Les évolutions de la société et de la vie politique ukrainienne depuis l’invasion russe

Les évolutions de la société et de la vie politique ukrainienne depuis l’invasion russe
Publié le 24 mai 2023
  • maître de conférence en science politique à l’Université de Bourgogne
Commencée il y a déjà plusieurs années, la lutte contre la corruption et pour l’Etat de droit se poursuit dans la société ukrainienne malgré l’invasion russe. Ce combat mené par la société civile est devenu une priorité du gouvernement. Car l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne – garantie d’autonomie du pays face aux ambitions de Poutine – ne sera possible que si le pays mène un certain nombre de réformes. Loin d’être à l’arrêt, la situation évolue à l’intérieur du pays, qui continue sa transition vers un modèle politique plus juste et fiable.
Écouter cet article
00:00 / 00:00

1. La lutte contre la corruption et pour l’Etat de droit

1.1. Le rôle de la société civile

La lutte contre la corruption et la mise en place de l’Etat de droit est un objectif de très longue date en Ukraine. Il y a une politique cyclique depuis l’indépendance, avec des avancées et des reculs, mais un évènement a durablement bouleversé la situation du pays : la révolution de Maïdan, à l’hiver 2013-2014. A ce moment, la décision du Président Victor Ianoukovitch de suspendre l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine au profit d’un rapprochement avec la Russie déclenche une vague de manifestations. Ces révoltes peuvent rappeler celles de la Révolution orange de 2004, où les manifestants avaient contesté la victoire de Victor Ianoukovitch, appuyé par Poutine. Mais l’Euromaïdan a eu une portée plus importante. Entre autres parce que les manifestants, qui étaient rentrés chez eux en 2004, ont au contraire décidé de s’engager dans la transformation politique du pays après l’Euromaïdan, tout en gardant une forme de défiance vis-à-vis des responsables politiques. A cet égard, je ne pense pas qu’il faille surinterpréter le taux de confiance accordé aujourd’hui à Zelensky : celui-ci me paraît assez conjoncturel et lié à la guerre.

En 2014, les citoyens ont voulu s’engager eux-mêmes dans les réformes. A l’occasion de cette mobilisation inédite, on voit se développer beaucoup d’associations et d’ONG. Parmi elles, Reanimation Package of Reforms, une fédération d’ONG, joue un rôle décisif. Ses membres font pression auprès du Parlement ukrainien pour qu’il adopte des lois en faveur de la décentralisation, de l’indépendance, de la justice et de la lutte contre la corruption. L’association AntAC, créée en 2012, a également été très active sur ce dernier sujet. Certains militants du Maïdan ont même réussi à être élus députés en 2014, afin de faire pression de l’intérieur, et d’agir dans la lutte contre la corruption.

Outre le rôle joué par les militants, le journalisme d’investigation a également eu une place déterminante dans la lutte contre la corruption. La révélation d’affaires de corruption par des journalistes d’investigation a permis de grandes avancées dans le domaine. Le travail législatif de pression sur le gouvernement n’aurait sûrement pas été aussi efficace s’il ne s’était pas appuyé sur les enquêtes sérieuses publiées. En Ukraine, le journalisme d’investigation existe depuis très longtemps et n’a jamais véritablement cessé : c’est une spécificité par rapport aux pays voisins. Il a perduré malgré des pressions parfois très importantes, dans les années 2000 par exemple, alors que Gueorgui Gongadze, un journaliste d’opposition, avait été décapité. De même aujourd’hui, les journalistes d’investigation continuent de faire leur travail en dépit de l’invasion. Certains se sont d’ailleurs engagés dans l’armée, ou se sont réorientés dans l’enquête des crimes de guerre. Leurs travaux ont eu un fort impact et ont notamment conduit à un certain nombre de limogeages.

