Flambée des prix, risque de black-out, défaillances des fournisseurs alternatifs, le diagnostic était facile à faire : les insuffisances d’un système européen basé sur la libéralisation, la désintégration verticale des monopoles historiques et la concurrence libre et non faussée étaient responsables. Dès lors, le market design était à revoir, l’Etat devait redevenir la solution ! Mais à ce narratif du marché défaillant a vite été opposé un autre narratif : celui de l’Etat défaillant.
Le marché n’était plus en cause, il avait fonctionné comme prévu, la fourniture n’a pas été coupée. Les vraies raisons de la crise étaient ailleurs : en Ukraine à cause de la guerre de Poutine qui interrompit les flux gaziers vers l’ouest ; en France où la disponibilité du nucléaire cessa d’être acquise à cause de problèmes techniques de corrosion et, plus généralement, en Europe où une sous-capacité d’ensemble se révéla à cause de la politique climatique et de la sortie mal programmée du nucléaire allemand.
Peut on réconcilier ces perspectives pour avancer dans le diagnostic, avant de considérer les solutions ?
Trois lectures de la crise actuelle sont possibles.
- L’envolée dès prix serait due à un accident : la flambée des prix du gaz en Allemagne à la suite des sanctions russes. La détermination du prix de l’électricité est indexée sur le prix de la dernière unité de production utilisée, qui fonctionne, la plupart du temps, avec du gaz. La hausse brutale du prix du gaz a donc un effet délétère sur celui de l’électricité. Il faut traiter ce cas spécifique : que faire quand le prix du gaz décuple ?
- La flambée du prix de l’électricité révélerait une anomalie : pourquoi infliger à des pays dont le mix énergétique repose peu sur le gaz un prix de l’électricité fondé sur le mix allemand ? En d’autres termes, pourquoi indexer le prix de l’électricité sur celui du gaz alors que le mix français est à dominante nucléaire ? Ici, c’est l’articulation entre le marché national et le marché européen et donc le market design qui sont en cause.
- L’effondrement des fournisseurs alternatifs révèlerait une autre anomalie, celle d’opérateurs non producteurs dépendant de prix de marché qu’ils répercutaient à leurs clients finaux. La promesse de la libéralisation du marché avec l’ouverture à la concurrence et l’arrivée de nouveaux opérateurs devait faire baisser les prix. Mais malgré l’érosion continue des positions d’EDF, ces opérateurs n’ont pas tenu le choc face à l’envolée des prix. L’indexation de la facture du consommateur sur les prix spots du marché de l’électricité, ainsi que la passivité de distributeurs transparents incapables de lisser les évolutions parce qu’ils ne sont pas producteurs, a eu raison des promesses de la libéralisation. De plus, les contrats d’approvisionnement à long terme qui pouvaient stabiliser les marchés étant interdits, les opérateurs alternatifs ont rendu les armes très vite.
J’ai déjà évoqué les dérèglements du marché de l’électricité européen et ses effets sur la facture des Français, mais comment en sortir ? En France, Bruno Le Maire a réagi à chaud, en mettant en cause la régulation européenne. En Espagne, le gouvernement de Pedro Sanchez a choisi la solution de blocage du prix du gaz pour maîtriser celui de l’électricité. Est-ce une option envisageable en situation d’exception ?
La crise de 2022 conduit donc à poser deux questions essentielles :
- Comment concilier le souci d’ouverture et d’intégration européenne et la préservation des mix nationaux ?
- Faut-il une législation d’exception pour temps de dérèglements majeurs ?
Pour y répondre, il faut s’accorder sur le diagnostic et les objectifs poursuivis.
S’agissant du diagnostic, ce n’est pas la tarification au coût marginal qui est en cause. La preuve en a été fournie par la continuité de la fourniture dans les différents pays européens, signe que, malgré la diversité des mix, l’intégration des marchés et le principe de tarification retenu n’ont pas perturbé la fourniture. Une tarification inadéquate aurait conduit le fournisseur à arrêter la production et donc à interrompre la fourniture, ce qui n’a pas été le cas.
Ce n’est pas davantage le caractère national des mix énergétiques qui a créé le problème ou aggravé la crise. Le mix énergétique à dominante nucléaire, comme le mix italien à dominante gazière ou le mix allemand à dominante charbon-gaz, ont également contribué à la crise. Des mix différents ont pareillement révélé leurs défaillances et n’ont pas protégé le consommateur. Le choix nucléaire français, garant du long terme, n’a pas évité les ruptures d’approvisionnement, pas plus que le choix gazier n’a assuré la sécurité d’approvisionnement.
On peut dès lors esquisser des solutions pour éviter la répétition de la crise récente.
Il faut assurément sortir d’une logique de prix spot. L’expérience a révélé la volatilité extrême des prix spot, le prix de l’électricité ayant évolué d’une valeur négative jusqu’à des prix quintuplés, en un bref laps de temps. La libéralisation du marché européen de l’électricité n’impliquait nullement le choix d’une logique ultra court-termiste, avec une indexation sur le prix spot.
Il faut construire une solution de long terme et pas seulement un traitement des situations d’exception. L’Espagne a pris les mesures qui s’imposaient dans une logique de préservation du pouvoir d’achat des ménages et a assuré ainsi la fourniture d’un bien essentiel en bloquant le prix du gaz livré aux électriciens. Mais cette crise a révélé aussi la fragilité des équilibres de marché basés sur les prix spots. Il est donc légitime de rétablir une perspective de longue durée, en autorisant les contrats d’approvisionnement à long terme. Dans sa défiance extrême à l’égard du retour aux prix administrés par entente entre les fournisseurs et les producteurs, la Commission Européenne a interdit les contrats à long terme d’approvisionnement, privant ainsi les producteurs de la visibilité sur le marché, et donc de la planification des investissements, et les distributeurs des outils pour lisser leur politique tarifaire et rassurer des consommateurs finaux dont les prix de l’énergie représentent une part significative de leurs budgets.
