Cette note est le résumé du rapport complet publié par Terra Nova, disponible ici.
Synthèse
Donner un prix aux émissions de gaz à effet de serre (GES) est le meilleur moyen de mobiliser les forces de marché dans la lutte contre le changement climatique. C’est ce qu’a fait l’Union européenne (UE) depuis 2003 avec le Système Européen de Quotas d’Émissions (SEQE). Elle s’est ainsi jetée à l’eau. Mais la traversée est périlleuse.
Premier écueil : les fuites de carbone. Si deux acteurs se font concurrence et que seul l’un des deux est astreint à un prix du carbone, ce dernier sera désavantagé, produira moins, et son concurrent davantage : on n’aura fait que déplacer les émissions. A ce problème, l’UE a répondu jusqu’à présent par l’octroi de quotas gratuits aux acteurs les plus exposés à la concurrence internationale.
Deuxième écueil : la lisibilité du prix. Le prix du quota fluctue alors que les acteurs ont besoin de visibilité pour investir. Les variations de l’activité peuvent conduire à l’accumulation d’excédents de quotas en circulation, ce qui maintient leur prix à des niveaux artificiellement bas. A ce problème, l’UE a répondu par une Réserve de Stabilité de Marché.
Troisième écueil : l’acceptabilité politique et sociale. Jusqu’ici, les ménages et la plupart des entreprises ne sont que peu affectés par le SEQE. Mais plus on cherchera à ce que le prix du carbone s’élargisse à l’ensemble de l’économie, plus il touchera les prix à la consommation des ménages, et plus les électeurs le ressentiront, avec un coût politique potentiellement élevé.
En 2022-2023, dans le cadre du Pacte Vert et du paquet Fit for 55, l’UE a rehaussé ses ambitions de baisse d’émissions nettes et renforcé en conséquence son système de quotas : les budgets carbone ont été resserrés, renchérissant le prix du quota, et le champ couvert par le système a été étendu aux émissions du secteur maritime à partir de 2024 et, à partir de 2026, à la totalité de celles du secteur des bâtiments et des transports routiers, y compris celles des ménages (SEQE 2).
Afin de contenir les risques associés à ces décisions, l’UE a pris plusieurs dispositions. Un Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) a été créé pour 6 produits pilotes (acier, aluminium, engrais azotés, électricité, hydrogène, ciment). L’importation de ces produits imposera d’acheter des certificats à un prix équivalent au prix du quota européen et dans une quantité représentative des émissions réalisées pour leur production hors UE. Ceci en théorie les protège des fuites de carbone et permet de supprimer les quotas gratuits pour ces produits.
L’UE a également ajusté le fonctionnement de la Réserve de Stabilité. Elle s’est dans le même temps dotée d’une capacité propre d’action climatique, en affectant une part des recettes des enchères de quotas à un Fonds pour l’Innovation. Ces ressources sont consacrées à sécuriser les investissements les plus lourds dans la décarbonation industrielle, notamment en leur offrant une couverture sur 15 ans du prix du carbone (contrats carbone pour différence, CCfD).
Enfin, l’UE a mis en place un Fonds Social pour le Climat, auquel seront affectées des ressources issues des enchères du SEQE 2 pour participer au financement de mesures d’accompagnement des ménages par les Etats (chèques énergie, aides à la rénovation, aides au véhicule propre, etc.).
Au total, après s’être jetée à l’eau, l’UE a appris à nager dans les années 2010 et elle a accompli des progrès significatifs. Cependant, l’eau est froide et le courant, puissant. Elle est à présent au milieu du gué et son radeau ne flotte pas très bien.
- Bien que le MACF protège les producteurs européens pour les 6 produits visés, il engendre des distorsions de concurrence potentiellement fortes pour les consommateurs et les exportateurs européens de ces produits ou des produits situés immédiatement en aval. Ceci est vrai dans l’industrie, mais aussi dans l’agriculture : si la tonne équivalent azote est renchérie d’un premium carbone, les agriculteurs européens les plus dépendants de ce type d’intrants perdront en compétitivité, conduisant à des transferts d’activité significatifs.
- Un prix du quota plus élevé entrainera une forte pression sur la biomasse. On peut s’interroger sur la capacité des secteurs agricole et forestier à y répondre de manière efficiente et avec un bilan climatique positif, le secteur du puits de carbone et de l’usage des sols n’étant pas soumis à une tarification du carbone.
- La pression du SEQE 2 sur le pouvoir d’achat des ménages engendrera des difficultés politiques. La réforme de la Directive Taxation, qui aurait permis de faire peser les taxes les plus lourdes sur les énergies les plus émettrices et ce faisant d’accélérer l’électrification des usages, n’a pas été achevée, alors qu’elle était conçue pour s’articuler avec la mécanique du Fonds Social pour le Climat. Dans le même temps, l’organisation envisagée pour la redistribution des recettes du SEQE 2 aux Européens, via le Fonds Social pour le Climat, manque de lisibilité politique et de lien direct avec la facture énergétique.
- Une bonne partie des prix à la consommation finiront par être exposés aux prix des quotas d’émission. L’inflation deviendra alors structurellement dépendante de ce prix. Les rétroactions du prix du carbone sur l’inflation et sur les taux sont en effet divergentes : un prix du carbone plus haut a un effet inflationniste, qui peut pousser le banquier central à augmenter les taux directeurs, ce qui renchérit l’action d’atténuation car nombre d’investissements dans l’atténuation sont intensifs en capital. L’effort d’atténuation requiert alors en retour des prix du carbone encore plus élevés pour atteindre l’objectif climatique, enclenchant une nouvelle boucle inflationniste.
Ainsi, les réponses apportées aux défis du système de quotas présentent d’importantes lacunes. Si l’on ne consolide pas le radeau, l’action climatique de l’UE risque d’être emportée par le courant. Comment faire ? La note propose ici un plan d’action complet jusqu’en 2040 :
- Pour répondre au défi des secteurs aval et exportateurs dans l’industrie, il importe d’intégrer par principe dans le MACF chacun des 63 secteurs identifiés comme à risque de fuites de carbone, en renversant la charge de la preuve : plutôt que de démontrer l’opportunité de basculer un secteur dans le MACF, c’est la démonstration qu’une approche par quotas gratuits est préférable qui devrait être réalisée (Proposition 1).
