, évaluer la performance du produit et du service en matière de réduction des émissions de GES par rapport aux solutions actuellement en place. Par exemple, pour un service de covoiturage, de vélo ou de transport en commun, il faudra évaluer les voyages réalisés en voiture qui se reporteront effectivement sur ces solutions pour déterminer les émissions évitées. Pour un véhicule électrique, il faudra déterminer les émissions émises par le véhicule électrique en prenant en compte celles liées à l’usage (en l’occurrence à la production d’électricité) mais aussi celles liées à la fabrication et au recyclage, ce que les spécialistes appellent une analyse en cycle de vie (ACV). La différence avec les émissions d’un véhicule thermique permettra de déterminer les émissions dites évitées.
  • D’autre part, évaluer le cout de ces différentes solutions, en distinguant les coûts privés (pour les ménages ou les entreprises) des couts supportés par le secteur public, par rapport aux solutions en place. La somme de ces couts donne une indication de ce que la société, dans son ensemble, paie pour ces différentes solutions. On établit alors le différentiel de cout entre ces nouvelles solutions avec les pratiques en place.

Ces deux critères, lorsqu’ils sont conjugués, permettent d’évaluer l’efficience des solutions en matière de réduction des émissions, c’est-à-dire le cout public et/ou privé dépensé pour éviter une tonne d’émissions de CO2. C’est ce que les économistes appellent le cout d’évitement (ou cout d’abattement). En rapportant les couts publics aux économies réalisées pour les ménages par les émissions de CO2 évitées, on en déduit un cout pour la société de la tonne de CO2 évitée (i.e. cout d’évitement) que l’on peut scinder en un cout d’évitement du point de vue de la collectivité et celui du point de vue des ménages.

  • Il faudrait ainsi privilégier les solutions qui mobilisent au minimum les fonds publics et privés pour un maximum de tonnes de CO2 évitées, c’est-à-dire celle qui ont un cout d’évitement le plus faible. Si l’on raisonne selon l’intérêt des différents acteurs (publics, ménages, entreprises), la logique est similaire mais essaie de trouver le bon équilibre entre ces différents contributeurs. Selon les préoccupations en matière de cout et de disponibilité de l’argent public, de pouvoir d’achat et/ou de marges des entreprises, ce sont différents arbitrages qui sont à considérer.

Une solution peut avoir un faible cout d’évitement dans un contexte et un cout élevé dans un autre. Une ligne de transport en commun est adaptée si le contexte (territoire, densité urbaine, accessibilité, etc.) permet de générer un report modal important depuis la voiture, sinon elle a un cout d’évitement très élevé. L’hydrogène vert permet une réduction notable des émissions de CO2 mais reste aujourd’hui très couteuse ; son cout d’évitement actuel est donc élevé, mais qu’en sera-t-il demain ? Une option peut avoir un cout d’évitement peu élevé et un faible gain d’émissions. La difficulté va être également d’évaluer les effets rebonds, c’est-à-dire le changement de comportement lié à des modifications de l’environnement. Par exemple, le télétravail diminue a priori les kilomètres parcourus liés au travail mais peut aussi générer d’autres déplacements compte tenu du temps gagné réinvesti dans d’autres activités, par exemple les week-ends, ou même augmenter les kilomètres parcourus avec une relocalisation éloignée de son lieu de travail (un trajet aller/retour de 50 km une fois dans la semaine pèse plus que cinq aller/retours de 5 km).

Application aux solutions de report modal par les transports en commun

Le discours général en France est de considérer le report modal soit par le train soit par le vélo. 90% des kilomètres quotidiens parcourus sont le fait de trajets supérieurs à 5 km, 77% de plus de 10 km : hors de portée du vélo seul pour la plupart des personnes. C’est en intermodalité avec les transports en commun que le vélo peut jouer un rôle fort sur le report modal.

Pour accéder aux grandes agglomérations depuis le périurbain et les villes moyennes, il faut tripler l’offre de transports partagés (transports en commun et covoiturage) et multiplier par 30 les capacités des parcs relais (voitures mais aussi vélos) en amont des agglomérations. La cible, ce sont les ménages à revenus moyens ou modestes qui sont contraints de faire beaucoup de kilomètres en voiture. En matière de transports en commun, il faut distinguer le mode ferré du mode routier (par cars). La méthode des couts d’évitement éclaire comment réaliser les choix.

Le système de cars express se compose de parkings relais en amont des zones agglomérées pour garer sa voiture ou son vélo, et des cars à haute fréquence en heures de pointe avec peu d’arrêts et circulant sur des voies réservées sur les grands axes routiers en accès aux agglomérations. L’évaluation menée par le conseil scientifique du ministère des transports démontre que là où ces systèmes sont déployés, en Ile de France, sur l’aire urbaine de Grenoble, entre Aix et Marseille, ils sont pris d’assaut par les usagers qui font des gains de 30 minutes et de 10 euros par jour, soit 10 heures et 200 euros par mois. Mieux, ces gains monétaires sont inférieurs aux couts publics : le cout de la tonne de CO2 économisée est négatif.

