Trois thèmes d’affrontements se dégagent plus particulièrement au cours des derniers mois.
L’énergie où l’Allemagne semble mener la guerre au nucléaire français sans parvenir à masquer ses turpitudes gazières, la Défense où les programmes coopératifs sont soumis à des délais et des remises en cause permanents, la macroéconomie où la frivole France est soumise à l’injonction de sérieux financier à l’occasion de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance.
Dans cette note, on essaiera de partir des irritants avant d’identifier la source éventuelle de conflits plus fondamentaux et d’en proposer des explications avant d’esquisser des pistes d’évolution.
S’agissant de la Défense, l’habitude prise depuis longtemps de développer des programmes coopératifs en matière de défense obéit à une logique politique car l’industrie de défense est décisive pour qui veut promouvoir la souveraineté et l’intégration européenne. Elle obéit aussi à une logique économique puisque la mise en commun des moyens allège le coût de développement et d’équipement. Elle obéit enfin à une logique de spécialisation industrielle car la Défense est le secteur clé des technologies duales dont les retombées civiles sont considérables. Or depuis que les programmes de l’avion du futur et du char de nouvelle génération ont été adoptés, les remises en cause sont incessantes qu’il s’agisse du partage des tâches, du calendrier des programmes voire de l’utilité même de ces programmes. Pour agrémenter ces conflits et générer de nouvelles tensions, l’Allemagne, sans impliquer la France, a monté une coalition dans le dans le domaine des matériels antimissiles (le programme ESSI connu sous le nom de « bouclier du ciel européen ») au profit d’armes allemandes, américaines et israéliennes, et au grand dam du projet d’autonomie stratégique défendu par Paris.
S’agissant de l’énergie, les irritants sont multiples mais tournent toujours autour du nucléaire : qu’il s’agisse de négocier la transition ou de favoriser la décarbonation, aucune occasion n’est ratée par l’Allemagne pour fragiliser le bunker français alors que sa contribution aux trois objectifs de la politique énergétique – compétitivité, sécurité et décarbonation – sont incontestables.
L’affrontement dans la période récente a porté sur la nouvelle organisation du marché électrique européen. On connaît le problème. L’envolée récente du prix de l’électricité, compliquée par les règles du marché européen, a aggravé les problèmes de pouvoir d’achat des ménages et révélé trois faiblesses du marché : l’application de l’ordre de mérite dans l’appel des centrales qui devient dysfonctionnel quand le prix du gaz s’envole, la défaillance des opérateurs alternatifs, sans capacité de production propre, et l’absence de contrats de long terme d’approvisionnement.
Dans l’urgence, des dérogations ont été accordées à l’Espagne et au Portugal, des subventions aux ménages et aux usagers industriels ont été décidées, et le principe d’une réforme acté. Les propositions de la France, qui a déjà un mix décarboné grâce au nucléaire, d’une tarification au coût moyen, d’une incitation à l’investissement et de l’introduction de contrats à long terme a immédiatement provoqué l’ire de l’Allemagne, hostile au nucléaire et dénonçant l’avantage compétitif qui serait ainsi conféré à la France.
S’agissant enfin des objectifs macroéconomiques les querelles franco-allemandes pour l’équilibre des finances publiques et la baisse de l’endettement sont permanentes. La réforme du pacte de stabilité et de croissance devait permettre une modulation nationale des stratégies de désendettement et de retour aux critères de Maastricht, jusqu’à ce qu’un des membres de la coalition au pouvoir en Allemagne ne remette en cause le compromis esquissé.
Pour qui observe sur la longue période la dynamique de ces relations, les tensions actuelles doivent être relativisées. Elles sont fondées sur un triptyque qu’il faut revisiter pour la période actuelle, si l’on veut identifier d’éventuelles nouveautés.
Sur le fond il existe de puissants sujets de désaccord qui tiennent à la philosophie de l’action publique, au choix de la souveraineté énergétique par la France, et à des rivalités anciennes en matière de politique d’armement. Mais, au nom de l’Europe, l’obligation de chercher des compromis s’est longtemps imposée. Qu’il s’agisse du nucléaire français ou des projets Nord Stream 1 et 2 allemands. Qu’il s’agisse du partage des tâches dans la conception des armes du futur ou qu’il s’agisse enfin des délais de retour à l’équilibre des finances publiques. Les crises ont même souvent été considérées comme des occasions à saisir pour franchir de nouveaux pas dans l’intégration.
La crise actuelle est peut-être en train de casser ce modèle. La triple crise allemande, industrielle, commerciale et de défense, exige des réponses structurelles que l’actuel gouvernement de coalition a du mal à mettre en œuvre.
