L’ordre du monde : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ?

L’ordre du monde : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ?
Publié le 25 mars 2024
  • ancien diplomate, auteur de La Puissance au XXIe siècle (Paris, CNRS éditions), enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris, à la Hertie School de Berlin et au Collège d’Europe à Natolin
Après l’euphorie de la fin de la Guerre froide, le retour d’une vraie guerre sur le continent européen a sonné le glas du paradigme de la « paix par le droit » et a révélé l’inanité de la sécurité collective. La paix par la force s’installe inexorablement après que l’espoir d’une paix par la démocratie s’est dissipé avec la régression démocratique observée dans le monde depuis deux décennies. C’est pourtant à l’Europe, qui en est la meilleure illustration, qu’il incombe d’en faire vivre la flamme.
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Ce texte a servi de base à une conférence-débat devant la session nationale de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), le 7 mars 2024.

« L’ordre du monde : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? » Vladimir Poutine avait choisi ce titre pour l’édition 2014 du forum de Valdaï, dont il était aussi la vedette incontestée. On était alors six mois à peine après l’annexion de la Crimée. Le président russe avait alors, dans son discours, agité la menace de conflits impliquant, directement ou indirectement, les grandes puissances, en particulier autour de « nations situées à l’intersection des intérêts géopolitiques des grands Etats », des conflits de nature à affecter l’équilibre de la puissance dans le monde, comme l’Ukraine en offrait un exemple, et, ajoutait-il, « ce ne serait certainement pas le dernier ». Sans surprise, il en rejetait toute la responsabilité sur les États-Unis et sur leurs « satellites », un terme qu’il avait choisi à dessein pour désigner les alliés de Washington.

Par son style lapidaire, ce titre exprime avec une certaine vérité l’ordre – ou plutôt l’absence d’ordre – dans lequel a basculé le système international, puissamment aidé, du reste, par le maître du Kremlin – mais pas seulement. Dix ans plus tard, sa menace a été mise à exécution, une vraie guerre fait rage aux portes de l’Europe, émaillée de gesticulations, et qui réveille de vieux instincts anesthésiés par cette période de paix exceptionnelle dont les Européens ont bénéficié depuis près de huit décennies. Le projet européen avait pu être incubé à l’ombre de la protection américaine. Et la fin de la Guerre froide a été accueillie par une euphorie collective qui n’a fait qu’ajouter à l’effet de sédation. On se préoccupait surtout, dans ces années, de savoir à quoi pouvaient être affectés les « dividendes de la paix », ces économies à faire sur les budgets de défense, dans un environnement toujours dominé par le parapluie de sécurité des États-Unis. Cette posture a perduré pendant des décennies, jusqu’à nos jours, même, dans nombre de pays européens.

Un tiers de siècle après cette fin de la Guerre froide, le paradigme de la « paix par le droit » est en état de mort clinique (I.), remplacé par un retour à cet « état de nature » qu’avait fort bien décrit le philosophe anglais Thomas Hobbes (II.) et, pour préserver la paix, la force (III).

1. La « paix par le droit », en état de mort clinique

Le concept de « paix par le droit », relativement récent, a semblé, par l’universalité de son emprise, devoir être, et rester, la norme de l’ordre du monde. Il apparaît désormais avoir été une contingence de l’histoire. Pour en appréhender le caractère contingent, il est sans doute utile de resituer dans le temps long cette dualité entre la paix et son contraire, la guerre. Celle-ci, paroxysme collectif de la violence, a été le lot des communautés humaines depuis l’ère paléolithique, le mode normal, au fond, des relations entre les entités ainsi formées, qu’il s’agisse de tribus, de royaumes, d’empires ou, plus récemment, d’États-nations. La guerre est peut-être ce qui a le plus façonné le paysage politique et humain de notre monde. Le sociologue et historien Charles Tilly, qui a étudié un millénaire d’histoire de l’Europe, l’a résumé d’une formule élégante : « la guerre a fait l’État et l’État a fait la guerre »

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La guerre a donc relevé du mode normal des relations entre ces entités politiques. Le butin en était un gain de territoire, des esclaves ou le pillage des trésors du vaincu, quelquefois sa complète soumission ou, au mieux, l’acceptation, par celui-ci, d’un statut de vassal. Et lorsque l’adversaire ne pouvait être subjugué ou vaincu, un traité de paix, souvent qualifiée de « perpétuelle », était signé, qui tenait en général jusqu’à la guerre suivante.