- La fiabilisation du calcul des émissions réelles attachées aux importations de ces produits est un chantier clé pour assurer l’égalité de traitement entre productions européennes et importations. Cela vaut en particulier pour les émissions induites par la consommation d’électricité, de chaleur, mais également pour les règles applicables à des procédés complexes comme le raffinage et la chimie organique, ou pour les émissions des activités extractives (Propositions 2 à 5).
- Il faut parallèlement faire basculer lesystème de quotas d’émissions d’une logique de secteurs assujettis vers une logique de produits soumis, en vue d’un rapprochement avec le système de quotas bâtiments/transport (SEQE 2) dans un système unique de tarification du carbone à partir de 2030. Il serait alors possible de construire un cadre de réévaluation et d’élargissement périodique du MACF vers l’aval des chaînes de valeur, tout en le complétant par un remboursement pour les produits exportés (Proposition 7).
- L’action d’accompagnement dans la décarbonation des secteurs industriels les plus émetteurs par le Fonds pour l’Innovation devra se concentrer sur les secteurs les plus concernés par les risques de fuites de carbone (acier, aluminium, engrais azotés), afin de disposer au plus vite de productions décarbonées en Europe sur les produits les plus essentiels aux chaînes de valeur industrielles et les plus émetteurs (Proposition 8).
- Par ailleurs, dès 2026-2027, il faudra impérativement intégrer dans le MACF les principaux produits agricoles reposant sur le recours aux intrants azotés avec un remboursement export du premium carbone correspondant (Proposition 9), sous réserve de compatibilité OMC.
- Il faudra dans le même temps faire évoluer le système de quotas bâtiments/transport, puis le système de quotas dans son ensemble, vers une logique d’émissions nettes, permettant d’abonder à partir des recettes d’enchères un Fonds Puits de Carbone, qui rémunèrerait les opérations de développement du puits de carbone (Proposition 10). Il deviendrait alors possible à l’horizon 2040 d’intégrer les émissions du secteur agricole en assujettissant à quotas la mise en marché des produits agricoles émetteurs, en les plaçant sous MACF en intégrant les émissions intrinsèques à l’activité agricole dans le calcul des paiements aux frontières, et en dédiant la totalité des ressources des enchères de quotas correspondantes à un Fonds pour l’Innovation Agricole (Proposition 11).
- Pour apporter une réponse au problème de l’acceptabilité sociale de la tarification du carbone, il faudra, dès 2025-2026, achever la révision de la Directive Taxation de l’Énergie, afin d’assurer, partout dans l’Union, des taux de taxation plus bas pour les énergies les moins carbonées (Proposition 12). Dans le même temps, on pourra faire évoluer le Fonds Social pour le Climat vers une redistribution directe des recettes du système de quotas Bâtiments/Transport (SEQE 2) aux citoyens de l’Union, sous forme d’un versement universel, par un paiement direct sous forme monétaire ou sous forme d’une déduction en pied de facture d’électricité (Proposition 13).
- Enfin, il faut s’interroger sur la nature économique du quota d’émission. A la fois moyen d’échange, unité de compte et stock de valeur, ou plutôt enregistrement de la destruction de long terme de valeur que représentent les émissions fossiles, le quota d’émission est bien de nature monétaire. Alors que le débat sur l’intégration de l’objectif climatique dans le mandat de la BCE, mérite d’être ouvert, les interactions de plus en plus fortes entre pilotage de cette étrange monnaie et politique monétaire devront faire l’objet d’une particulière attention. Si la Réserve de Stabilité doit être renforcée et dotée d’une gouvernance pleinement indépendante, souple et réactive, son adossement à la BCE paraît une solution naturelle. On pourrait ainsi confier à la BCE le soin d’émettre les règles entourant les flux de la Réserve de Stabilité, autour d’un mandat consistant à assurer la stabilité des prix du quota et une trajectoire d’inflation de celui-ci cohérente avec les engagements climatiques de l’UE (Propositions 14 et 15).
Introduction
Pourquoi donner un prix au carbone ?
Rapport après rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) rappelle que la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) est un impératif existentiel. Sans action rapide, c’est l’habitabilité de la planète qui est en jeu, comme le met en évidence la synthèse du sixième rapport d’évaluation du GIEC, publiée le 20 mars 2023. Sur un plan économique, les transformations à réaliser concernent tous les acteurs, dans tous les secteurs et à toutes les échelles : des modes de consommation des ménages aux modes de production et d’organisation industrielle, l’ensemble de l’organisation de nos économies doit évoluer pour répondre à cet impératif.
Compte tenu de l’ampleur de la tâche à accomplir, c’est bien l’ensemble des solutions permettant de réduire les émissions qui doivent être mobilisées, et il nous appartient de rechercher les solutions les plus efficaces, au meilleur coût pour la collectivité, si nous voulons avoir une chance d’y parvenir. Cela pose un problème évident de coordination et de priorisation de l’action pour le climat. Comment s’assurer que tous les acteurs économiques, ménages comme entreprises, s’efforcent constamment de rechercher ce qu’ils peuvent faire pour protéger le climat ? Comment sélectionner les solutions les moins coûteuses, partout dans l’économie pour réduire les émissions? Comment donner à ces solutions les moyens de se financer ?
L’infinie variété des situations économiques et sociales dans lesquelles se trouvent les acteurs économiques à l’origine des émissions de GES, l’infinie diversité des solutions pour réduire leurs émissions, rendent trop complexe pour un planificateur centralisé de choisir où placer les efforts de la collectivité, dans quelles baisses d’émissions, et sur quelles approches investir les ressources publiques. Même à supposer que celui-ci parvienne à surmonter cette complexité, il devrait encore obtenir les informations nécessaires, sur chaque situation individuelle, sur chaque investissement possible dans les baisses d’émissions, pour réaliser ce travail de planification.
