Un article publié par notre partenaire Agenda publica
Talgo, le fleuron de l’industrie ferroviaire espagnole, semblait destiné à être accroché à une locomotive hongroise, Ganz Mavag, avec la bénédiction d’Orban. Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. La méfiance de l’Europe à l’égard du gouvernement eurosceptique et pro-russe de Viktor Orbán est d’une telle ampleur que le gouvernement de Pedro Sanchez n’a pas hésité à bloquer les projets d’expansion d’une entreprise magyare en Espagne. La Hongrie paie ainsi le prix d’années de déloyauté envers l’Union européenne, à laquelle elle avait pourtant adhéré volontairement. Le blocage de l’offre publique d’achat hongroise sur Talgo révèle également les graves dommages causés par Orbán à l’unité européenne. Si ce genre de vetos se généralisent, le marché intérieur, l’une des plus grandes réalisations de l’histoire de l’UE, se fissurera. Ce serait une victoire pour Orban et ses mentors du Kremlin, mais un coup terrible pour l’Europe.
La compréhension de Bruxelles
Il y a quelques années encore, le veto d’un gouvernement de l’Union à une OPA intracommunautaire, aurait déclenché la colère de Bruxelles qui aurait exigé que cet investissement entre deux États membres de l’UE soit autorisé.
Il suffit de se souvenir de cas similaires quand l’Espagne a tenté de s’opposer au rachat d’Endesa par la société allemande Eon ou celui de la banque de Santander par le groupe portugais Champalimaud. La réaction de la Commission européenne fut alors catégorique en faveur du droit des entreprises européennes à investir dans un pays voisin.
Mais les temps, le monde et l’UE ont changé. Les gouvernements en général et les gouvernements européens en particulier se méfient de l’entrée de capitaux publics étrangers, même déguisés en capitaux privés, surtout s’ils proviennent de pays autocratiques comme la Chine, l’Arabie Saoudite ou divers émirats aux mœurs médiévales. Bruxelles s’est même dotée d’instruments pour tenir à distance les investisseurs suspects.
La méfiance intra-européenne
Le problème est que la méfiance s’étend désormais également aux entreprises des pays de l’UE, comme le Hongrois Ganz Mavag. La présence de gouvernements comme celui d’Orbán, prêts à jouer selon leurs propres règles et à saper l’unité de l’Europe dans tous les domaines possibles, conduit le reste des partenaires à se protéger. Face à l’arrivée des capitaux hongrois, le gouvernement espagnol, et ce ne sera pas le dernier, répond : « nous ne sommes pas idiots ».
Cela place Bruxelles dans une situation difficile : défendre strictement la libre circulation des capitaux, comme elle l’a fait jusqu’à présent et comme le prescrit le traité de l’Union, ou admettre qu’au sein du club se trouvent de dangereux chevaux de Troie au service des ennemis de l’Union, pour lesquels il convient d’appliquer des mesures préventives.
Avec la pandémie et l’invasion russe de l’Ukraine, Bruxelles a autorisé les Etats membres à protéger leurs entreprises affaiblies par ces crises, contre des prises de contrôle. Mais ce bouclier anti-crise n’est pas celui invoqué pour refuser qu’une entreprise hongroise, pays membre de l’UE depuis 20 ans, prenne le contrôle de Talgo.
L’Espagne a opposé son veto à l’opération magyar, invoquant une menace pour la sécurité nationale , justifiée par les liens notoires de l’entreprise hongroise avec le Kremlin, par l’intermédiaire du gouvernement Orbán et de ses alliés. Une accusation très grave que le gouvernement refuse de préciser, pour des raisons de sécurité, au nom du secret-défense.
L’insécurité juridique des entreprises européennes sur le marché hongrois
La Hongrie devrait maintenant protester et exiger le droit de ses entreprises à investir librement sur le marché européen. Mais Orbán, un ardent défenseur du « mon pays d’abord » de Trump, a du mal à critiquer un autre gouvernement pour son nationalisme. Budapest, en effet, pratique depuis des années une discrimination à l’encontre des entreprises européennes et les expose à une dangereuse insécurité juridique sur le marché hongrois.
Il ne serait pas non plus très cohérent que ce Premier ministre eurosceptique demande l’aide de Bruxelles, qu’il accuse jour après jour d’empiéter sur la souveraineté des Etats. Orbán, s’il est fidèle à son idéologie, devrait applaudir Sánchez et encourager ses homologues de Vox à défendre l’espagnolité du Tren autoligero Goicoechea Oriol, acronyme de Talgo.
Le conflit s’oriente vers la Cour européenne, à Luxembourg. Mais au-delà de son issue judiciaire, cette affaire révèle le risque que prend l’UE de tolérer une détérioration de l’État de droit, telle que celles dont souffrent des pays comme la Hongrie ou la Slovaquie et qui menace des partenaires fondateurs comme l’Italie, les Pays-Bas et, pourquoi pas, la France ou l’Allemagne si l’extrême droite eurosceptique continue de gagner du terrain.
Sans confiance mutuelle entre partenaires, la maison commune européenne s’effondre face aux réflexes protectionnistes, qu’ils soient justifiés par une menace terroriste, une crise migratoire ou une banale OPA sur un constructeur ferroviaire qui serait passée complètement inaperçue il n’y a pas si longtemps.
La Hongrie d’Orbán a affiché, ces dernières années, son mépris pour les valeurs d’une Union européenne qu’elle accuse d’être interventionniste. Le modèle pour Budapest est Trump : son nationalisme ethnique, politique et économique. Il serait tentant de dire que le veto du gouvernement espagnol qui empêche l’OPA de Ganz Mavag sur Talgo fait goûter à la Hongrie son propre poison, mais ne nous trompons pas, le fait qu’une entreprise européenne d’équipement ferroviaire ne puisse pas racheter une autre entreprise européenne pour des raisons de sécurité nationale montre que l’Union européenne est beaucoup moins unie que ce que l’on serait en droit d’espérer après 70 ans d’une « intégration toujours plus étroite » affirmée par les traités européens. Le gouvernement hongrois contribue constamment à affaiblir l’Europe et à briser son unité.
Et le danger d’un effet domino est réel. Combien de temps faudra-t-il à Orbán, ou à un autre gouvernement eurosceptique, pour invoquer la sécurité nationale afin de se débarrasser d’une entreprise européenne qui les dérange ? Avec ou sans OPA, les graves dommages causés par Orbán à l’unité de l’Europe sont déjà évidents.