« Nous devrions nous emparer de l’État administratif pour nos propres intérêts. Nous devrions licencier… tous les fonctionnaires de l’État administratif. Les remplacer par nos propres gens. ». Cette phrase, typique d’une pensée fasciste – avec un léger parfum mafieux dans l’emploi de l’expression « nos propres gens »1 (our own people) – a été prononcée par le vice-Président des Etats-Unis Vance lors d’un entretien avec Jack Murphy2. Et pour faire bonne mesure il suggère de défier et de mépriser l’autorité judiciaire qui s’opposerait à cette mise au pas de l’administration fédérale : « Et lorsque les tribunaux tenteront de vous bloquer— parce que vous serez poursuivi en justice —, adressez-vous au pays comme l’a fait Andrew Jackson et dites : Le juge a rendu sa décision. Maintenant, qu’il l’applique. » Il affirme ainsi que la justice américaine n’a aucun moyen de contraindre le Président d’appliquer ses décisions et que celui-ci peut les ignorer. C’est ce programme de destruction de l’Etat de droit qui est mis en œuvre depuis le 20 janvier 2025 et l’arrivée à la Maison Blanche du couple Trump-Vance : licenciements massifs de fonctionnaires dans les agences fédérales et refus d’obéir aux décisions de justice, illustré par le non-respect de la décision du juge Boasberg d’interdire le transport en avion d’expulsés vénézuéliens vers le Salvador.
Le mensonge originel
Le mensonge est un pilier du fascisme. Vance n’est pas un menteur pathologique comme Trump, c’est un menteur stratège qui ment délibérément pour asseoir son pouvoir. Dès la publication de son autobiographie, Hillbilly Elegy, en 2016, qui a connu un immense succès et lancé sa carrière, des voix se sont élevées pour mettre en doute les faits qu’il décrit. Des membres de sa famille ont contesté le portrait au vitriol qu’il trace de sa mère, ou son indulgence à l’égard de la violence débridée de sa grand-mère. Pour dramatiser son récit, il aurait déformé les caractères comme les anecdotes, exagéré les conflits familiaux, accentué l’instabilité et la violence de sa mère et positivé la brutalité de sa grand-mère. Celle-ci, Bonnie Mamaw Vance, a profondément marqué sa vision du monde, une femme alcoolique et violente, qui possédait 19 pistolets chargés chez elle, et qui a aspergé son mari d’essence et craqué une allumette, avec l’intention de le tuer. Plus étrange encore, il se présente comme un « hillbilly » des Appalaches, qu’on peut traduire par péquenaud, ou cul-terreux, alors qu’il a passé sa jeunesse à Middletown, dans l’Ohio, une ville industrielle située en dehors des Appalaches.
Les universitaires, spécialistes de la région, ont été extrêmement sévères avec le livre. Ils lui reprochent de renforcer des stéréotypes négatifs sur les habitants des Appalaches, en les dépeignant comme paresseux, dépendants des aides sociales et enfermés dans une « culture du déclin ». Des représentations caricaturales qui laissent de côté la complexité sociale de la région, le chômage, la désindustrialisation, le racisme, au profit d’une stigmatisation de comportements purement individuels. En 2019, un ouvrage collectif est publié, Appalachian Reckoning : A Region Responds To Hillbilly Elegy3 qui recense toutes les approximations, les biais et les inexactitudes du livre. Cette volée de bois vert académique explique en partie la haine tenace que Vance voue aux universités et en particulier aux sciences humaines. Deux ans plus tard, en 2021, lors de son discours à la National Conservatism Conference, il se déchaîne contre le monde académique : « les professeurs sont des ennemis », les universités sont des institutions idéologiques qui sapent les valeurs traditionnelles comme le travail ou la famille. Le couple exécutif a commencé à s’attaquer aux universités dès le premier jour de son mandat, conformément au projet défini par Vance lors de cette conférence. La science est l’ennemie, et l’offensive contre les climatologues a été particulièrement violente.