Pour répondre à ce problème de mise en commun de l’information disponible par les agents économiques, et de sélection commune des actions économiques à mener pour répondre aux besoins, les sociétés humaines disposent d’un outil : le système de prix sur un marché efficient. Chacun, ménage comme entreprise, y participe, et chacun objective, en choisissant ou non d’acheter ou de vendre les biens ou services qui sont mis en marché, la réalité de ses besoins subjectifs et des conditions dans lesquelles il est prêt à produire. Le résultat de l’offre et de la demande, pour chacun des biens et des services, détermine comment allouer les ressources rares et les financements, et comment répondre au mieux aux besoins collectifs. Chacun, à chaque instant, fait évoluer dynamiquement ses positions sur le marché, en fonction de l’évolution des circonstances, créant en permanence un choix collectif, et apportant en permanence bien plus d’information à tous les participants qu’aucun acteur centralisé ne pourra jamais en collecter, et à plus forte raison en traiter.
Bien entendu, cela n’enlève rien à l’utilité d’un travail de diagnostic, par les autorités publiques, et de planification indicative, qui propose à la société, aux forces politiques et sociales, un scénario aussi désirable que possible de transition vers la neutralité carbone, et serve de guide aux actions que les pouvoirs publics entreprennent par ailleurs. Cela ne retire rien non plus à la légitimité des pouvoirs publics à intervenir dans de nombreux autres champs, répondant à d’autres besoins de la société, avec des co-bénéfices climatiques : les politiques publiques en faveur de la qualité de l’air, d’une meilleure gestion des déchets, de la protection de la biodiversité, etc. conduisent souvent aussi à protéger le climat. Pour ces politiques publiques, où le service rendu peut être difficile à définir sur une base homogène, et donc à tarifer, ou pour lequel le marché serait parfois trop petit ou trop illiquide pour bien fonctionner, l’action publique directe peut être souvent la meilleure ou la seule solution. Pour le climat, le caractère quantifiable, homogène, du service rendu par les baisses d’émissions, l’omniprésence des émissions fossiles dans l’économie, plaident en faveur d’une logique de marché plutôt que d’une logique d’action publique pure. Ainsi, tout ce qui sera rémunéré par des signaux de marché au titre de l’action climatique viendra en soutien des autres politiques publiques à juste concurrence de leurs contributions à l’effort de protection du climat, en les orientant vers les approches les plus favorables à la baisse des émissions.
Mettre au service de l’action climatique cet outil qu’est le marché, c’est amener toutes les forces économiques à rechercher ensemble les actions les plus efficaces. Renoncer au marché et au signal-prix pour diriger l’action climatique, c’est au contraire renoncer à notre meilleure arme dans ce combat.
Comment donner un prix au carbone ?
Pour parvenir à mettre les forces du marché au service de l’action climatique, il faut donner un prix aux émissions de GES. Pour cela, il convient de créer un cadre qui fasse émerger un prix pour la réduction des émissions de GES. Cela suppose de créer une demande de baisses d’émissions, face à laquelle viendra se confronter une offre de solutions : une intervention publique est nécessaire, à la fois pour créer cette demande et pour faciliter sa rencontre avec l’offre dans des conditions transparentes, concurrentielles et ouvertes à tous les agents économiques.
Deux approches se distinguent. La première est de nature fiscale : les autorités publiques taxent les émissions de GES, ce qui donne immédiatement un prix à celles-ci, à savoir le taux de la taxe. Mais cette approche ne permet pas de contrôler le volume de baisses d’émissions réalisées. Les acteurs économiques mettent en œuvre les actions de réduction des émissions qu’ils identifient par eux-mêmes, tant qu’elles ne coûtent pas plus cher que le taux de la taxe : si elles sont plus chères, il est plus intéressant de payer la taxe et d’émettre des GES.
La seconde repose sur des quotas d’émissions. Les autorités publiques mettent en vente un volume fixé de quotas d’émissions, qui détermine de manière exacte le volume de GES qu’on juge acceptable d’émettre à une période donnée : le budget carbone. Les acteurs économiques voient ensuite leurs émissions vérifiées périodiquement, et doivent alors présenter autant de quotas que de GES émis, ou payer une pénalité pour les quotas manquants. Ils vont donc choisir entre acheter davantage de quotas un peu plus cher et faire des efforts ou des investissements pour baisser leurs émissions, révélant ainsi à travers le prix du quota d’émissions le coût des réductions d’émissions les plus chères que la collectivité réalise pour respecter le budget carbone.
C’est cette seconde approche que l’Union Européenne (UE) met en œuvre depuis 2003 à travers le Système Européen de Quotas d’Émissions (SEQE). Il existe des raisons économiques à ce choix, que nous développons dans la présente étude, mais c’est avant tout pour des raisons juridiques et politiques qu’il a été retenu : en application des Traités européens, passer par une taxe européenne commune n’est possible qu’à l’unanimité des États-membres, tandis qu’un système de quotas peut être décidé à la majorité qualifiée. Mis en place graduellement, le SEQE est entré en 2021 dans sa Phase IV : il couvre aujourd’hui 10 000 installations fixes correspondant à l’essentiel des émissions industrielles de l’UE, ainsi que le transport aérien intra-européen, pour au total 40% des émissions européennes, ce qui en fait le plus grand marché de quotas d’émissions au monde, et le pilier central de l’action climatique de l’UE.
Limites et défis de la tarification du carbone
Mettre en place un système de tarification du carbone est ainsi une approche séduisante sur un plan théorique pour mobiliser toutes les forces économiques au service de l’action climatique, et rejoindre la neutralité carbone. L’UE s’est jetée à l’eau et a entrepris cette traversée depuis plus de 20 ans. Toutefois, cette traversée est périlleuse : si séduisante soit-elle, la théorie débouche sur trois défis pratiques.
Tout d’abord, ce n’est pas l’ensemble de l’économie mondiale qui est placée face à l’obligation de respecter un budget carbone qui découle du SEQE, mais seulement une partie de l’économie européenne. Ceci conduit à un premier défi : comment gérer les fuites de carbone ? Si deux acteurs économiques se font concurrence, et que seul l’un d’entre eux est astreint au signal-prix du carbone, ce dernier sera désavantagé : le jeu du marché fera qu’il produira moins, voire plus du tout, et que son concurrent produira davantage, en émettant de son côté davantage de GES, en dehors du système de quotas. Non seulement les bénéfices seront anéantis mais des conséquences négatives surgiront : on aura simplement déplacé des émissions de GES en dehors du système de quotas, tout en pénalisant notre propre économie. L’élargissement graduel du système de quotas, soit à des partenaires commerciaux, soit à d’autres secteurs de l’économie européenne, va tout d’abord dans le sens d’une limitation de ces effets. La solution principale mise en œuvre depuis le début par l’UE à ce problème a été l’octroi de quotas gratuits aux acteurs économiques les plus exposés à la concurrence internationale : en donnant juste assez de quotas pour couvrir l’obligation des acteurs les plus performants d’un secteur donné, on laisse aux autres une incitation à faire un effort, tout en atténuant dans l’ensemble l’effectivité du système.
