Le rapport Draghi : 3 faux-amis et 2 oublis

Le rapport Draghi : 3 faux-amis et 2 oublis
Publié le 7 novembre 2024
Le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’économie européenne rendu public le 9 septembre dernier fait l’objet de trois malentendus. S’il milite en faveur d’un endettement commun au niveau européen, il propose en contrepartie des règles budgétaires plus rigides au niveau national. S’il plaide pour la création de « champions européens », ce n’est pas « à la française » mais dans un cadre favorable à l’innovation et sur un grand marché européen. Enfin, il ne remet pas frontalement en cause la politique climatique européenne, même si la question de la biodiversité aurait pu être davantage prise en compte. En revanche, ce rapport aurait mérité de plus amples développements sur les questions migratoires ainsi que sur l’opportunité d’une protection sociale européenne. Au total, ce rapport lance parfaitement les débats sur l’Europe que nous voulons en 2030.
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Nouveau commandeur de l’Union européenne, Mario Draghi n’a rien perdu de sa maîtrise de la salle de presse bruxelloise et de son sens de la formule. Après avoir tenu en haleine l’ensemble des médias européens pendant des mois, en empêchant toute fuite du contenu de son rapport, il s’est montré à la hauteur de son désormais historique « quoi qu’il en coûte1 ». A l’issue de son réquisitoire implacable et sans concessions sur la compétitivité de la zone euro, il est interrogé par une journaliste : « Est-ce que vous diriez que nous sommes à un moment où l’Europe doit suivre vos recommandations ou mourir ? ». Réponse : « Non, je dirais plutôt qu’elle doit suivre ces recommandations ou ce sera une lente agonie ».

C’est donc un discours de vérité et de gravité que tiendra Mario Draghi aux dirigeants européens qui l’ont convié à souper à Budapest le 8 novembre prochain. Déjà les commentateurs se déchirent pour savoir si le rapport de Mario Draghi est mort-né ou s’il sera vendu à la découpe, privant de ce fait ses propositions de toute leur cohérence. Dans ce contexte, il est important de lire précisément ce document, en allant au-delà des réactions qu’il a pu susciter, pour discerner les choix qui s’offrent à l’Union européenne.

Avec ou sans nouvel endettement commun, un budget européen qui doit être singulièrement renforcé

C’est la proposition du rapport Draghi que tout le monde a retenue : « l’émission régulière d’actifs sûrs communs afin de permettre des projets d’investissements conjoints entre les Etats-membres et de contribuer à l’intégration des marchés de capitaux ». Autrement dit, davantage d’emprunts européens communs. Commentant la publication de ce rapport, Thomas Piketty se félicitait qu’il « [ait] l’immense mérite de tordre le cou au dogme de l’austérité budgétaire2 ». Et il ajoutait que ce rapport devait conduire les dirigeants européens à revisiter la récente réforme de la gouvernance budgétaire européenne qui oblige les pays européens à adopter des trajectoires volontaristes de réduction de la dette.

Pourtant, le rapport de Mario Draghi dit explicitement l’inverse, même s’il le fait d’une façon lapidaire et que ce point a été peu commenté : « l’émission plus systématique de tels actifs nécessiterait un ensemble plus solide de règles budgétaires garantissant que l’augmentation de la dette commune s’accompagne d’une trajectoire plus soutenable des dettes nationales. » Cette recommandation peut paraitre paradoxale. Alors que l’ensemble du rapport dénonce le déficit d’investissement, y compris public, au sein de l’Union européenne, pourquoi plaider pour un nouveau durcissement de la gouvernance budgétaire européenne qui risque d’obliger les Etats-membres à diminuer leurs investissements ?

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La réponse à cette question est dans un autre texte de Mario Draghi ; son discours de juillet 2023 devant le « National Bureau of Economic Research »3. Partant du même constat, un besoin d’investissement massif au sein de l’Union européenne et l’incapacité du secteur privé à y répondre en totalité, Mario Draghi étudiait deux options : a) un assouplissement des règles relatives aux aides d’Etat et des règles budgétaires permettant un financement national de ces investissements, ou b) une redéfinition de l’Union européenne, de son cadre budgétaire et de son processus de décision. Il écartait la première option, du fait du risque de fragmentation qu’elle induisait pour le marché intérieur européen, et plaidait vigoureusement pour un budget européen plus conséquent. En effet, seul un financement européen des investissements nécessaires à la décarbonation de l’Europe ou à sa défense est susceptible de permettre une consolidation industrielle européenne4.