L’Allemagne et la France ont eu longtemps des modèles de spécialisation industrielle qui ne les mettaient pas en situation de confrontation directe. L’hégémonie allemande en matière industrielle était incontestable, elle dominait largement dans la chimie, la machine-outil et surtout l’automobile et enregistrait des succès incontestables en matière de commerce extérieur. La France à l’inverse connaissait une désindustrialisation continue, un déficit commercial grandissant et une spécialisation dans le high tech notamment dans les industries de défense, l’aéronautique et le nucléaire. La crise allemande (renchérissement du prix du gaz au détriment de la chimie, érosion de son avantage comparatif dans l’automobile avec la révolution de l’électrique, etc.) et l’évolution de la division industrielle du travail au profit de la Chine conduit l’Allemagne à venir sur les terrains de la France et à chercher à lui disputer le leadership en matière d’industries de défense. On comprend dès lors que les problèmes classiques de partage des tâches dans les grands programmes militaires prennent une acuité nouvelle. Les retards sur le SCAF ou le char du futur sont le résultat de la volonté farouche de l’Allemagne de monter en gamme, de mutualiser la propriété intellectuelle à son profit et d’acquérir de nouvelles compétences. La crise dans ce domaine est donc sérieuse car elle entame l’hégémonie française dans l’aéronautique de défense à un moment où l’Allemagne cherche désespérément à compenser sa perte de leadership dans l’automobile au profit de la Chine.
L’impératif de défense européen, la volonté de se préparer à un désengagement américain et l’ambition revendiquée de consacrer davantage de moyens à la défense auraient pu ouvrir la voie à un compromis franco-allemand classique. La nouveauté avec la tension actuelle est qu’elle révèle encore davantage l’orientation atlantiste allemande, les effets du choix nucléaire français et la volonté allemande de faire profiter le territoire et les firmes allemandes des bénéfices de l’effort de défense renouvelé.
Si l’on ajoute à ces difficultés les effets du gouvernement de coalition et notamment la constance du soutien du SPD à l’industrie allemande on comprend que le problème se soit enkysté.
Dans ce contexte, une sortie européenne par le haut est difficile à imaginer. L’industrie vient rejoindre l’énergie, et la macroéconomie dans la série des divergences structurelles.
Depuis les manifestations publiques de mauvaise humeur de l’an passé, des avancées ont été tentées dans le cadre européen tant sur l’énergie que sur la macroéconomie.
La réforme du marché européen de l’électricité, initiée par la crise du gaz russe et la flambée du prix de l’électricité aurait pu être l’occasion d’une réévaluation du nucléaire, d’une accélération de la sortie du charbon et d’un soutien à l’investissement dans les renouvelables, à travers la recherche d’un nouvel équilibre entre exigence de sécurité d’approvisionnement, impératif de décarbonation et objectif de compétitivité, en sortant des logiques de court terme du marché spot. La réforme qui est encore en cours n’aura pas les effets vertueux attendus : à l’échelle européenne, une coalition antinucléaire animée par l’Allemagne fait face à une coalition pronucléaire. Le gaz de schiste américain remplace le gaz russe et le charbon continue à alimenter les centrales électriques allemandes.
En matière de régulation macroéconomique européenne, malgré les espoirs mis dans la réforme du pacte de stabilité et de croissance avec notamment les idées avancées sur les modulations à construire pour retrouver les niveaux de dette d’avant le Covid, les mauvais réflexes ont vite pris le dessus. Là aussi la coalition allemande a refusé les assouplissements nécessaires… jusqu’à la prochaine crise !
Au total, force est de constater que le temps où l’Allemagne faisait des concessions au nom des intérêts supérieurs de l’Europe est révolu. Elle poursuit à présent ses seuls intérêts, ce qui n’est pas répréhensible, mais au besoin en imposant un point de vue qui s’est révélé calamiteux, comme dans le domaine de l’énergie nucléaire. Certes l’Allemagne a fini par faire des concessions sur la taxonomie, sur les contrats pour différence mais on reste interdit devant l’outrecuidance de l’argument actuel : il est déloyal que la France ait un avantage compétitif grâce à son nucléaire ! Et il faut donc que l’Europe l’entrave !
Que conclure ?
1- Les différends s’affichent publiquement, la confrontation est acceptée et reconnue.
2- L’Allemagne cesse de masquer ses positions et assume crânement de défendre ses intérêts.
3- La recherche de compromis devient de plus en plus laborieuse et les risques de dérapages s’accroissent.
L’avenir que dessinent ces conclusions est dangereux, à cause de la montée des périls géopolitiques, des menaces qui pèsent sur l’OTAN, si Trump est élu, et de la grande querelle sino-américaine. La France et l’Allemagne ont besoin d’Europe, d’une Défense intégrée, et d’une industrie d’armement puissante. Sauront-elles faire face à ces défis par une réponse commune, en relançant l’intégration ? C’est tout l’enjeu des années qui viennent.