Le second défi est celui de la lisibilité du prix du quota : comme tout prix de marché, le prix du quota est volatile et fluctue en permanence selon l’offre et la demande. Or pour investir dans la réduction de leurs émissions, les acteurs économiques préfèrent avoir des certitudes, de la visibilité sur ce prix. Les variations de l’activité économique en Europe ont ainsi des effets importants sur son prix, de même que le mécanisme d’octroi de quotas gratuits, et peuvent conduire à l’accumulation d’excédents de quotas en circulation qui maintiennent leur prix à des niveaux très bas, incohérents avec les objectifs climatiques de l’UE. La réponse de l’UE à cette problématique a été, à partir de 2015, de se doter d’une Réserve de Stabilité du Marché, c’est à dire un stock de quotas hors marché, où les excédents sont mis en réserve, et d’où des quotas peuvent être injectés dans le marché s’ils viennent à manquer, assorti de règles mécaniques et prédéterminées gouvernant ces flux.
Le troisième défi est celui de l’acceptabilité politique et sociale. Jusqu’à présent, le système de quotas, limité dans le périmètre des secteurs économiques couverts, n’a que marginalement affecté les prix payés par les ménages ou l’essentiel des entreprises de l’UE. Mais plus nous chercherons à ce que le prix du carbone affecte la totalité des choix économiques sur le marché européen, plus nous chercherons à adresser les émissions diffuses liées aux consommations quotidiennes des ménages, plus les consommateurs – et donc les électeurs – le ressentiront, avec des hausses de prix sur certains biens, des déplacements d’activité et de compétitivité entre entreprises qui auront nécessairement des conséquences territoriales et sociales, et un coût politique.
1. Quels changements à venir pour le système de quotas européen ?
Constatant l’urgence à agir pour préserver nos chances de contenir la hausse des températures mondiales sous 2 degrés par rapport à l’ère pré-industrielle, la Commission von der Leyen a fait du Pacte Vert européen l’axe central de son action. Le 30 juin 2021, la Loi Européenne pour le Climat a inscrit dans une disposition législative commune d’application directe l’objectif européen de neutralité climatique ainsi qu’un réhaussement majeur de l’ambition climatique de l’UE : sa cible de baisse d’émissions nettes a ainsi été portée à -55% en 2030 par rapport à 1990. La mise en œuvre concrète de cette nouvelle ambition a impliqué une révision complète de tout le cadre d’action de l’UE en matière climatique, dans l’ensemble de son policy mix, en durcissant des normes et mesures réglementaires, mais aussi et surtout en intensifiant l’effort du système de quotas. Cette refonte est au cœur de ce paquet législatif, Fit for 55, avec deux directives, trois règlements, et deux décisions de la Commission, à présent tous publiés au Journal Officiel de l’Union.
Une ambition réhaussée
Pour relever le défi de cette ambition réhaussée, l’UE s’est ainsi donné des budgets carbone de plus en plus resserrés sur les années à venir, de manière cohérente avec la cible à -55%. Ceci a conduit mécaniquement à une hausse du prix du quota, puisque les baisses d’émissions qui doivent être réalisées à présent sont plus élevées, et qu’il faut donc pour cela aller chercher des actions plus difficiles, plus coûteuses, un peu partout dans l’économie européenne : si dans la phase précédente, le prix s’était stabilisé dans une fourchette de 10 à 30 €/t, il s’inscrit aujourd’hui entre 60 et 100 €/t. Si cette pression accrue est en cohérence avec nos engagements climatiques internationaux, à commencer par l’objectif d’atteindre en 2050 la neutralité carbone, elle accentue dans le même temps le risque de fuites de carbone, comme la nécessité d’apporter de la stabilité et de la visibilité aux acteurs du marché.
Elle a également élargi par ces textes le champ de l’économie européenne soumis au système de quotas, et donc incité à agir pour le climat par une tarification du carbone. En effet, à partir de 2024, une large part des émissions du secteur maritime entreront dans le cadre existant pour l’aviation. De plus, à partir de 2026 sera créé un nouveau système de quotas entièrement parallèle à celui déjà en place, couvrant la totalité des émissions du secteur des bâtiments et des transports routiers, y compris celles des ménages européens, appelé le SEQE 2. Ce système de quotas parallèle repose sur l’assujettissement des échanges de combustibles fossiles pour les logements ou pour les transports routiers à une obligation d’acheter des quotas en volume limité et décroissant, cohérent avec les cibles d’émissions de l’UE pour ces secteurs. À partir de 2026 donc, les ménages européens comme les entreprises paieront tous un prix du carbone identique pour les émissions des carburants routiers ou de leurs combustibles de chauffage. Cela est indispensable pour apporter une incitation économique à la réduction des émissions, et donner une valeur aux actions des ménages et des entreprises dans ces domaines, mais cela n’est pas sans risques politiques et sociaux.
Quelles réponses pour le triple défi de la tarification du carbone ?
Pour lutter plus efficacement contre les fuites de carbone tout en assurant une exposition pleine au prix du carbone, un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) a été institué, qui commencera à porter ses effets en 2026 pour une application pleine en 2036. Celui-ci repose sur un principe simple : pour 6 produits pilotes (acier, aluminium, engrais azotés, électricité, hydrogène, ciment), l’importation dans l’UE impose d’acheter des certificats, à un prix équivalent au prix du quota européen, et dans une quantité représentative des émissions réalisées lors de leur production hors d’Europe, sur la base d’une démonstration par l’importateur ou à défaut de benchmarks. Dans le même temps, les quotas gratuits seraient graduellement supprimés pour ces produits, faisant reposer sur ce seul mécanisme la prévention des fuites de carbone liées à ces échanges.