Ce budget européen devrait non seulement permettre de financer les « biens publics européens », dimension sur laquelle s’est concentré son rapport sur la compétitivité, mais aussi jouer un rôle contracyclique et stabilisateur en cas de retournement du cycle. Un tel renforcement du budget européen devrait cependant s’accompagner, selon lui, d’un « renforcement de nos règles budgétaires dans le sens d’une moins grande flexibilité ». En effet, Mario Draghi, comme nombre de commentateurs, semble convaincu qu’il ne peut y avoir de nouvel endettement commun tant que la France et l’Italie n’ont pas fait la démonstration de leur capacité à maîtriser durablement leurs finances publiques et à réduire leur endettement. Une telle structure combinant un cadre budgétaire plus contraignant au niveau national et une capacité d’endettement au niveau européen se rapprocherait de celle des Etats-Unis. Les budgets au niveau des Etats fédérés y sont équilibrés, car les transferts fiscaux et les dépenses fédérales pour des projets communs permettent de faire face à des chocs imprévus et de financer l’avenir.

Mario Draghi finissait son discours en s’interrogeant sur la meilleure façon de procéder à un tel changement. Il distinguait deux façons de procéder : a) soit par une intégration technocratique, c’est-à-dire en apportant des changements apparemment techniques et en espérant que les progrès politiques suivront, b) soit par un processus politique qui s’appuierait sur une révision des traités européens approuvée par les électeurs. S’il reconnaissait les mérites qu’a eus jusqu’à présent l’approche technocratique, il considérait que ses coûts étaient trop élevés et ses progrès trop lents, ce qui plaidait pour une révision des traités qui sera, quoi qu’il arrive, indispensable dans le contexte de l’élargissement.

Pourtant, un an plus tard, c’est bien l’approche technocratique qu’a choisie Mario Draghi avec sa proposition d’un « actif sûr commun » et on peut d’autant plus le regretter qu’elle fait partir le débat sur l’avenir du budget européen sur de mauvaises bases. En effet, peut-être pour faciliter son acceptation par les Etats-membres dits frugaux5, Mario Draghi a développé un long argumentaire sur la façon dont un « actif sûr commun européen » contribuerait à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux6. Ces arguments n’ont pas semblé convaincre les opposants attendus. Ainsi, le ministre fédéral des finances allemand a réagi quelques heures après la publication du rapport : « avec un emprunt européen commun, nous ne résoudrons aucun problème structurel ». Et, dans le débat public allemand, il ne cesse d’entretenir la confusion avec une mutualisation des dettes existantes qui bénéficierait aux « mauvais élèves de la zone euro » ; proposition inacceptable pour les électeurs allemands mais qui n’a jamais été faite au niveau européen.

Le débat s’engage donc sur le principe d’une pérennisation de l’emprunt européen commun. A raison, les Etats frugaux pourront faire valoir une forme de fuite en avant. En effet, lors de l’adoption du plan NextGenerationEU, les Etats-membres étaient convenus que les prêts de 800 Md€ contractés par la Commission sur les marchés seraient remboursés par de nouvelles ressources propres, c’est-à-dire de nouveaux impôts européens. Or, à trois ans des premiers remboursements, ces nouvelles ressources propres ne font toujours pas l’objet d’un accord au niveau européen. Dans ce contexte, c’est plutôt la question des impôts européens dont devraient s’emparer rapidement les dirigeants européens.

Un budget européen renforcé doit en effet s’appuyer sur des ressources renouvelées qui permettront de sortir du débat délétère sur le taux de retour7. La Commission avait ainsi proposé une « ressource propre statistique temporaire fondée sur les bénéfices des entreprises ». Ces propositions doivent être approfondies et pensées comme un premier pas vers le transfert de tout ou partie de l’impôt sur les sociétés au niveau européen. Un tel transfert serait cohérent avec l’objectif défini par Mario Draghi en juillet 2023 d’avoir un budget européen contracyclique, à condition qu’il s’accompagne d’une capacité d’endettement. Dans ce contexte, la question de l’emprunt commun est bien seconde. Elle doit être précédée par un transfert de fiscalité au niveau européen. Par ailleurs, de même que la création d’un « actif sûr européen » contribuera à l’achèvement de l’union des marchés de capitaux, de même le transfert de l’impôt sur les sociétés au niveau européen serait cohérent avec le nécessaire approfondissement du marché intérieur européen.