Rien n’illustre mieux la conception vancienne du mensonge comme arme politique, que la façon dont il a géré le fantasme raciste de Trump sur le migrants haïtiens qui « mangent des chats et des chiens à Springfield, dans l’Ohio ». Face aux dénégations du Gouverneur de l’Ohio et du maire de Springfield, tous deux républicains, Vance, qui est sénateur de l’Ohio, continue à coller au mensonge. Interviewé par Dana Bash sur CNN, il déclare : « Si je dois créer des histoires pour que les médias américains prêtent attention à la souffrance du peuple américain, c’est ce que je ferai. »4 Cette déclaration mérite l’attention car elle révèle la conception du débat public de JD Vance : la vérité comme la qualité de l’argumentation sont délaissées au profit de la propagande et de la fiction. Et il accentue le rapport de forces en le disant clairement à la journaliste qui l’interroge. C’est lui qui construit le cadre du débat, c’est lui qui contrôle l’agenda. Le fait qu’il s’agit d’une pure fantaisie n’a aucune importance, car il veut décider de ce qu’est la réalité et de ce dont les médias vont parler.
L’inversion des valeurs
Comme le souligne Timothy Snyder5, le fascisme aujourd’hui « prend la forme très particulière de l’inversion du sens : les fascistes traitent les autres de fascistes. » Le discours de Vance à la conférence sur la sécurité de Munich6 a été un parfait exemple d’un idéologue fasciste donnant une leçon de démocratie à un public médusé. Ce discours a été largement décrypté7, et ses mensonges démasqués. Comme a été abondamment soulignée l’absurdité d’un vice-Président qui se présente en défenseur de la liberté d’expression alors que son gouvernement a lancé une opération de censure implacable d’un certain nombre de mots comme climat, genre, femme, gay, et de toute référence aux programmes en faveur de la diversité. Sur le site du Département de la défense, ce sont plus de 26 000 images qui ont été effacées, conduisant parfois à des situations ubuesques comme la suppression de la référence au bombardement d’Hiroshima, parce que l’avion qui transportait la bombe s’appelait Enola Gay8.
Mais il faut revenir sur le mode opératoire de l’inversion des valeurs qui repose sur la torsion des faits, l’invention d’un adversaire fictif et des références théoriques fantaisistes. Quand Vance s’exclame : « Si la démocratie américaine peut survivre à dix ans de réprimande de Greta Thunberg, vous pouvez survivre à quelques mois d’Elon Musk », il met sur le même plan une militante écologiste qui n’a pas d’autre pouvoir que celui de ses mots, et un milliardaire, propriétaire d’une plateforme de dimension mondiale et membre du gouvernement Trump. Il fait surtout semblant de croire que ce sont les tweets de Musk qui posent un problème à l’Europe et laisse de côté le cœur du sujet qui est la manipulation de l’algorithme de X, à des fins idéologiques. Les Européens se moquent éperdument de ce que peut raconter Elon Musk dans ses tweets, en revanche que l’algorithme de recommandation soit trafiqué pour que ceux-ci soient vus en priorité par tous les abonnés et que ses adversaires soient muselés, que les règles de fonctionnement de la recommandation soient opaques et biaisées, que la plateforme ne respecte pas le droit européen, sont des sujets légitimes de préoccupation. Vance tord les faits pour faire croire que le problème est celui de la liberté d’expression, alors que le dispositif mis en place par Musk sur sa plateforme est une atteinte à cette même liberté, à l’état de droit et aux principes démocratiques.
L’invention d’un adversaire imaginaire est une vieille ficelle de l’idéologie fasciste. Dans son discours, il dépeint le gouvernement écossais ou la Commission européenne en adversaires de la liberté et de la démocratie, le premier pourchassant les croyants jusque dans leurs maisons pour les empêcher de prier9 contre l’avortement, la seconde menaçant arbitrairement de fermer des réseaux sociaux10 en cas de troubles. Deux inventions qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Mais la logique est implacable : si le fasciste est le défenseur de la liberté, alors le démocrate menace la liberté. Et l’on retrouve dans ce discours, une polarisation politique qui a fait la preuve de son efficacité, le peuple contre les élites, l’idéologue fasciste se proclamant unique et légitime représentant du peuple. Ceux qui s’opposent à l’extrême-droite sont les ennemis du peuple et de la liberté. Cqfd.
