La course à l’échalote des PDG

La course à l’échalote des PDG
Publié le 5 décembre 2025
Une imposition alourdie des plus hauts revenus peut se justifier pour des raisons budgétaires, en termes d’équité fiscale. Elle peut aussi être défendue pour contrer le mouvement, en pleine accélération, vers des rémunérations stratosphériques de quelques partons star. Que dit cette démesure de notre système économique et du rôle des dirigeants dans les multinationales ?

Warren Buffett note dans sa dernière – et ultime – lettre aux actionnaires : « Ce qui dérange souvent les PDG (CEO en anglais) très riches — ils sont humains, après tout — c’est que d’autres PDG deviennent encore plus riches ». Il ajoute : « L’envie et la cupidité vont de pair. »

Ainsi, une mesure de gouvernance assez saine et générale, à savoir faire figurer dans la communication financière la rémunération du dirigeant ou, pour la France, des 10 mieux payés de l’entreprise, se retourne contre elle. Oui, on connaît le salaire du dirigeant et les actionnaires peuvent protester en assemblée générale s’il leur paraît trop gros mais, non, on met ainsi en place une machine perverse : le dirigeant sent son ego molesté s’il est moins payé que le voisin, ce qui est prétexte pour réclamer plus.

Ça me rappelle une réforme ratée que le DRH de l’entreprise où je travaillais avait mise en  place. Il se servait d’un logiciel qui indiquait le salaire « de marché » correspondant à la qualification des différents cadres de l’entreprise. Il décelait ainsi les salaires en retard ou en avance « par rapport au marché » et le faisait savoir lors des négociations annuelles. Résultat, ceux qui étaient « en retard » revendiquaient une augmentation forte, ceux « en avance »  se contentaient de l’augmentation générale. Le bilan était à l’évidence inflationniste et tendait à accroître l’amplitude des rémunérations au sein de l’entreprise. L’envie est un mobile humain irrépressible.

L’envie touche tout autant les PDG, mais à une échelle individuelle démultipliée. Le Financial Times s’en indigne dans un édito récent. Les PDG sont en compétition entre eux. On pourrait penser que l’objet de comparaison est leur propre entreprise qui en effet doit performer davantage que celle du concurrent. Après tout, il est sain qu’une entreprise se compare à une autre, voit ses points de force ou de faiblesse et puisse copier les recettes qui marchent ailleurs. Cela s’appelle la concurrence. Mais le critère de comparaison, ou plutôt de rivalité, devient prosaïquement la rémunération personnelle, indicateur quantifié du talent, en tout cas validé par le marché.

Abonnez-vous à notre newsletter

Parfois, cette rivalité sert des bonnes causes, témoin l’empressement assez ridicule de Bernard Arnaud le poussant à surenchérir à 200 M€ sur son rival François-Henri Pinault qui avait donné 100 M€ à la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Mais la rivalité tourne souvent, notamment dans cette terre de tous les excès que sont les États-Unis, à qui a le plus grand yacht, qui a construit le plus beau refuge apocalyptique en cas de fin du monde, qui marie le plus somptueusement sa fille ou lui-même avec la femme-trophée récemment rencontrée.

Et dans le monde étrange qui nous entoure, il n’est pas exclu qu’un gros salaire devienne performatif : c’est parce qu’il est énorme que les investisseurs, qui sont eux-aussi humains après tout, se persuadent qu’avec un tel salaire le talent est assuré et que le cours boursier est entre de bonnes mains. On a pu observer cet effet en retour dans la perception du public s’agissant de la rémunération, elle aussi toujours croissance, des footballeurs.

Le même article cite le témoignage d’un chasseur de tête (de Korn Ferry) opérant dans le secteur très sélect du recrutement de CEO à l’international. Il estime que deux tiers des PDG qu’il rencontre « souffrent du syndrome de l’imposteur et que le tiers restant est composé de gens qui sont délirants et effectivement des imposteurs », donc impropres à occuper ce poste. Rien de mieux qu’un salaire copieux pour calmer l’angoisse de ne pas être à la hauteur. Si on me l’accorde, c’est que je suis compétent et plus même que le voisin. Parce que je le vaux bien.

Ce phénomène des rémunérations stratosphériques et croissantes est dur à endiguer. Il laisse à vrai dire songeur quand on se rappelle que la révolution de la gouvernance dans les années 90 portait sur le risque de captation de l’intérêt social de l’entreprise par le dirigeant. Il fallait « aligner son intérêt » avec celui des actionnaire, selon le mot retenu. D’où des rémunérations ancrées sur les résultats.

Mais on observe en parallèle que la mobilité des CEO n’a jamais été aussi élevée. Les conseils d’administration n’hésitent plus à remercier le dirigeant si la performance boursière n’est plus au rendez-vous. Carlos Tavares, ex-Stellantis, l’a vécu récemment. La rémunération mirobolante d’un dirigeant devenu davantage mercenaire contiendrait en quelque sorte la prime de risque pour un siège devenu davantage éjectable.

On attribue à John Pierpont Morgan, le fondateur de la banque du même nom, l’affirmation, probablement apocryphe, que le salaire du dirigeant ne doit pas aller au-delà de 20 fois le salaire de la personne au bas de l’échelle des rémunérations de l’entreprise.. Il se trompait d’un zéro. L’écart aujourd’hui est souvent entre 200 et 300 fois, notamment aux États-Unis. La question est : travaillaient-ils 10 fois moins bien, ces PDG d’antan ? Décidaient-ils de moins s’impliquer dans leur travail au prétexte qu’ils auraient pu, nés un siècle après, être 10 fois mieux payés en termes relatifs ?

On peut présumer que l’envie fonctionnait pareillement à cette époque. Mais le cadre social était mieux contrôlé, avec des contre-pouvoirs plus forts et une fiscalité beaucoup plus élevée (allant jusqu’à 90% sur la tranche la plus haute dans les États-Unis de l’après-guerre) qui dissuadait l’entreprise de payer des salaires très élevés puisque tout alors partait au fisc. Un cadre au total sans doute plus sain.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

François Meunier