Pour améliorer la lisibilité du prix du carbone, l’UE a ajusté et amélioré le fonctionnement de la Réserve de Stabilité, tirant les leçons du retour d’expérience de son fonctionnement au cours de la décennie passée, et de la résilience qu’a montrée le système de quotas face à un choc exogène aussi fort que la crise du Covid. Elle s’est également dotée d’une capacité d’intervention propre, via une part des recettes des enchères de quotas, affectée à un Fonds pour l’Innovation : les ressources de ce fonds seront notamment dédiées à apporter une sécurité sur le prix du carbone, par des Contrats Carbone pour Différence, aux investissements les plus lourds dans la décarbonation industrielle de l’UE en leur offrant une couverture sur 15 ans vis à vis du prix du carbone. Ces contrats garantiront aux projets lauréats un prix du carbone défini dans des appels d’offres, reprenant la mécanique retenue pour les soutiens aux énergies renouvelables qui a démontré son efficacité.
Enfin, face au défi social que représente l’intégration dans un système de quotas – et donc de tarification du carbone – des produits énergétiques des secteurs du bâtiment et des transports routiers, et ses effets sur le pouvoir d’achat des ménages européens (de l’ordre de 160-170 € par an pour un ménage chauffé au gaz et équipé d’un véhicule thermique), l’UE avait envisagé une réforme d’ampleur des fiscalités énergétiques, qui aurait réorganisé la hiérarchie des taux de taxation pour imposer des taux plus faibles sur les énergies les moins émissives, et elle a mis en place un Fonds Social pour le Climat, auquel sont affectées des ressources issues des enchères du SEQE 2 – et donc in fine des montants prélevés au titre du carbone sur les consommateurs de l’UE. Les ressources de ce Fonds sont allouées sous condition au cofinancement de mesures d’accompagnement, par exemple des aides à l’achat de véhicules propres ou à la rénovation énergétique des logements, inscrites dans des plans élaborés et mis en œuvre par les États-membres.
Ainsi, face à l’impératif de franchir la rivière, l’UE s’est jetée à l’eau après avoir dans la décennie 2010 appris à nager, et elle a accompli des progrès significatifs. Cependant, l’eau est froide, elle est à présent au milieu du gué, il y a beaucoup de courant, et notre radeau ne flotte pas encore très bien.
2. Quels risques pour l’action climatique de l’UE ?
Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et le risque d’un choc industriel majeur
Si le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) protège les producteurs européens pour les produits qui lui sont soumis (acier, aluminium, engrais azotés, ciment, électricité, hydrogène), il conduit à des distorsions de concurrence qui peuvent être très fortes pour les consommateurs européens de ces produits (secteurs aval), et pour les exportateurs européens de ces produits ou de produits situés immédiatement en aval. Une fois que le MACF sera pleinement entré en vigueur et les quotas gratuits supprimés pour ces produits, le prix d’une tonne d’acier en Europe ne sera plus celui du marché mondial, mais incorporera aussi le premium carbone, c’est-à-dire le coût des émissions réalisées pour le produire, soit par une entreprise de l’UE, soit payé par l’importateur dans le MACF. Ce premium est d’une ampleur très significative (de l’ordre de 15% du prix) pour l’acier. Il sera encore plus fort si l’on tient compte des objectifs d’incorporation d’énergie renouvelable dans l’industrie prévus dans la directive RED3.
Pour un producteur européen d’acier qui auparavant exportait une partie de sa production en dehors de l’UE, et voyait l’effet du SEQE compensé en partie par les quotas gratuits, cet effet rendra quasi impossible d’être compétitif à l’export contre des concurrents étrangers ne payant pas le carbone. De même, un consommateur européen d’acier, par exemple dans l’industrie mécanique ou la métallurgie, n’aura accès qu’à de l’acier renchéri de ce premium, et sera donc structurellement désavantagé par rapport à ses concurrents étrangers qui, eux, auront accès à de l’acier au cours du marché mondial, et pourront ensuite exporter des produits finis ou semi-finis vers l’UE sans payer à aucun moment le contenu carbone indirect de ces produits finis ou semi-finis.
Le même effet touchera aussi des secteurs industriels situés en aval de secteurs qui ne sont pas eux-mêmes exposés à une concurrence internationale directe, et pour lesquels la mécanique des quotas gratuits conduira à leur extinction, comme la production de chaleur industrielle et ses nombreux secteurs aval, aussi bien dans la chimie que dans la première transformation agroalimentaire. On conserve ainsi un risque de fuite de carbone tout à fait significatif, à bien des égards bien plus fort que celui qui résultait du SEQE avec quotas gratuits, qui met en péril des filières industrielles souvent fragilisées par les crises des dernières années et les transformations structurelles de nombreux secteurs. Sans résoudre cette difficulté, ce sont des pans structurants de l’industrie européenne qui sont en risque dans la décennie à venir, avec des impacts sociaux et territoriaux majeurs dans l’UE.
Le MACF et ses impacts sur l’agriculture européenne
Ces impacts valent tout autant pour le secteur agricole, ce qui a été moins remarqué jusqu’ici dans le débat public. Si, aujourd’hui, ce secteur n’est pas soumis à tarification du carbone, il est, pour la plupart des grandes cultures, dépendant directement de l’approvisionnement en fertilisants azotés. Si demain la tonne équivalent azote, qui coûte aujourd’hui entre 337 et 371 €/tN, est renchérie pour les seuls cultivateurs européens d’un premium carbone d’au moins 117 €/tN, à raison de 60 €/tCO2, c’est autant de perte de compétitivité structurelle pour les cultures européennes, notamment les céréales ou les oléagineux. On peut montrer que ces effets de déplacement d’activité seront vraisemblablement significatifs, conduisant à une éviction d’une partie de la production européenne : de premières estimations suggèrent que sur la période 2026-2036, ce sont des déplacements de l’ordre de -4 à -11% de la production agricole de l’UE, de +5% des importations et -4% des exportations agricoles totales, une hausse des prix des produits agricoles de +10%, une baisse des rendements européens à l’hectare de -6% qui se produiraient. Les mêmes travaux suggèrent que ces déplacements d’activité auront in fine un bilan climatique négatif, puisqu’à demande mondiale de produits alimentaires identique, il faudra les produire hors d’Europe, sur des terres moins fertiles, avec un recours plus important à des intrants, et donc davantage d’émissions induites.