La SNCF indique des couts d’évitement du train de 1.000 € / t de CO2 économisée (100 milliards d’investissement pour 100 millions de tonnes économisées) pour l’infrastructure. Or si le train peut-être une excellente solution pour pallier la faiblesse actuelle des liens périurbain – agglomérations des grandes aires urbaines, ou dans le lien entre villes de centre à centre, il souffre en France de trois faiblesses majeures :

  • Les couts de la SNCF : un train kilomètre coute en France 35 € selon l’ART, avec une capacité d’emport de 360 personnes par train (gamme Régiolis). Un car coute 3.5 € le km pour une capacité d’emport de 60 personnes. Ainsi, en France, le passager.km est toujours plus cher en train qu’avec des moyens de plus faible capacité : les couts de la SNCF ne permettent pas au train de bénéficier des économies d’échelles au contraire de ce que l’on constate en Allemagne ou en Suède. Le x2 de trains demandé par la SNCF, l’Allemagne le réalise déjà mais avec le même budget que la France.
  • Les problèmes d’infrastructures qui parfois ne permettent pas l’ajout de sillons ferroviaires. En province, le cadencement est assuré au mieux tous les 1/4 d’heures, soit au maximum moins de 1600 personnes par heure pour une ligne, la moitié de ce que transporte une seule voie d’autoroute en voiture avec le taux d’occupation moyen constaté (8000 si les voitures étaient pleines). Ces problèmes qui mobilisent des milliards d’euros mettront dix ans à se résoudre compte tenu des délais des procédures et des travaux des grands projets d’infrastructures.
  • La difficulté à assurer du porte-à-porte : il y a 1 100 000 km de routes versus 27 000 de voies ferrées, et à l’évidence pour aller de A à B la route offre une bien meilleure flexibilité. Il est ainsi plus écologique et cinq fois plus économique de transporter 30 personnes avec un car consommant 35 litres / 100 km qu’avec un train diesel à 200 litres / 100 km.

Si l’on change l’usage de la route en y déployant des transports en commun efficaces par car, elle peut être un outil capacitaire, rapide à déployer et bien moins couteux pour atteindre nos objectifs de décarbonation. Les Services Express Métropolitains doivent intégrer la route, dont il faut changer l’usage. On ne peut raisonner pour la décarbonation à ressources infinies, dans une logique de « quoiqu’il en coute ».

Au final la grille d’analyse générale proposée est la suivante, à affiner en intégrant les différentes solutions et les contextes, les décideurs devant flécher les financements et actions en :

  • Privilégiant les solutions à forte baisse d’émission et à faible cout ;
  • Améliorant en faisant baisser les couts des solutions permettant de forte baisse d’émissions : c’est la priorité pour le train en France qui est aujourd’hui pénalisé par la trop faible productivité de la SNCF. Cela passe par la mise en concurrence et en évitant de déployer des trains dans des zones trop peu denses. L’objectif, c’est de permettre aux Français de se déplacer, pas de faire rouler des trains.
  • Evitant les solutions qui occasionnent de faibles baisses d’émissions à des couts élevés 

Les calculs de cout d’évitement (voir encadré ci-après sur les bilans comparés du train (SNCF et Région Sud), du car et du plan national covoiturage face à la voiture) pour l’exploitation des services, selon les différentes sources d’énergie et leurs émissions propres, indique ainsi que le car est 7 fois plus efficient par tonne de CO2 évitée que le train français, même sans prendre en compte la remise à niveau de l’infrastructure ferroviaire dont les couts annoncés sont stratosphériques (1000 € la tonne de CO2 évitée selon la SNCF). Le train de la Région Sud, bien moins cher après la mise en concurrence, est bien plus efficace en la matière. Les budgets publics étant un bien commun, c’est-à-dire une ressource publique rare, on ne peut rester sur une logique de décarbonation « quoi qu’il en coute ».

Bilan comparé des couts de la tonne de CO2 évitée pour du train, du car et du covoiturage pour décarboner les mobilitésOutre le quota de CO2 permettant de rester sous ls 1,5°C, et l’espace public de voirie en ville, la troisième ressource rare, ou bien commun, c’est l’argent public : le financement mis sur un projet ne sera plus disponible ailleurs. C’est pourquoi, en matière de décarbonation, il faut investir dans les solutions qui permettent de maximiser les économies de carbone. Nous disposons de toutes les données pour évaluer la performance comparée des différents modes de transports, théorique et réelle.