En janvier 2023, Youri Nikolov, rédacteur en chef du journal d’investigation Nachi Hrochi, a révélé une affaire de corruption dans l’approvisionnement alimentaire aux soldats. Quelques jours après la publication de son enquête, cinq gouverneurs régionaux et quatre vice-ministre (dont le vice-ministre de la Défense) ont été démis de leurs fonctions. Le ministère de la Défense était accusé d’avoir vendu des produits alimentaires destinés à l’armée deux ou trois fois plus chers que le prix du marché. Une escroquerie qui, selon Nikolov, atteindrait 300 millions d’euros. Nikolov et les journalistes avec lesquels il travaillait ont tenu à se justifier. Pourquoi chercher à révéler des scandales de corruption alors que l’Ukraine est un pays en guerre ? Il y a en effet un dilemme pour les journalistes, avec d’un côté la crainte de fragiliser l’État et l’administration déjà en crise, et de l’autre la volonté de faire progresser l’État de droit. Nikolov, alors en contact avec le ministère de la Défense à cette époque, a expliqué que, sans révélations publiques, ce type de malversations risquait de progresser dans le pays. Beaucoup de questions éthiques comme celles-ci sont discutées par les journalistes d’investigation. Une autre enquête a eu une portée importante en janvier 2023 : celle de Mykhailo Tkach qui a travaillé sur le « bataillon Monaco » et le « bataillon Dubaï » : il a révélé la présence d’hommes d’affaires et de députés dans ces pays, et notamment celle de la député Ioulia Timochenko (Dubaï). L’ensemble de ces travaux montre que la pression de la société civile n’a jamais cessé, même si les tout premiers mois de la guerre ont pu ralentir certaines enquêtes.

1.2. Les pressions internationales

Abonnez-vous à notre newsletter

Les seconds acteurs de la lutte contre la corruption en Ukraine sont les différents bailleurs de fonds étrangers. Il s’agit en premier lieu de l’Union européenne, de la Banque mondiale et du FMI, mais également de pays comme les Etats-Unis, le Canada, ou les États européens. L’Ukraine est depuis longtemps (2008) dans une situation de dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds – dépendance qui tend à s’accroître dans le contexte de la guerre, puisque l’aide militaire et financière a été décuplée. Les ONG sont conscientes des pressions exercées par les bailleurs de fonds et ne les voient pas d’un mauvais œil, bien au contraire. Pour appuyer leurs demandes et pousser le gouvernement à agir, les ONG n’hésitent pas à s’appuyer sur les demandes des bailleurs de fonds, et plus largement des organisations internationales. Un binôme société civile et organisations internationales et européennes s’est mis en place pour lutter contre les malversations.

L’objectif premier des organisations internationales et européennes est de faire avancer l’Etat de droit. Ils souhaitent que l’Ukraine parvienne à un système fiable, transformé de l’intérieur, de telle sorte que l’on puisse développer une relation de confiance avec ce pays. Mais cela reste des recommandations, un encouragement à adopter une législation conforme aux exigences européennes et à rendre fonctionnelles les structures, notamment judiciaires, prévues pour cette législation. Si l’Ukraine souhaite parvenir à intégrer l’UE, elle devra prouver qu’elle respecte l’Etat de droit et la démocratie, comme le veulent les critères de Copenhague, définissant les exigences nécessaires pour prétendre adhérer à l’Union.

1.3. La perspective d’une intégration à l’Union européenne

Les choses ont beaucoup changé depuis que l’Ukraine s’est vue accorder le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne le 23 juin 2022, quelques mois après sa demande en février. La Commission européenne a alors émis un certain nombre de recommandations. Parmi les sept directives, cinq concernaient la corruption et le système judiciaire – les deux allant de pair. Toute une législation sur la corruption existe déjà, mais sa mise en œuvre reste perfectible. Plusieurs organisations et institutions sont visées par les recommandations de l’UE. Il est d’abord question de la sélection des juges de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur de la justice, par un jury composé à moitié par des experts internationaux. A ceci s’ajoute la demande d’une intensification des enquêtes, la nomination d’un chef du bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, l’adoption d’une législation contre le blanchiment d’argent et la mise en œuvre de la loi anti-oligarques, adoptée quelques mois avant l’invasion.