Dans le même temps, la forte pression sur la ressource en biomasse, principale ressource renouvelable rapidement mobilisable et dont les usages énergétiques ne sont pas soumis à quotas, va s’accentuer dans des scénarios de prix du quota plus élevé, ce d’autant plus que les autres textes de Fit for 55 ont prévu un effort très important d’incorporation d’énergie renouvelable dans tous les secteurs, à laquelle celle-ci sera un contributeur essentiel. Il est permis de s’interroger sur la capacité des secteurs agricoles et forestiers européens à y répondre de manière efficiente et avec un bilan climatique positif. En effet, le secteur du puits de carbone et de l’usage des sols n’est aujourd’hui pas soumis à une tarification du carbone, et parallèlement, l’approche retenue pour la rémunération d’efforts climatiques dans le secteur agricole via la précédente Politique Agricole Commune (PAC), dont la Cour des Comptes Européenne avait constaté l’inefficacité en 2021, a été largement conservée pour la PAC en cours.
Ménages et tarification carbone : vers une crise politique et sociale ?
Nous avons vu que la réforme du système de quotas dans Fit for 55 allait pour la première fois en 2026, créer un cadre de tarification du carbone pour les émissions des bâtiments et des transports, via un système de quotas (SEQE 2) parallèle au système de quotas existant. C’est indispensable pour assurer une incitation à la décarbonation dans ces secteurs, et y renoncer serait une erreur économique et une faute morale. Pour autant, la pression du SEQE 2 sur le pouvoir d’achat des ménages, très différenciée selon les États-membres et selon le niveau de vie des ménages au sein d’un même État-membre, ne manquera pas de conduire à des difficultés politiques.
La réforme envisagée de la Directive Taxation, qui aurait permis de réorganiser les taux de taxation de la fiscalité énergétique pour faire peser les taxes les plus lourdes sur les énergies les plus émettrices, à recettes constantes pour les États-membres, et ainsi d’apporter une solution simple aux ménages à travers l’électrification rapide de leurs usages, n’a pas été achevée faute de consensus au sein du Conseil, et les choix fiscaux propres des États-membres, notamment de la France, ne sont pas non plus allés dans un sens favorable, tendant plutôt à rétablir, voire alourdir, la charge fiscale sur l’électricité par rapport aux combustibles fossiles, plutôt qu’à utiliser les accises énergétiques pour faciliter l’électrification.
Dans le même temps, l’organisation envisagée pour la redistribution des recettes du SEQE 2 aux européens, via un processus lourd, le Fonds Social pour le Climat, qui repose sur une chaîne très indirecte de versement d’aides à l’équipement des ménages, manque de lisibilité politique et de lien direct avec la facture énergétique : à ce problème politique, le cadre actuel n’apporte hélas qu’une réponse technique et administrative, dont on peut douter qu’elle arrive à apaiser les préoccupations légitimes des citoyens, comme à satisfaire l’attente tout aussi légitime d’équité et de transparence dans la redistribution.
Prix du carbone et inflation : un défi pour la politique monétaire
Enfin, au plan macroéconomique, à partir de 2026, avec l’entrée en vigueur du SEQE 2 et du MACF, ce sont près de 80% des émissions de l’UE, et une bonne partie des prix à la consommation en Europe, qui seront exposés directement ou indirectement aux prix des quotas d’émission. Ceci implique que l’inflation dans chacun des pays de la zone euro deviendra structurellement dépendante de ce prix, de même qu’elle l’est au prix du baril de pétrole, par exemple. Plusieurs travaux convergent pour évaluer cet effet à environ +0.2% à +0.4% par incrément de 10 €/t, soit un effet tout à fait substantiel, dont les incidences politiques ne sauraient être négligés, et d’importance suffisante pour devoir être pris en compte sur un plan macroéconomique.
En effet, les rétroactions du prix du carbone sur l’inflation et sur les taux sont divergentes : un prix du carbone plus haut a un effet inflationniste, qui peut conduire à une augmentation des taux directeurs par le banquier central. Cette augmentation des taux d’intérêt renchérit alors l’action d’atténuation, puisque bon nombre d’investissements dans l’atténuation sont intenses en capital, que ce soit l’achat à crédit d’un véhicule électrique par un ménage, la construction d’installations de production d’énergie bas-carbone ou la décarbonation de sites industriels majeurs. L’effort d’atténuation requiert alors en retour des prix du carbone plus hauts encore pour atteindre le même objectif climatique. Sans y prendre garde, c’est une nouvelle boucle inflationniste qui peut s’enclencher, et rendre plus difficile l’action pour le climat.
Ainsi, les réponses apportées aux défis du système de quotas présentent des lacunes ou des difficultés à présent clairement identifiées, auxquelles l’UE doit répondre, au risque sinon d’impacts massifs sur l’économie européenne qui poursuivraient un décrochage de compétitivité industrielle et agricole en partie engagé par rapport à d’autres grands marchés mondiaux industrialisés, et au risque de perdre l’acceptabilité politique et sociale de la transition. Pour reprendre notre métaphore, sans réparer le radeau et lui donner vraiment les moyens de flotter, l’action climatique de l’UE risque d’être emportée par le courant, et à bien des égards, notre situation au milieu du gué est plus périlleuse qu’elle ne l’était avant de commencer à franchir la rivière.
3. Maintenir le cap : 15 propositions pour parachever la tarification carbone en Europe
En premier lieu, il y a urgence à répondre au défi des secteurs aval et exportateurs dans l’industrie européenne, si nous voulons échapper à un inéluctable déclassement industriel. Sauf à approfondir et compléter le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), il comporte un risque majeur pour nos chaînes de valeur industrielles et leur compétitivité internationale, comme pour l’efficience de notre action climatique. Il importe donc, dès 2026, d’intégrer a priori dans ce mécanisme non seulement les 6 secteurs pilotes mais par principe chacun des 63 secteurs identifiés comme à risque de fuites de carbone par la Commission, en renversant la charge de la preuve : plutôt que de démontrer l’opportunité de basculer un de ces secteurs dans le MACF, c’est plutôt la démonstration qu’une approche par quotas gratuits est préférable qui devrait être réalisée (Proposition 1).