La querelle des narratifs sur les sources de la crise du marché européen de l’électricité laissait craindre une impasse ou, à tout le moins, des compromis bancals. Or, l’Europe est en passe de proposer une politique plus ambitieuse que prévue, sur la base de quelques principes.
- Premier principe : assurer la continuité et la fluidité de la fourniture électrique dans l’espace européen, ce qui passe par le renforcement des interconnexions et des règles de marché transparentes et prévisibles.
- Deuxième principe : donner de la visibilité et de la prévisibilité aux acteurs de marché et aux consommateurs, ce qui passe par les contrats à long terme. Au passage, le rôle des distributeurs vis-à-vis des consommateurs sera conforté puisqu’ils pourront s’engager sur des prix décollés des prix spots.
- Troisième principe : inciter à l’investissement, au besoin avec l’aide de la puissance publique, à travers les contrats pour différence (CFD) qui permettent d’infléchir le mix énergétique et de le faire évoluer en fonction des choix publics. Les contrats pour différence ont été adoptés d’abord par le Royaume-Uni et peuvent servir dans le reste de l’Europe, ils sont pratiqués en France sur les énergies renouvelables. Il s’agit d’une garantie de prix offerte au producteur d’énergie pour l’inciter à investir. En dessous du prix de référence, la puissance publique subventionne le producteur et au dessus l’Etat empoche la différence.
- Quatrième principe : faire jouer le poids de l’Europe dans son approvisionnement gazier, pour contribuer à optimiser les couts, et assurer la sécurité d’approvisionnement.
Les premiers accords entre Européens sont conformes à ces principes puisqu’ils valident le régime d’exception, les contrats à long terme, et même les incitations à l’investissement par les CFD.
Quels enseignements peut-on tirer de cette crise et des modalités de sa résolution ?
En matière énergétique, l’Europe a affiché trois objectifs : la libéralisation du marché pour asseoir la compétitivité européenne, l’impératif climatique pour inciter à la décarbonation, la sécurité d’approvisionnement pour la continuité d’un service fondamental. Le mix énergétique et la politique fiscale ont été laissés aux pays membres, de même que les interconnexions.
Avec le recul, il apparaît que la surcharge d’objectifs a conduit à la négligence ou à l’abandon de certains d’entre eux, devenus, par la force des choses, secondaires. La libéralisation a pris le pas sur la sécurité d’approvisionnement et l’objectif climatique a fait l’objet de lectures différentes selon les pays.
L’objectif de compétitivité a été confondu avec celui de libéralisation du marché. Et ce dernier a été assimilé au choix court-termiste du prix spot, à l’exclusion de toute programmation de long terme, dans un secteur pourtant très capitalistique. Facteur aggravant dans un secteur de monopoles naturels dans le transport et la distribution, le choix fait de la désintégration verticale et de l’accès des tiers aux réseaux. Une problématique américaine, importée au Royaume-Uni par Margaret Thatcher, a été adoptée en Europe sans autres considérations.
L’indépendance dans le choix des mix nationaux a eu des effets structurants au niveau européen. Ainsi, la sortie du nucléaire en Allemagne, après Fukushima, a entraîné un report sur le gaz et le charbon pour la fourniture électrique, les renouvelables ne pouvant assurer ce service, notamment à cause de leur intermittence. Rappelons que le fournisseur doit assurer une livraison continue et sans interruption pour certains usages industriels (fours verriers, sidérurgie, ciment…) ou domestiques (chauffage…) que seule une énergie non intermittente peut fournir. Pour l’Europe, ce choix a eu un double effet : prolonger et aggraver les émissions de gaz à effets de serre, et installer une dépendance accrue à l’égard de la Russie.
Paradoxalement, la combinaison des idiosyncrasies nationales et des choix européens d’intégration ont fragilisé le marché européen de l’électricité. L’abandon du nucléaire par l’Allemagne s’est mué en franche hostilité à l’égard du modèle énergétique français, alors même que le mix français était plus adapté à une stratégie de décarbonation. Le choix britannique, devenu européen, d’une libéralisation qui tenait peu compte des spécificités du marché électrique, a abouti à une sous-capacité, et à l’impossibilité de maîtriser la flambée des prix de l’électricité.
A l’inverse, les bénéfices d’une stratégie intégrée des réseaux, des interconnexions et des approvisionnements n’ont pas été suffisamment considérés. Une politique volontariste d’interconnexions et une plus grande intégration des réseaux auraient permis un système électrique plus résilient.
On peut s’étonner d’un tel résultat mais il est logique si l’on considère les traits majeurs du modèle européen.
L’ADN de la construction européenne, c’est la libéralisation. C’est elle qui permet de réaliser la promesse d’un marché intégré, sur la base d’une concurrence libre et non faussée. Les monopoles nationaux verticalement intégrés, même vertueux et délivrant un service public de qualité, constituaient donc une cible privilégiée. Et l’affichage d’objectifs multiples permettait de différer les arbitrages. La gouvernance européenne est fondée sur une alchimie de propositions communautaires et d’incessantes négociations entre gouvernements nationaux basés sur des trocs d’avantages mutuels.
L’épreuve de la crise a montré les limites de la politique européenne de l’énergie. Si celle-ci pouvait s’écrire sur une page blanche, alors les choix fondateurs décrits ici n’auraient pas été les mêmes. Mais Les solutions esquissées par la Commission à partir de l’existant vont dans la bonne direction, ils permettront d’améliorer le fonctionnement du marché tout en laissant aux Etats la maitrise des mix et de la fiscalité.