En juillet 2022, l’Ukraine a répondu à une recommandation en nommant un procureur spécial pour la lutte contre la corruption. La décision était attendue depuis 2019, et il est évident que les recommandations de l’UE ont contribué à faire avancer les choses. La nomination de Oleksandre Klymenko a été saluée, notamment par les organisations militantes, parce que celui-ci apparaît comme crédible. Connu pour avoir fait ses preuves en tant qu’enquêteur au Bureau national de lutte contre la corruption, son intégrité ne fait pas de doute. Sa nomination a eu des effets très positifs : il a intensifié le travail sur de nouvelles enquêtes et débloqué d’anciennes affaires. Une enquête très connue, qui avait été enterrée, est revenue sur le devant de la scène. Il s’agit de « Rotterdam plus » : un cas de corruption concernant des factures d’électricité anormalement élevées dans les années 2016-2019. Plus récemment, en mars 2023, un nouveau chef du Bureau national de la lutte contre la corruption a été nommé. De même, l’arrestation mi-mai 2023 du Président de la Cour suprême, Vsevolod Kniaziev, en poste depuis décembre 2021, est considérée comme un pas positif. Il est accusé d’avoir participé à un système de pots-de-vin portant sur 2,7 millions de dollars et impliquant un oligarque ukrainien arrêté en France en décembre 2022.

L’Ukraine a donc bien avancé sur deux des points mis en avant par la Commission européenne. Ceci fera l’objet d’une évaluation par l’UE elle-même, qui devrait rendre un bilan d’ici la fin de l’année. Elle a annoncé qu’une évaluation orale partielle pourrait être fournie au mois de mai ou juin. En vue de cette échéance, le New Europe center, un think tank militant pour l’acceptation de la candidature de l’Ukraine, a rendu son dernier rapport il y a une semaine. Il vise à montrer une progression du pays en matière de respect des recommandations de la Commission européenne. Il faut noter qu’il peut parfois y avoir des dissonances entre certains think tank selon leurs sensibilités : certains, plus jusqu’au-boutistes, plaident pour des réformes en profondeur, quand d’autres veulent simplement que l’Ukraine s’arrime à l’Union européenne.

L’Ukraine ne sait pas quel sera l’avis de la Commission européenne, car il lui reste des progrès à faire et certaines mesures n’ont pas encore été examinées par l’UE. En ce qui concerne la réforme anti-oligarques par exemple, celle-ci n’a pas fait l’objet d’une évaluation. La Commission de Venise – organe lié au Conseil de l’Europe, composé d’experts indépendants de droit constitutionnel – n’a pas donné son avis sur ce point. Cet organe produit, à la demande d’un Etat membre du Conseil de l’Europe, une analyse de sa législation. Il intervient pour suggérer des amendements, afin que le droit soit davantage en conformité avec les exigences européennes. Si cette réforme n’est pas considérée pour le moment comme centrale par la Commission, elle a tout de même son importance pour garantir l’indépendance des institutions. Elle permettrait de diminuer le contrôle des hommes d’affaires sur la vie politique du pays.  

Sur certains sujets, l’Ukraine n’a pas encore rempli ses engagements. Un des éléments considérés comme problématique par l’UE est la Cour constitutionnelle : sa réforme apparaît comme une priorité. Or, pour le moment, le projet de loi proposé par la majorité présidentielle ne satisfait pas, et les évaluations du New Europe center sont négatives à ce sujet. Ce projet propose de créer un groupe consultatif composé de trois membres ukrainiens et de trois experts internationaux pour sélectionner les juges. Le problème de ce modèle, c’est qu’il entraînerait une politisation trop importante : la Commission de Venise avait préconisé sept membres dont quatre internationaux, afin de permettre une réelle indépendance pour la nomination des juges. Il y a des négociations en cours entre la Commission de Venise et les membres du Parlement. Les associations ukrainiennes craignent que celles-ci aboutissent et conduisent l’UE à assouplir ses positions.