Des champions européens sur un marché européen et une politique étrangère économique

Le rapport Draghi a été lu comme un appel à bouleverser la politique de concurrence européenne pour favoriser la création de « champions européens ». Il a déclenché un débat par médias interposés entre l’actuelle et la future vice-présidente exécutive de la Commission européenne en charge de la concurrence, complaisamment mis en scène par le Financial Times. Alors que Margrethe Vestager alertait sur les risques induits par un affaiblissement des règles actuelles de concurrence8 et recommandait de s’en tenir à des modifications chirurgicales, sa successeuse lui répondait deux jours plus tard en insistant sur la nécessité pour les entreprises européennes de grossir pour faire face à la concurrence internationale9 et annonçait qu’elle souhaitait examiner les réformes nécessaires afin de soutenir l’innovation et de renforcer la compétitivité européenne.

Pourtant, si l’on va au-delà de cette opposition scénarisée entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, les propositions de Mario Draghi ne correspondent pas à la révolution du droit de la concurrence européen que certains ont souhaité y lire. Elles consistent surtout à mieux prendre en compte deux dimensions dans l’application du droit européen de la concurrence, l’innovation et la résilience, ceci afin de mieux articuler politique industrielle, politique commerciale et politique de concurrence. Or, le rapport de Mario Draghi montre bien qu’il n’y a pas de politique industrielle sans concurrence, indispensable à l’émergence de nouveaux acteurs et à l’innovation. En revanche, il invite la direction générale de la concurrence à davantage tenir compte dans ses analyses de la nécessité, dans certains cas, d’autoriser des ententes ou des fusions pour stimuler l’innovation. Cependant, il faut être clair : ce n’est pas Margrethe Vestager qui a empêché l’émergence d’un Google européen.

Mario Draghi note bien que les principales barrières à l’innovation et à la croissance identifiées par les entreprises ne sont pas les règles de concurrence mais la fragmentation des règles au sein du marché européen et la difficulté à trouver des financements. Pour que l’Europe dispose de champions européens, il faut donc approfondir le marché européen et que l’épargne européenne soit davantage orientée vers le financement de l’innovation. La mise en œuvre intégrale du marché unique constitue donc pour Mario Draghi la pierre fondatrice de la nouvelle stratégie européenne industrielle. La nécessité de conquérir successivement 27 marchés nationaux est un frein puissant à la croissance des petites entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes américaines. Sur cette question, Mario Draghi renvoie aux travaux menés par Enrico Letta10, ce qui explique que son rapport n’y consacre pas de longs développements et peut aussi expliquer que la dimension structurante de cet aspect dans ses propositions ait été sous-estimée.

Mario Draghi rappelle pourtant que le coût du non achèvement du marché intérieur est estimé à environ 10% du PIB de l’Union européenne. Les deux anciens premiers ministres italiens appellent donc à accélérer l’intégration du marché unique dans sept secteurs en particulier, où il reste particulièrement fragmenté : les marchés de capitaux11, les services numériques, l’énergie, l’industrie de défense, l’espace, la santé et les transports. La recommandation – très commentée – de Mario Draghi de faciliter la consolidation dans le secteur des télécommunications doit être replacée dans ce contexte. Pour que cette consolidation ne se fasse pas au détriment du bien-être des consommateurs et de la qualité de service, elle doit se faire dans le cadre d’un marché unique européen12.

Il s’agit donc bien de développer des champions européens, quitte à sacrifier des champions nationaux. Les réactions allemandes à la perspective d’un achat de Commerzbank par Unicredit montrent bien, cependant, combien cette perspective est difficile à accepter pour les gouvernements, qui plus est dans des secteurs stratégiques comme la défense ou l’espace. Dans son rapport, Mario Draghi insiste donc sur le nécessaire « soutien politique total des États membres participants pour la consolidation » de ces deux industries.

Le rapport de Mario Draghi n’identifie pas de solution miracle pour dépasser les égoïsmes nationaux, si tant est qu’elle existe. C’est, pour lui, la nécessaire dimension géopolitique de la nouvelle stratégie industrielle européenne qui doit permettre ce dépassement. Face à la concurrence américaine et chinoise, l’Europe ne restera pertinente qu’en étant unie. Les gouvernements nationaux doivent choisir : s’unir ou périr. Cette prise en compte du contexte géopolitique constitue un des principaux apports du rapport. Mario Draghi propose à l’Europe d’entrer dans l’ère de la géoéconomie. Il invite donc la direction générale de la concurrence à tenir davantage compte du cadre géopolitique dans lequel s’inscrit son action. Pour cela, il lui recommande de développer des critères de sécurité et de résilience des chaines d’approvisionnement dans le cadre des évaluations de concurrence, dans les secteurs où ces enjeux sont les plus critiques (défense, énergie et espace notamment).