Dans le même temps, la fiabilisation des approches de calcul des émissions réelles rattachées aux importations de ces produits dans l’UE va être un chantier clé pour assurer une parfaite égalité de traitement entre productions européennes et importations. Cela vaut en particulier pour les émissions induites par la consommation d’électricité (Proposition 2), de chaleur (Proposition 3), mais également pour les règles – qui existent déjà pour les quotas gratuits – applicables à des procédés complexes avec plusieurs produits et plusieurs intrants, comme le raffinage et la chimie organique (Proposition 4), ou pour inclure dans la détermination du contenu carbone les émissions des activités extractives (tant de produits fossiles que d’autres produits minéraux), afin de mieux inciter à la performance environnementale le secteur minier et pétrolier chez les partenaires commerciaux de l’UE (Proposition 5).
Il importera parallèlement, à partir de 2026-2027 idéalement, ou à défaut au tournant de la décennie, de doter le MACF d’un cadre pérenne d’intégration des effets aval et exportateur, et d’élargissement progressif le long des chaînes de valeur, pour permettre un approfondissement du dispositif et une intégration graduelle du signal-prix du carbone dans l’économie européenne, tout en incitant toujours davantage les partenaires commerciaux de l’UE à s’engager dans l’action climatique. Cette approche supposerait tout d’abord de résoudre la déconnexion entre le mode de conception du SEQE, qui s’appuie sur une liste de secteurs, et celui du SEQE 2 et du MACF, qui s’appuient sur les émissions intrinsèques de produits : la logique serait de faire évoluer les trois dispositifs (SEQE/MACF/SEQE 2) vers une obligation unifiée assise sur les producteurs ou metteurs en marché de produits comportant des émissions intrinsèques de GES (Proposition 6). Il serait alors possible de concevoir une approche itérative d’évolution et d’élargissement progressif du champ des secteurs couverts par le MACF, et de prévoir un remboursement des effets du MACF aux secteurs aval et aux secteurs exportateurs : dit autrement, de s’assurer que la barrière carbone aux frontières protège toujours davantage de secteurs de l’économie de l’UE, en l’adaptant dynamiquement, et qu’elle traite équitablement exportations et produits destinés au marché intérieur (Proposition 7).
Dans l’attente de la mise en œuvre de ce cadre achevé, enfin, l’action d’accompagnement dans la décarbonation des secteurs les plus émetteurs de l’industrie européenne par le Fonds pour l’Innovation devra se concentrer sur les secteurs les plus concernés par l’enjeu d’exposition des exportations et des secteurs aval à risque de fuites de carbone (acier, aluminium, engrais azotés), afin de disposer le plus vite possible de productions décarbonées en Europe sur les produits les plus essentiels aux chaînes de valeur industrielles et les plus émetteurs (Proposition 8).
Concernant le secteur agricole, de même, l’intégration des principaux produits agricoles reposant sur le recours aux intrants azotés dans le MACF – en astreignant l’importation de ces produits à un paiement proportionnel au contenu carbone intrinsèque de leurs apports azotés synthétiques – avec un remboursement export du premium carbone correspondant, va être une nécessité vitale, en particulier pour le secteur céréalier et oléagineux (Proposition 9), dès 2026-2027, sous réserve de compatibilité OMC.
Il appartiendra dans le même temps de construire très progressivement un cadre de tarification carbone pour les derniers secteurs non-couverts de l’économie européenne. Cela implique d’accorder un juste prix au service rendu par le stockage de carbone dans les sols et la biomasse à longue durée de vie. Compte tenu de l’ampleur des répercussions de cette transformation, celle-ci doit s’envisager de manière très progressive, en abordant d’abord la question des transferts financiers en appui au stock de carbone et aux pratiques de carbon removal et de carbon farming.
Une solution serait pour cela de permettre au puits de carbone de participer au système de quotas bâtiments/transports (SEQE 2), qui fonctionnerait alors en émissions nettes. On augmenterait le volume de quotas à présenter au titre du SEQE 2 du volume d’émissions stockés dans les sols et la forêt européenne chaque année, et on conduirait annuellement une enchère de quotas qui abonderait un Fonds Puits de Carbone : ce Fonds serait en retour chargé de financer des appels d’offres pour des opérations de Carbon Removal and Carbon Farming certifiées et de rémunérer sur le reste de ses ressources le stock de carbone des forêts européennes, en confiant aux États-membres le soin d’opérer les versements (Proposition 10). Il deviendrait alors possible à l’horizon 2040 d’intégrer pleinement les émissions du secteur agricole en assujettissant à quotas la mise en marché des produits agricoles émetteurs, en les plaçant sous MACF en intégrant les émissions intrinsèques à l’activité agricole dans le calcul des paiements aux frontières, et en dédiant la totalité des ressources des enchères de quotas correspondantes à un Fonds pour l’Innovation Agricole, qui financerait des opérations de réduction des émissions agricoles (Proposition 11).
L’ensemble de ces évolutions, réparties sur la décennie à venir, achèveront de manière progressive l’intégration du signal-prix du carbone dans le système de prix de l’économie européenne en veillant à préserver nos filières productives exposées à concurrence internationale. Elles ne pourront s’envisager qu’avec prudence et sous des analyses d’impact documentées, qui s’attachent à une expertise fine des effets micro-économiques qui en découlent. Pour autant, il est clair qu’elles conduiront à renforcer encore un peu les effets déjà significatifs du SEQE 2 – et plus généralement de l’ensemble du système de prix du carbone en Europe – sur l’inflation et le revenu disponible des ménages. Ceci rendra d’autant plus indispensable d’apporter une réponse politique au problème politique qu’est l’acceptabilité sociale de la tarification du carbone.
Il est donc nécessaire, dès 2025-2026, d’achever la révision de la Directive Taxation de l’Énergie comme objectif prioritaire en matière énergie-climat de la prochaine mandature de la Commission, afin notamment d’harmoniser au plus vite un interclassement des taux de taxation cohérent avec la hiérarchie des facteurs d’émissions des différentes énergies (Proposition 12). Dans le même temps, la redistribution des recettes du SEQE 2 à tous les consommateurs européens, de manière universelle, visible, et aussi directe que possible, plutôt que le schéma actuel adossé à des flux indirects et des mesures nationales disparates et complexes, paraît une condition nécessaire de son acceptabilité politique comme de son efficience économique : ceci suggère de mettre en place un versement climat universel qui redistribue à tout ménage européen un montant identique, issu d’une part majoritaire des recettes d’enchères du SEQE 2, par un paiement direct sous forme monétaire ou sous forme d’une déduction en pied de facture d’électricité (Proposition 13).