2. La vie politique en Ukraine

2.1. Une vie politique limitée à cause de la loi martiale

La vie politique en Ukraine est pour l’heure restreinte à cause de la loi martiale. Celle-ci a été adoptée début mars 2022, et elle est contraignante d’un point de vue politique puisqu’elle empêche l’organisation d’élections ou de référendums. Elle entraîne par ailleurs une limitation de la circulation des personnes : les hommes entre 18 et 60 ans n’ont pas le droit de quitter le territoire. Si l’Ukraine est techniquement en guerre depuis 2014, il est intéressant de noter qu’entre 2014 et 2022 il n’y a pas eu d’état de guerre reconnu. La possibilité de déclarer la loi martiale avait été envisagée en 2014-2015, mais repoussée au motif qu’elle allait entraîner une trop grande concentration du pouvoir, empêcher les réformes et limiter le pluralisme. Elle n’a été imposée qu’une seule fois en 2018, pendant quelques mois, juste après que des militaires ukrainiens ont été kidnappés par des Russes. Ils sont restés un certain temps en Russie, avant d’être échangés avec des prisonniers en 2020. Mais en 2022, l’Ukraine est passée de la guerre limitée à la guerre totale : la loi martiale n’est donc pas contestée aujourd’hui et personne ne réclame d’élections pour le moment.

La guerre a produit une sorte d’uniformisation politique sans précédent. L’opposition, dont celle dirigée par Porochenko, ne joue pas le jeu d’une critique publique des décisions qui sont prises actuellement par Zelensky. Il y a certes des discussions entre les leaders de l’opposition et parfois certaines réactions, mais celles-ci restent assez limitées. L’interview de Zelensky pour le Washington Post à l’été 2022 avait fait réagir par exemple. Car Zelensky avait expliqué ne pas avoir préparé le pays à la guerre par crainte d’un vent de panique, et de possibles retombées économiques et financières. Dire que la guerre était proche faisait perdre de l’argent à l’Ukraine. Plusieurs hommes politiques et journalistes ont pu critiquer ces déclarations, mais cela n’a pas pris la forme d’une opposition frontale à Zelensky. Une sorte d’union sacrée assure la cohésion nationale pour le moment, reste à savoir combien de temps elle peut durer.

Au sein de cette vie politique ralentie, ce qui commence à être contesté, c’est la réduction du pluralisme médiatique. Après l’invasion s’est mis en place une sorte de « marathon télévisuel ». C’est-à-dire que les télévisions se sont accordées pour ne transmettre qu’un seul programme d’information. Pour certains, cette mesure n’est plus pertinente ou trop contraignante. Avant 2022, les talk-shows avec des députés ukrainiens de tous bords étaient très fréquents à la télévision. Il pouvait y en avoir trois ou quatre en même temps sur plusieurs chaînes différentes. De ce point de vue, passer à un seul programme d’information est difficilement acceptable pour les Ukrainiens habitués à un fort pluralisme médiatique.

La question des prochaines élections législatives et présidentielles va finir pas se poser mais elle dépend fortement de la situation militaire. Est-ce que la loi martiale qui est reconduite tous les trois mois sera modifiée ? Est-ce qu’on attendra la levée ou la suspension de la loi martiale ? Il est trop tôt pour répondre à ses questions.