Surtout, pour réduire ces vulnérabilités, Mario Draghi recommande à l’Union européenne de développer une véritable « politique étrangère économique », une « agilité économique » (economic statecraft)13. Les propositions qui ont été les plus remarquées dans ce cadre ont été celles qui semblent induire une inflexion des politiques européennes : utilisation stratégique des instruments de défense commerciale pour protéger les industries européennes – notamment les industries naissantes à haut potentiel – du dumping et mise en place de conditions de contenu local. Jeromin Zettelmeyer s’est inquiété des « conséquences involontaires » que pourraient avoir de telles politiques et leur « mépris apparent pour […] les règles de l’OMC » 14. Pourtant, ces propositions sont pleinement compatibles avec les règles du commerce international et s’inscrivent dans le prolongement de l’action menée notamment pendant le premier mandat d’Ursula von der Leyen15.

Par ailleurs, ces mesures de protection ne constituent que l’un des deux piliers de cette « politique étrangère économique ». Mario Draghi plaide également pour une stratégie globale de conclusions d’accords de libre-échange et de protection de l’investissement avec les pays riches en ressources, notamment minières, la constitution de stocks dans certains domaines critiques et la création de partenariats pour sécuriser les chaînes d’approvisionnement. Et il insiste sur l’importance de maintenir un haut degré d’ouverture commerciale afin d’accélérer l’innovation et le progrès technologique. Cette approche pragmatique tient compte de la structure de l’économie européenne, très dépendante du commerce international. Au total, c’est donc à la poursuite d’un agenda commercial ambitieux qu’appelle Mario Draghi, tout en veillant au maintien de conditions équitables de concurrence (level playing field) dans les secteurs clés pour l’avenir, tels les technologies vertes.

Le cap de la décarbonation réaffirmé

Le 14 octobre, 18 ONG environnementales ont publié une lettre ouverte dénonçant « les lacunes inquiétantes du rapport Draghi » auquel elles reprochaient de présenter « une opposition simpliste entre environnement et compétitivité, omettant de reconnaître que la prospérité économique de l’UE dépend d’écosystèmes en bonne santé. » Interrogé par Novethic16, Richard Gardiner, directeur des politiques européennes à la World Benchmarking Alliance considère quant à lui que ce rapport est « une véritable attaque contre les réglementations européennes sur la durabilité ».

Pourtant, et les ONG le reconnaissent, les questions climatiques sont au cœur du rapport de Mario Draghi qui propose un plan conjoint de décarbonation et de compétitivité. De même, s’il insiste sur le défi lié à une « décarbonation asymétrique », c’est-à-dire à des efforts plus importants demandés aux industries européennes qu’à leurs concurrentes, il ne remet pas en cause les objectifs de réduction des émissions et notamment la trajectoire de réduction des quotas de carbone sur le marché européen du carbone.

Ce sont davantage les incohérences des politiques européennes et un soutien insuffisant aux industries européennes que fustige Mario Draghi. Prenant l’exemple de l’industrie automobile, il note que l’UE a fait le choix en 2023 d’une interdiction des véhicules thermiques en 2035, sans avoir au préalable organisé la conversion de la chaîne de valeur automobile. On pourra, à cet égard, noter qu’une partie des grands groupes automobiles a essayé de retarder cette conversion, voire pour certains d’entre eux persistent à vouloir la retarder en continuant à plaider pour un report de la date de 2035. La Chine a fait le choix inverse avec une politique industrielle déterminée depuis 2012 qui explique la croissance exponentielle des ventes de véhicule chinois en Europe depuis trois ans. Désormais, seule une conversion extrêmement rapide des constructeurs européens17, dans un contexte de concurrence rééquilibrée par les droits anti-dumping européens, permettra à l’industrie européenne de garder sa place dans la compétition internationale.