Le cout du train 

L’ART dans ses rapports annuels sur le ferroviaire permet de calculer le cout du train kilomètre. Les TER mobilisent en 2019 4781 M€ de contributions publiques et 1154 M€ de recettes commerciales pour 170 millions de train.km, soit 35 € le train km, dont 10 de péages ferroviaires. La SNCF a l’une des plus faibles productivité européenne tant sur l’infrastructure que sur le service avec l’un des plus forts nombres d’employés de réseau par km de ligne (1.73 agents / km) quasiment deux fois plus que l’Allemagne. Les conducteurs de TER roulent selon les études de 400 à 600h/an en France contre 1000 en Allemagne. Le car est évalué par les opérateurs à 3.5 € le km, dix fois moins que le train.Un train Régiolis a un emport de 360 personnes par rame, pour 210 m de long. La plupart des gares du périurbain ne disposant pas de quai de 500 m de long, les TER ont des capacités d’emport limités à une rame. Un car peut emporter 65 personnes, 6 fois moins qu’un TER. Dix fois moins cher mais 6 fois moins capacitaire, le car sera en France toujours plus performant que le train du fait des couts très élevés de la SNCF qui ne permettent pas au train de bénéficier des économies d’échelle, un comble !En termes de CO2, un car émet 1.3 kg de CO2 au km, un TER diésel (42% des trains.km des TER selon l’ART) 5.4 kg et un TER électrique 0.65 kg. Enfin, la voiture coute en moyenne 0.35 € le kilomètre selon les comptes transports de la nation pour 0.165 kg au km (source CITEPA).

Cout de la tonne de CO2 évitée

Avec ces données on peut aisément calculer les couts de la tonne de CO2 évitée par un report de la voiture vers le train ou des cars pour des trajets de 20 km avec le taux actuel de remplissage de 90 personnes (le taux d’occupation actuel des TER est de 26% – source ART) : – 90 € pour le car ; + 12 € pour le TER hors couts de mise à niveau de l’infrastructure, particulièrement élevés en France, la SNCF l’estimant revenir à 1000 € la tonne de CO2 évitée ; en prenant les couts TER de la Région Sud suite à la mise en concurrence qui a permis de diviser par deux les couts d’exploitation, avec les mêmes hypothèses, le cout d’évitement du TER hors mise à niveau de l’infrastructure est à –30 € : la mise en concurrence est bonne pour le climat !Le CGDD a calculé que le montant des subventions pour le VE coutait 400 € la tonne de CO2 évitée, le chercheur Lasse Fridstrøm évaluant ce cout à près de 1400 € en Norvège. Rappelons que la taxe carbone est de 45 € la tonne.

Pour compléter l’analyse, la récente annonce du plan de l’Etat pour le covoiturage octroyant pour 10 voyages 100 € aux conducteurs covoitureurs et 100 € pour les plateformes conduit pour des trajets de 20 km à une subvention de 1 € par km et un cout de 300 € la tonne de CO2 évitée. Ajoutons que celui qui prend le risque, c’est celui qui laisse sa voiture et il aurait mieux valu verser l’aide au passager plutôt qu’au conducteur. Au final cette mesure couteuse, si elle n’est pas recalibrée, risque de déséquilibrer le marché du covoiturage en profitant de manière indue aux quelques grandes plateformes nationales : il n’aura pas fallu longtemps à ces dernières pour comprendre comment profiter de la manne de l’Etat. L’exemple de la SNCF devrait pourtant inciter à mieux cibler les aides publiques.

Conclusion

La question de l’accessibilité et du carbone pourrait être un oxymore si l’on s’engageait dans une réduction à marche forcée de la voiture thermique avec une tension forte sur le budget des ménages des classes moyennes et donc une perte d’accessibilité. Ceci conduira à l’évidence à de fortes tensions sociales. Une voie est possible à des couts raisonnables permettant de préserver les capacités de tous à vivre, c’est-à-dire pouvoir se déplacer à des couts et dans des temps raisonnables pour travailler, aller à l’écoler, se nourrir, se soigner, se divertir. La voiture électrique a un rôle évident à jouer mais mettra du temps à se déployer car elle n’est pas encore démocratique. Par ailleurs, elle ne résout pas la question de la rareté de l’espace public en ville. Comme il n’est désormais plus possible de réguler la mobilité par la congestion routière comme nous l’avons fait jusqu’ici, il faut renforcer la cohésion sociale et territoriale entre les villes et leurs hinterlands, en développant des alternatives conjuguant la voiture, les modes actifs, des parcs relais et les transports en commun. Cela interpelle également la tarification des transports en commun.  Il n’y a pas d’autres solutions. Cela interpelle la tarification des transports en commun et la gouvernance des mobilités, autres débats nécessitant des analyses complémentaires.

La question à résoudre est triple : celle de l’efficacité (combien de tonnes de CO2 évitées ?), de l’équité (le service est-il accessible à tous ?) et de l’efficience (à quel cout évite-t-on les émissions de CO2 ?). Au-delà du critère du cout d’évitement, il faut aussi prendre en compte le vécu des utilisateurs quand ils peuvent comparer le train et le car, comme par exemple entre Voiron et Grenoble. Les résultats parlent d’eux-mêmes : si le train est plus rapide, son manque de fiabilité, situation rencontrée dans bon nombre de territoires, ses fréquences plus faibles, entrainent un report du train vers le car, qui est en outre jugé comme permettant une desserte plus fine. Compte tenu de la situation du ferroviaire trop couteux en France et qui mettra trop de temps à répondre aux enjeux territoriaux de mobilité et de décarbonation, en complément de la régénération ferroviaire et de la nécessaire mise en concurrence de la SNCF pour arriver à des couts raisonnables du train, les RER métropolitains doivent intégrer la route avec une adaptation des voiries pour les transports en commun et la voiture partagée.  

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Jean Coldefy

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