2.2. L’influence des oligarques sur la société ukrainienne

Si les oligarques posent problème en Ukraine, c’est moins en raison de leur richesse que de leur influence, et de la porosité coutumière entre les hautes sphères de la politique et du monde des affaires. C’est pour y mettre fin que Zelensky a proposé la loi sur la désoligarchisation, dont il a parlé dès sa campagne électorale. Un des premiers oligarques auxquels Zelensky s’est attaqué est Viktor Medvedtchouk. Celui-ci a un statut à part, puisqu’il est proche de Poutine, et a été assigné à résidence en 2021 après avoir été inculpé de haute trahison en faveur de la Russie. Il subventionnait des partis et trois chaînes de télévision, que Zelensky a fait interdire en 2021. Une décision qui a fait réagir certaines associations de défense de la liberté d’expression, accusant le Président de vouloir museler la presse. Depuis l’invasion en revanche, cette interdiction ne fait plus débat. Mais demeure une crainte : celle que le Président fasse une application sélective de la loi anti-oligarques. Pour rappel, celle-ci astreint 13 oligarques à déclarer publiquement tous leurs biens, les interdit de financer des partis politiques, de rencontrer en privé des hauts fonctionnaires et de participer à des privatisations. Le problème de cette loi vient en fait de la définition du statut d’oligarque, déterminée par le Conseil national de sécurité, un organe administratif dépendant du Président.

La loi n’apparaît pas comme essentielle aujourd’hui, peut-être parce que la guerre a appauvri les oligarques et que certains contribuent à l’effort de guerre. Ils ont certes perdu de leur poids économique et de leur influence, mais il faut voir qu’ils conservent un réseau et des leviers d’action considérables. Rinat Akhmetov, à la tête d’un patrimoine estimé à 5,7 milliards de dollars selon le magazine Forbes, reste le principal oligarque malgré la destruction de ses deux usines à Marioupol (usines Avozstal et Illitch). Par ailleurs, la guerre fera émerger à terme de nouveaux hommes affaires : un enjeu est de savoir comment va se recomposer ce milieu économique des oligarques. Les organisations de lutte contre la corruption sont vigilantes sur le sujet.

Un autre débat intéressant au sujet des oligarques concerne leur lien avec les hommes d’affaires russes. La guerre serait liée à la lutte de Zelensky contre l’oligarchie en Ukraine, mal tolérée par le réseau mafieux contrôlé par Poutine ? Je ne pense pas que cette hypothèse soit valable. Car les oligarques ukrainiens, en dehors de Medvedtchouk, ne cherchaient pas nécessairement à être en étroite relation avec les Russes. Ils savent bien qu’une association avec les hommes d’affaires proches de Poutine, largement plus riches et puissants qu’eux, les mettrait dans une situation de dépendance délétère. Économiquement et politiquement, Poutine n’avait plus tant d’influence sur l’Ukraine. A partir de 2014, il y a eu une bascule : la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine en tant que pays, alors que l’UE est de loin le premier partenaire en tant qu’association de pays. Et, sur le plan politique, la défaite des pro-russes (pas nécessairement alignés sur les projets de Poutine d’ailleurs) aux élections de 2019 a bien montré qu’ils n’avaient aucune chance de prendre le pouvoir à Kiev. Selon moi, l’invasion de l’Ukraine est liée au fait que Poutine n’avait plus aucun levier ni économique, ni politique, pour faire pression sur l’Ukraine ni pour maintenir le pays dans sa sphère d’influence.

2.3. La perception de la guerre et des crimes de guerre

Une décision qui a été fortement louée en Ukraine est le mandat d’arrêt contre Poutine, émis par la Cour pénale internationale (CPI) le 17 mars 2023. Celle-ci a déclaré le Président russe coupable du crime de guerre de « déportation illégale » d’enfants ukrainiens. Les Ukrainiens souhaitent aller plus loin dans ce combat judiciaire, et créer un tribunal pour « crime d’agression » avec la Commission européenne (la CPI n’ayant pas la compétence pour s’emparer de ce chef d’accusation).

Plus spécifiquement sur la question des libertés et du pluralisme, un certain nombre de journalistes critique le fait que leur accès aux procès de soldats russes soit compliqué. Ils réclament que la justice ukrainienne travaille selon les règles et soit parfaitement transparente. Il y a en tout cas la volonté en Ukraine d’éviter la justice expéditive. On est entre l’émotion et la volonté de prendre le temps de juger les crimes. En tout cas, ce qui est très mal perçu par les Ukrainiens, ce sont les discours qui visent à atténuer la responsabilité russe. Le fait qu’Emmanuel Macron ait pu appeler à ne pas humilier la Russie a, par exemple, été très mal reçu.