Un autre aspect du personnage est sa prétention intellectuelle et les auteurs sur lesquels il s’appuie pour donner une assise théorique à son idéologie. Il se réfère à Patrick Deenen11, et fonde son hostilité au libéralisme sur l’idée que « les droits et les libertés devraient être subordonnés à la fois à des principes légaux qui leur sont supérieurs et à la morale « naturelle » universelle »12. Le régime chrétien est moral tandis que le régime libéral est immoral, et il va jusqu’à solliciter Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin pour justifier les déportations massives des migrants. Son usage de l’Ordo amoris lors d’une interview sur Fox News, justifiant, selon lui, une préférence pour ses proches au détriment des inconnus et des étrangers, a suscité une réplique du pape François13, qui rappelait que « l’amour chrétien n’est pas une expansion concentrique d’intérêts qui s’étendent peu à peu à d’autres personnes et groupes », et que le véritable Ordo amoris repose sur « l’amour qui construit une fraternité ouverte à tous sans exception » (voir l’encadré ci-dessous). Même s’ils en ont vu d’autres, Saint Augustin et Saint Thomas doivent se retourner dans leurs tombes quand leurs écrits sont utilisés pour remettre en cause l’universalisme de la chrétienté et l’égalité entre les hommes. Mais ces pseudo-références doivent être rapportées à leur fonction : un habillage politico-théologique, une appropriation culturelle pour justifier l’injustifiable. Avec ce néofascisme catholique, l’inversion des valeurs atteint son paroxysme.
La brutalité exhibée
« Il y a un nouveau sheriff en ville », cette formule employée par Vance lors de son discours de Munich pour qualifier l’élection de Trump, a fait mouche dans les médias, elle était faite pour ça. Mais elle exprime aussi une conception du pouvoir, celle de la sauvagerie du Far West, où régnait la loi du colt. Une conception où la force prime le droit. Chacun a pu voir l’attaque vicieuse de Vance contre Zelenski lors du fameux entretien télévisé avec Donald Trump du 28 février 2025. L’agression est délibérée, les arguments sont mensongers (« vous n’avez pas remercié les Etats-Unis et le Président Trump »), l’attitude est méprisante (quand Zelenski lui demande poliment s’il est déjà allé en Ukraine, il répond : « j’ai vu et lu des choses et je sais ce qui se passe, vous y emmenez les gens pour une visite de propagande. ») et sa volonté d’humilier le Président de l’Ukraine est évidente. Cette brutalité assumée, exhibée est une des clés pour comprendre la mentalité politique de J. D. Vance.
Si l’abus de Big Mac et de Coca Cola finit par rattraper Donald Trump et abréger son mandat, il faut garder à l’esprit qu’il sera remplacé par ce sympathique personnage, plein de morgue et de haine, qui vomit l’Europe et la démocratie. La bataille pour la liberté de l’esprit sera longue et difficile.
« Ordo amoris » ou comment une querelle théologique vient gâcher l’autosatisfaction du Président américain lors de l’élection de Léon XIV.
Donald Trump a déclaré que l’élection du nouveau pape était un « grand honneur » pour son pays. Pourtant, Léon XIV, qui s’est présenté au balcon du Vatican comme un « enfant d’Augustin », a déjà marqué ses distances avec le nouveau pouvoir de Washington à propos d’une querelle théologique se référant à… St Augustin.
