À l’automne dernier, le soulèvement de la jeunesse iranienne était tellement improbable, audacieux, spectaculaire, qu’il avait su percer le mur de nos indifférences. À Paris comme dans d’autres grandes villes du monde (Londres, Berlin, New-York…), des soirées de soutien ont été organisées pour mobiliser la solidarité internationale et récolter des fonds. En France, un collectif d’artistes, d’intellectuels et de militants s’était ainsi formé : le collectif Barayé, du nom de la chanson qui a accompagné tout du long le mouvement (barayé veut dire « ensemble » en persan).
Deux soirées furent organisées à Paris : le 12 décembre au Trianon et le 17 avril dans la grande salle du Châtelet. Des artistes et des chanteurs de plusieurs pays avaient souhaité s’engager et participer : Iran, France, bien sûr mais aussi Inde, Liban, Venezuela, Espagne, Mali, Tunisie, Sénégal, Réunion, Syrie, Ukraine…Des comédiens et des écrivains avaient lu des textes de témoignage ou des tweets exprimant le point de vue de jeunes iraniens. Des intellectuels comme Laure Adler, Adeline Baldacchino, Barbara Cassin, Marie Darrieussecq, Farhad Khosrokhavar, Dany Laferrière, Alain Mabanckou, Edgar Morin contribuèrent aux débats.
En ouverture de la soirée du Châtelet, j’avais indiqué n’être pas forcément le mieux placé pour expliquer l’état de la situation en Iran. Mais, comme membre du collectif Barayé et, plus encore, comme animateur du Forum d’Action Modernités, je tenais à partager ma conviction que le mouvement « Femme, Vie, Liberté » avait beaucoup à nous apporter et que, dans la période de doutes et de désarroi actuelle, se mobiliser pour ce qui se passe en Iran, c’était se mobiliser pour notre propre avenir.
Le Forum est en effet une fondation qui part du constat que la modernité classique est profondément en crise et que, pour la renouveler, il faut ouvrir les fenêtres et réinventer l’universalisme en sortant du cercle fermé de la pensée occidentale. C’est la raison pour laquelle nous nous appelons « modernités » au pluriel, modernités avec un « s ». Dans cette perspective, la révolution commencée en Iran est une source de renouveau. « Femme, Vie, Liberté » : en un seul slogan, la jeunesse iranienne a soulevé un vent incroyable, pour dégager l’horizon, au cœur de notre crise des valeurs et des représentations.
Femme : dans l’ensemble du monde, le combat se développe pour l’émancipation des femmes. Mais c’est la première fois dans l’histoire qu’une révolution mobilise tout un peuple derrière la révolte des femmes. En décembre, au Trianon, Edgar Morin, président d’honneur du Forum d’Action Modernités, avait déclaré : « La grande révolution féminine est en marche. Ses héroïnes actuelles sont en Iran. Je m’incline devant elles et je demande à chacun de s’incliner »1.
Il est essentiel de comprendre d’où cela vient et quelle est l’origine de ce combat exemplaire. L’histoire des idées peut nous apprendre beaucoup sur la tradition persane de poétesses, d’autrices, d’intellectuelles féministes. Au moment où, aux États-Unis et en Europe, le féminisme se partage entre essentialisme et universalisme, il est par ailleurs éclairant de constater l’enjeu décisif qu’a constitué, au cours des dernières décennies, le corps des femmes en Iran2.
Le corps-beauté et le corps-séduction, avec l’interdit du voile qu’avait édicté, par occidentalisme, l’ancien régime du Shah, suivi de l’obligation stricte du voile, imposée par les mollahs. Le corps-reproducteur également, avec la transition ultra-rapide de 8 enfants par femmes avant 1979, à 1,7 aujourd’hui, au point qu’en 2010 le gouvernement conservateur de Mahmoud Ahmadinejad a voulu renverser la tendance et propulser l’Iran de 70 à 150 millions d’habitants par diverses mesures natalistes, allant jusqu’à imaginer une prime de 80 000 euros par enfant ! Le combat actuel des femmes se nourrit d’un conflit violent et heurté sur le statut même du corps féminin3.
Vie : dans le monde entier, les perspectives du dérèglement climatique et de la crise écologique engendrent un questionnement sur l’homme et sur son inscription dans l’ordre du vivant. En Europe et aux États-Unis, la prise de conscience de la jeunesse passe par une vague d’éco-anxiété.
En Iran, les enjeux de pollution, de gestion de l’eau, de réchauffement climatique sont particulièrement aigus. Mais ils s’expriment dans ce que Farhad Khosrokhavar appelle un mouvement social de la « joie de vivre »4.
Les tensions entre générations existent, mais elles sont d’une autre nature. Et, surtout, le régime des mollahs est passé d’une logique de théocratie à une logique de thanatocratie, de culte de la mort. Les ressorts du soulèvement des forces de vie, d’Eros face à Thanatos, méritent d’être soutenus et compris car ils anticipent, nous semble-t-il, un affrontement planétaire.
Liberté : nous étions plusieurs à avoir signé une tribune dans l’Obs intitulée : « Iran : un nouvel âge de la Liberté »5. Dans la crise de la modernité occidentale, le plus grave nous parait être la dévitalisation d’une pensée forte de la Liberté. Par paresse, par lâcheté ou par idéologie, nous avons laissé en jachère la pensée de la Liberté et permis aux économistes d’en faire un simple attribut du marché. Le néo-libéralisme, l’ultra-libéralisme, les libertariens ont conduit à l’alliance contre-nature du libéralisme économique et de l’ultra-conservatisme culturel6.
En liant le combat pour la Liberté aux combats des Femmes et de la Vie, mais aussi aux enjeux des minorités ethniques et de la surveillance numérique, la jeunesse iranienne remet les montres à l’heure et incite à repenser la Liberté au XXIe siècle. Il est important de savoir saisir cette chance, au moment où une part croissante de l’humanité ne se reconnaît plus dans un langage dévitalisé sur la Liberté et alors même que l’affrontement des Démocraties et des régimes autoritaires supposerait de mobiliser bien au-delà des Etats-Unis et de l’Europe.
La nouvelle révolution iranienne est un enjeu-clé de notre monde en mutation. Selon Victor Hugo, « il n’est rien au monde d’aussi puissant qu’une idée dont l’heure est venue ». « Femme, Vie, Liberté » est une trilogie ultra-contemporaine, une idée dont le temps est venu.
Cela n’aurait pas de sens d’imaginer que le mouvement a cessé, simplement parce qu’il a dû s’adapter à la répression et prendre d’autres formes.
En France, comme dans tous les pays occidentaux, les intellectuels et les mouvements citoyens doivent continuer à s’informer, à travailler, à écouter et à comprendre. Les gouvernements, à commencer par le gouvernement français, devraient lever le nez des clés de lecture géopolitiques d’hier et soutenir les forces qui construisent l’avenir.
Pour le premier anniversaire de la mort de Mahsa Amini qui avait marqué le début du mouvement en Iran, le collectif Barayé organisera une nouvelle soirée de soutien le 17 septembre, au 360 Paris Music Factory7. Dans l’intérêt de tous, il est essentiel que le mouvement social iranien puisse continuer d’avancer, d’échanger, de slamer, de chanter, d’innover, de danser et de nous entraîner vers un monde désirable de femme, de vie et de liberté !