Au total, Mario Draghi ne plaide pas pour démanteler la politique climatique européenne, mais pour mieux accompagner les entreprises les plus impactées et pour simplifier le cadre européen. Cette simplification devrait, selon lui, notamment concerner les obligations de reporting de durabilité imposées aux entreprises ces dernières années. Si cette proposition a suscité l’émoi de la communauté engagée sur ces enjeux, il est permis de penser que les obligations de reporting sont secondaires par rapport au cœur des politiques climatiques que constitue un marché du carbone européen efficace. L’Union européenne a sans doute été trop exigeante sur ces questions de reporting qui sont politiquement plus faciles à faire adopter que des mesures impactant le comportement des consommateurs (obligations de rénovation des logements, interdiction de remplacement des chaudières au fioul…). Dans ce contexte, et alors qu’un cadre plus simple a été développé par les instances de normalisation comptable internationale18, il n’est pas inutile d’examiner l’impact de cette réglementation européenne sur les entreprises, notamment les PME, en se fixant un objectif global de réduction des obligations de reporting de 25% pour ces entreprises, comme le propose la Commission.

L’essentiel est surtout d’accompagner les industries les plus exposées à la concurrence internationale, et notamment celles qui sont le plus énergo-intensives. En effet, pour Mario Draghi, les prix de l’énergie en Europe sont l’un des trois principaux défis auquel l’Europe fait face. Il souligne que les entreprises européennes continuent d’être confrontées à des prix énergétiques deux à trois fois plus élevés qu’aux Etats-Unis et que le prix du gaz y est, en particulier, quatre à cinq fois plus élevés et particulièrement volatile. Or, le fonctionnement du marché de l’électricité européen conduit à ce que le prix du gaz détermine largement le prix de l’électricité, dans la mesure où les dernières centrales appelées sont souvent des centrales au gaz19. Mario Draghi note ainsi qu’en 2022 le gaz naturel a déterminé le prix de l’électricité 63% du temps, alors qu’il ne contribuait qu’à 20% du mix énergétique européen.

Pour Mario Draghi, la décarbonation de l’économie constitue donc une opportunité pour réduire le prix de l’énergie en Europe et positionner l’UE en leader des technologies vertes. Concrètement, il propose de prolonger les réformes intervenues pendant la crise de l’énergie en 2022, notamment l’achat en commun de gaz naturel et le recours croissant aux contrats de long terme sur le marché de l’électricité. S’agissant des réseaux électriques, c’est une nouvelle approche qui est proposée. Elle consisterait à accélérer la construction d’interconnexions électriques en les faisant bénéficier d’un régime européen ad hoc et non plus de différents régimes nationaux, ainsi qu’à créer un régulateur européen des marchés de l’électricité. Cette réforme est indispensable pour que l’Union tire tous les bénéfices d’un déploiement rapide et massif des énergies renouvelables, solaires au sud de l’UE et éolienne au nord.

L’une des propositions de Mario Draghi pour accélérer l’Union de l’énergie montre cependant bien que son approche des questions environnementales est incomplète. Il propose en effet d’amender les législations européennes environnementales (directives sur les études d’impact environnementales, les oiseaux, les habitats, l’eau) pour accélérer le déploiement des énergies renouvelables et des réseaux. Cette proposition illustre une hiérarchie qui est ainsi faite entre les problématiques climatiques et environnementales. Or, le déclin de la biodiversité et le risque d’une sixième extinction massive auront des impacts économiques majeurs sur l’UE que le rapport développe peu. Et l’effondrement des capacités d’absorption des forêts européennes (qui devaient constituer des puits de carbone) montre bien le lien consubstantiel entre enjeux climatiques et environnementaux. De la même façon, la question climatique est principalement abordée sous l’angle de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En revanche, le nécessaire développement d’une politique européenne d’adaptation au changement climatique est à peine mentionné.

Ces deux politiques (lutte pour la biodiversité et adaptation au changement climatique) ne font l’objet que d’une mention rapide lorsque le rapport estime les investissements nécessaires en Europe. Encore n’est-ce que pour signaler qu’ils n’ont pas été pris en compte dans l’estimation du besoin d’investissement annuel complémentaire en Europe et que le chiffre de 750 à 800 Mds€ constitue dès lors une fourchette basse, voire très basse. De la même façon, deux autres défis auxquels est confrontée l’Union auraient pu faire l’objet de développements plus complets : la démographie et le modèle social européen

Les défis d’une Europe vieillissante

Mario Draghi mentionne bien les défis liés à la démographie de l’Union européenne, et notamment à sa population vieillissante. Il note que la population active a commencé à décliner au cours de la dernière décennie et que les projections démographiques suggèrent une poursuite de ce déclin, alors qu’aux Etats-Unis la population devrait continuer de croître, même si c’est à un rythme plus lent.