Par narcissisme ou par dérision, Donald Trump avait laissé publier sur son compte officiel une photo de lui habillé en pape quelques jours avant le conclave. Son vice-Président, lui, un récent converti au catholicisme, s’est pris, sans autodérision, pour un théologien dans un entretien à Fox news quand il a justifié le slogan trumpiste « America First » par un concept théologique, l’ordo amoris. Celui-ci est formulé tout d’abord par St Augustin dans la Cité de Dieu (15, 22). La paraphrase qu’en propose Vance vient appuyer l’idée selon laquelle, selon ses termes, « il faut avoir de la compassion avant tout pour ses concitoyens ». Il attribue à l’ordo amoris un ordre horizontal et spatial : « Vous aimez votre famille, puis vous aimez votre voisin, puis vous aimez votre communauté, et puis vous aimez vos concitoyens et votre pays et, seulement après, vous pouvez vous concentrer et donner la priorité au reste du monde ». Selon Vance, « une grande partie de l’extrême gauche » a inversé cet ordre, en privilégiant d’abord les étrangers au détriment de l’amour pour leur propre pays, en concluant « ce n’est pas une manière de diriger une société ».
Or, l’ordo amoris n’est pas un principe horizontal de proximité, il est d’abord vertical et transcendant, parce qu’il doit s’attacher au bien suprême avant tout. Comme l’a écrit le pape François dans une lettre du 10 février 2025 aux évêques des Etats-Unis d’Amérique, qui est une réponse explicite à la déclaration de Vance et qui s’inquiète du « programme de déportation de masse » des illégaux : « l’amour chrétien n’est pas une expansion concentrique d’intérêts qui s’étendent peu à peu à d’autres personnes et d’autres groupes ». Car l’ordre dont il est question dans cet ordo amoris est avant tout un ordre des mérites : l’amour doit porter sur ce qui mérite véritablement d’être aimé. L’amour ne suffit pas : s’il est désordonné, ou s’il porte sur des objets qui ne méritent pas de l’être, il s’égare.
L’amour authentique doit donc porter avant tout sur Dieu lui-même. Et c’est relativement à cet amour premier que les autres biens méritent d’être aimés. L’ordre de la charité peut donc conduire à s’éloigner de l’ordre de la proximité auquel se réfère Vance. Comme le dit explicitement un autre père de l’Eglise, St Thomas d’Aquin : « Dans certains cas, on doit, par exemple, aider un étranger dans une situation d’extrême nécessité, plutôt que son propre père, si celui-ci n’est pas dans une situation aussi urgente » (Somme Théologique, II-II, q. 31 a. 3). C’est pourquoi le pape François précise encore : « Le véritable ordo amoris qui doit être promu est celui que nous découvrons en méditant constamment sur la parole du « Bon Samaritain » (Luc 10, 25-37), c’est-à-dire en méditant sur l’amour qui construit une fraternité ouverte à tous, sans exception »14. Cette parabole sert à illustrer la notion de « prochain » : que signifie aimer son prochain ? Dans le domaine social et politique, la doctrine catholique répond par l’égale dignité de tout être humain.
Concrètement, la « fraternité ouverte à tous » n’empêche pas, selon la lettre de François, « le développement d’une politique qui règlemente une migration ordonnée et légale ». Mais elle signifie de reconnaître la dignité de la personne et ses droits fondamentaux. « Un authentique état de droit, poursuit François, se vérifie précisément dans le traitement digne que toutes les personnes méritent ». Or, ce qui était reproché aux executive orders du président Trump ordonnant l’expulsion d’étrangers en situation irrégulière est qu’elle court-circuitait les procédures juridiques ordinaires et notamment la protection des droits fondamentaux, garantie par l’intervention d’un juge.
L’incursion approximative de Vance dans le débat théologique n’a donc pas reçu l’aval de la hiérarchie catholique. Avant même d’être élu pape, le cardinal américain Robert Prevost, devenu Léon XIV depuis, avait contredit J. D. Vance le 3 février sur le réseau social X, puis relayé la lettre du pape sur le même réseau le 13 février. Contredit par les plus hautes autorités de la religion dont il se réclame, JD Vance, qui pensait pouvoir justifier sa politique au nom de sa vertu religieuse, pourra méditer la formule de l’écrivain britannique G. K. Chesterton : « Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles », Heretics (1905).
M.-O. P.