Et qu’en est-il des crimes commis par les Ukrainiens ? Cette question a été soulevée par un rapport d’Amnesty International du 4 août 2022, accusant l’Ukraine de mettre en danger les civils en établissant des bases militaires dans des zones résidentielles, proches des écoles ou des hôpitaux. Cette critique a été considérée comme disproportionnée, car les infrastructures civiles étaient vides à ce moment-là. L’Ukraine ne prétend pas avoir une armée exemplaire, mais elle met en avant le fait qu’elle n’est pas comme la Russie dans une logique criminelle. En tout cas, Zelensky ne souhaite pas fermer les yeux sur les crimes commis par son armée : s’il y a effectivement eu crime de guerre, alors la justice effectuera son travail.

3. Perspectives d’après-guerre

Depuis 2014, l’Ukraine a accompli de nombreux progrès dans la lutte contre la corruption et pour l’Etat de droit. Les avancées n’ont d’ailleurs pas cessé pendant la guerre. En 2022, la Haute-Cour anticorruption a prononcé 37 verdicts dont 33 de culpabilité. Côté société civile, des organisations comme AntAC poursuivent leur combat pour l’Etat de droit, en s’associant avec des ONG ou des journalistes pour mettre les malversations les plus importantes sur le devant de la scène. En somme, l’Ukraine n’est pas un pays exemplaire en termes d’Etat de droit, mais elle a progressé, grâce à des décisions politiques fortes. L’obligation des déclarations de patrimoine, instaurée, sous la présidence de Petro Porochenko a par exemple permis par la suite à des journalistes de faire des recoupements et de dévoiler certaines affaires. Il est difficile de dire si la fin de la guerre facilitera l’établissement de l’Etat de droit : elle entraînera sûrement une recomposition politique, mais il reste difficile de l’anticiper.

Il est certain que cette guerre marquera un tournant géopolitique pour le pays et la région. Elle a conduit l’UE à considérer l’Ukraine comme faisant partie de sa politique d’élargissement– reconnaissance à laquelle elle s’était refusée pendant des années. En raison de sa situation exceptionnelle, l’Ukraine revendique une intégration accélérée à l’Union européenne, mais cela ne fait pas consensus dans l’UE et le pays devra tout de même se soumettre aux normes. Les Ukrainiens savent très bien que l’adhésion à l’UE impliquera des réformes difficiles, dans l’agriculture et dans l’industrie notamment. Cette conscience était déjà présente lors de l’Euromaïdan en 2014. Les Ukrainiens étaient prêts à payer le prix des réformes européennes, pour se distancer du modèle autoritaire de la Russie. Il va sans dire qu’ils sont d’autant plus enclins à le faire maintenant, puisque l’UE est vue comme une garantie pour l’indépendance du pays. Il est intéressant de voir qu’à rebours de l’euroscepticisme de certains pays, l’Ukraine considère que son entrée dans l’UE est une garantie d’autonomie et de souveraineté. Mais peut-être que certaines critiques adviendront une fois l’Ukraine intégrée à l’UE.

Si je devais commenter le rapport de l’Ukraine aux recommandations européennes, je dirais qu’elle cherche plutôt à être bonne élève qu’à négocier. Les Ukrainiens font comme ils peuvent pour se plier aux normes, à l’inverse de la Turquie, qui défend ses intérêts sur certains sujets (la libéralisation du système des visas). Pourquoi cette différence ? Parce que les Ukrainiens ne sont pas – et n’ont jamais été – en position de négocier. Aussi difficile que soit une intégration à l’UE, cette perspective est vue par l’Ukraine comme un des seuls moyens de s’en sortir.  

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Alexandra Goujon

Lire aussi

Les cercles du pouvoir à Moscou

  • La guerre en Ukraine
Les cercles du pouvoir à Moscou