Enfin, nous l’avons vu, l’élargissement du SEQE, la création du SEQE 2, la mise en œuvre du MACF créeront à partir de 2026-2027 à l’échelle européenne, pour la première fois dans le monde, un lien permanent et significatif entre inflation et prix du carbone découlant des politiques publiques d’atténuation, induisant un nouveau bouclage à prendre en compte dans l’exercice par les banques centrales de leurs missions de politique monétaire. Répondre à ce défi impose de s’interroger sur la nature économique du quota d’émission. Le quota d’émission est une valeur mobilière, fongible, durable, divisible, portable, acceptée partout dans l’UE, et disponible en volume limité, qui est à la fois moyen d’échange, unité de compte et stock de valeur, ou plutôt enregistrement de la destruction de long terme de valeur que représentent les émissions fossiles. Le quota d’émission est ainsi de nature monétaire.
À l’heure où le débat sur l’intégration de l’objectif climatique dans un double mandat climatique et de stabilité des prix pour le Système Européen de Banques Centrales, et implicitement sur le niveau de monétisation des besoins considérables d’investissement de la transition, ne manquera pas d’être posé, et mérite d’être un élément essentiel du débat public européen (Proposition 14), les interactions de plus en plus fortes entre pilotage de cette étrange monnaie qu’est le quota et politique monétaire auront vocation à faire l’objet d’une attention toute particulière. Si la Réserve de Stabilité du SEQE doit être renforcée, et dotée d’une gouvernance pleinement indépendante, souple et réactive, capable de répondre aux variations de la conjoncture, et dotée de moyens propres d’expertise macroéconomique, son adossement à la Banque Centrale Européenne paraît une solution naturelle. Il pourrait ainsi être envisagé de confier à la Banque Centrale Européenne le soin d’émettre, par voie de recommandations liant la Commission, les règles entourant les flux de la Réserve de Stabilité, autour d’un mandat consistant à assurer une stabilité des prix du quota, et une trajectoire d’inflation de celui-ci cohérente avec les engagements climatiques de l’UE (Proposition 15).
Synthèse des Propositions
Proposition 1 | Dès 2026 | Inclure la totalité des 63 secteurs à risque de fuite de carbone dans le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières en renversant la charge de la preuve : plutôt que de prouver qu’ils doivent être inclus, n’exclure que ceux pour lesquels il serait démontré que cela n’a pas d’apport positif. |
Proposition 2 | Dès 2026 | Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de l’électricité dans le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières, à condition de mettre en place une méthodologie robuste, qui repose soit sur le bouquet énergétique du pays exportateur, soit sur la démonstration d’un approvisionnement bas-carbone à condition de marché. |
Proposition 3 | Dès 2026 | Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de la production de chaleur industrielle dans le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières. |
Proposition 4 | Entre 2026 et 2030 | Protéger les filières industrielles aux chaînes de valeur les plus complexes par le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières, en créant pour elles un cadre ad hoc, notamment dans le raffinage et la chimie organique. |
Proposition 5 | Entre 2026 et 2030 | Intégrer dans le système de quotas et le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières les industries extractives afin de mieux inciter à la performance climatique le secteur minier et pétrolier chez les partenaires commerciaux de l’UE. |
Proposition 6 | Entre 2026 et 2030 | Préparer une bascule du système de quotas d’émissions d’une logique de secteurs assujettis vers une logique de produits soumis, en vue d’un rapprochement avec le système de quotas bâtiments/transport dans un système unique de tarification du carbone à partir de 2030. |
Proposition 7 | À partir de 2026 | Construire un cadre de réévaluation et d’élargissement périodique du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières vers l’aval des chaînes de valeur, tout en le complétant par un remboursement pour les produits exportés. |
Proposition 8 | À partir de 2026 | Construire un cadre de réévaluation et d’élargissement périodique du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières vers l’aval des chaînes de valeur, tout en le complétant par un remboursement pour les produits exportés. |
Proposition 9 | À partir de 2026 | Protéger l’agriculture européenne des effets de la tarification carbone sur sa compétitivité internationale en remboursant aux cultivateurs le surcoût correspondant dans leurs consommations de fertilisants. |
Proposition 10 | À partir de 2030 | Faire évoluer le système de quotas bâtiments/transport, puis le système de quotas dans son ensemble, vers une logique d’émissions nettes, permettant d’abonder à partir des recettes d’enchères un Fonds Puits de Carbone, qui rémunèrerait les opérations de développement du puits de carbone. |
Proposition 11 | À l’horizon 2040 | Intégrer les émissions agricoles dans la tarification du carbone, en assujettissant à quotas la mise en marché des produits agricoles émetteurs, en les plaçant sous MACF, en intégrant les émissions intrinsèques à l’activité agricole dans le calcul des paiements aux frontières, et en dédiant la totalité des ressources des enchères de quotas correspondantes à un Fonds pour l’Innovation Agricole, qui financerait des opérations de réduction des émissions agricoles. |
Proposition 12 | Dès 2025-2026 | Achever l’adoption de la Directive Taxation de l’Énergie, afin d’assurer, partout dans l’UE, des taux de taxation plus bas pour les énergies les moins carbonées. |
Proposition 13 | Dès 2025-2026 | Faire évoluer le Fonds Social pour le Climat vers une redistribution directe des recettes du système de quotas Bâtiments/Transport (SEQE 2) aux citoyens de l’UE, sous forme d’un versement universel, par un paiement direct sous forme monétaire ou sous forme d’une déduction en pied de facture d’électricité |
Proposition 14 | Dès 2025-2026 | Porter le débat sur l’intégration de l’objectif climatique dans un double mandat climatique et de stabilité des prix pour le Système Européen de Banques Centrales, ou d’un objectif de stabilité du prix du quota dans le mandat général de stabilité des prix. |
Proposition 15 | Dès 2025-2026 | Confier la gouvernance et le pilotage dynamique de la Réserve de Stabilité du Marché de quotas d’émissions à la Banque Centrale Européenne ou à défaut à une autorité indépendante. |