Cependant, dans l’un des graphiques les plus marquants du rapport, Mario Draghi montre que l’écart de PIB par habitant entre les Etats-Unis et l’Union européenne s’explique pour 72 % par un écart de productivité, et seulement pour 28 % par la contribution du travail. L’enjeu pour l’Union européenne est donc davantage d’augmenter la productivité de son économie, d’où l’accent mis dans le rapport sur la recherche et l’investissement. S’agissant des travailleurs, cette priorité se traduit par un accent sur le développement des compétences des travailleurs européens, dans la continuité de la politique menée par le commissaire Schmit au cours du précédent mandat.

Quant à l’augmentation de la population active, les pistes évoquées dans le rapport sont également connues : faciliter l’entrée sur le marché de l’emploi des femmes, des jeunes non engagés dans des études, un emploi ou une formation. L’immigration n’est mentionnée que sous l’angle connu des procédures d’immigration pour les travailleurs hautement qualifiés ; accélération du traitement des visas, délivrance des permis de séjour, programmes de mobilité européens (carte bleue sur le modèle de la carte verte américaine). Pourtant les besoins de main d’œuvre sont connus s’agissant des basses et moyennes qualifications ; la Grèce pour cueillir les olives, la France et l’Espagne pour la cueillette de fruits, l’Italie pour les services à la personne,…

Ce faisant, le rapport évite le débat inflammable de la politique migratoire européenne. Or, il est significatif que le débat prévu sur le rapport Draghi au Conseil européen du 17 octobre ait été escamoté par les discussions sur l’immigration. A cet égard, le rapport de Mario Draghi est une occasion manquée d’aborder cette question sous l’angle économique. Un tel décentrement par rapport aux débats qui occupent les chefs d’Etat et de gouvernement aurait été, à n’en pas douter, bénéfique pour la qualité du débat européen.

De la même façon, le rapport Draghi n’aborde pas la question de la protection sociale européenne. Comme se plaisait à le rappeler régulièrement Mme Merkel, l’Europe représente 7% de la population mondiale, 25 % de son PIB et 50 % de ses dépenses sociales. Ce choix européen d’un Etat providence fort a des conséquences économiques, ne serait-ce que du fait du poids de son financement. Or, Mario Draghi se contente d’une reconnaissance générique de l’importance de l’Etat providence en Europe, notamment pour accompagner les transitions écologiques et numérique.

En revanche, l’évolution des dépenses de santé et de retraite dans une Europe vieillissante n’est pas mentionnée. Le rapport n’aborde la seconde que sous l’angle de l’union des marchés de capitaux en plaidant pour un deuxième pilier de capitalisation, venant compléter les mécanismes de retraite par répartition. En effet, il note qu’en Europe les fonds de pensions représentaient 32% du PIB en 2022, concentrés dans trois Etats (Pays-Bas, Danemark et Suède), contre 142% aux Etats-Unis. De ce fait, les marchés de capitaux sont beaucoup moins profonds en Europe qu’aux Etats-Unis.

Pour le reste, Mario Draghi a considéré que ces débats étaient nationaux. Pourtant, la question de la sécurité sociale mériterait un débat européen. La crise du Covid a montré que l’Union européenne pouvait être une échelle pertinente pour certaines dépenses de santé. Ella a aussi permis la création en quelques semaines d’un mécanisme de réassurance chômage, en capitalisant sur les réflexions qui avaient été menées pendant la crise grecque. On ne peut que regretter que ces éléments, important pour l’évolution de la production européenne, n’aient pas été davantage discutés par Mario Draghi.

On l’a vu, même si l’on peut regretter qu’il n’ait pas abordé en profondeur certains éléments, le rapport Draghi propose une vision complète et ambitieuse de l’avenir de l’Union européenne. Faut-il en déduire que si toutes les propositions du rapport ne sont pas mises en œuvre, il aura raté son objectif ? Sans doute pas. Ce rapport a l’immense avantage de mettre des mots et des chiffres sans concessions sur les faiblesses actuelles de l’Union européenne. Au-delà de ses propositions détaillées, il s’inscrit dans une vision plus large qui est celle de l’Europe que nous voulons en 2030. Or, cette Europe sera élargie ; à l’Ukraine, à la Moldavie, aux Balkans occidentaux. C’est cette discussion que lance le rapport Draghi : comment rendre cette Europe élargie compétitive face à la Chine et aux Etats-Unis ? Ce débat ne fait que commencer. Il nécessitera un débat politique avec les citoyens européens et, à terme, une modification des traités.


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Jérôme Brouillet