Cette normalité de la guerre, mais aussi les ravages qu’elle causait, avaient indisposé des esprits éclairés de la Renaissance, des théologiens le plus souvent, comme Érasme, qui avait appelé les têtes couronnées du continent à mettre fin à ces « jeux de rois » qu’étaient les guerres. D’autres théologiens avaient tenté de définir ce qu’était une « guerre juste », notamment pour mettre fin aux conflits incessants que se livraient entre eux les souverains de la chrétienté. L’école de Salamanque, puis, en Europe du Nord, des philosophes, comme Grotius et Pufendorf, avaient tenté, en partant des notions de « droit naturel », d’esquisser ce que pouvait être un droit international.

Mais il faudra encore un bon nombre de propositions avant d’en arriver là. William Penn, quaker anglais, avait ainsi proposé de créer une diète européenne formée de délégués des États et légiférant à la majorité qualifiée. Avec son « projet de paix perpétuelle entre les nations », l’abbé de Saint-Pierre voulait fédérer toutes les monarchies d’Europe en une union permanente, gouvernée par un congrès ou un Sénat. Mais c’est sans doute Emmanuel Kant qui est allé le plus loin en énonçant les conditions d’une « paix perpétuelle », en liant la forme constitutionnelle des États à leurs conduites dans leurs rapports mutuels et en énonçant des principes d’un « droit cosmopolite », prémisse du futur « droit des gens », qu’on appelle aujourd’hui le droit international.

 Mais c’étaient là, avant tout, des utopies et il faudra attendre les horreurs de la bataille de Solférino pour que soit signée, en 1864, peu après la création de la Croix Rouge, la première Convention de Genève sur le droit humanitaire sur les champs de bataille, ce que les juristes appellent le jus in bello. Quant au jus ad bellum, c’est-à-dire les règles présidant à l’entrée en guerre entre des Etats, il aura fallu attendre le début du XXe siècle, et les conventions de La Haye, pour voir apparaître les premières restrictions sur le droit de faire la guerre. Encore étaient-elles singulièrement peu ambitieuses : par l’une d’entre elles, les signataires s’interdisaient de recourir à la guerre pour le recouvrement de dettes, ce qui était une pratique jugée légitime à l’époque, par l’autre ils s’obligaient à une déclaration formelle de guerre. 

Et ce n’est qu’après le choc de la Première Guerre mondiale, avec ses 18 millions de morts, qu’on voit apparaître, à l’initiative du président américain Wilson, l’idée d’une organisation de la paix par le droit et par la démocratie. On se souvient de son appel, dans le fameux discours en 14 points de janvier 1918, à « rendre le monde sûr pour la démocratie ». Cette organisation, créée par le traité de Versailles, sera la Société des Nations, dans laquelle Wilson voulait voir une « assurance à 99 % contre la guerre ». Mais les esprits n’étaient pas mûrs pour énoncer les principes juridiques régissant le droit de faire la guerre : le Pacte de la Société des Nations est ainsi resté relativement vague à ce sujet, prévoyant surtout des modalités de saisine en cas de conflit et une exhortation à leur réserver une résolution pacifique.

Ce dispositif n’a pas tenu deux décennies, miné à la fois par le retrait des Etats-Unis, après que le Sénat en a rejeté la ratification, et la montée des dictatures, du nationalisme et du militarisme. Le Pacte Briand-Kellogg de 1928, par lequel les 63 États signataires déclaraient la guerre « hors la loi », n’a guère affecté ce processus délétère. Tirant les conséquences de l’échec de ces règles à empêcher une nouvelle guerre mondiale, plus dévastatrice encore que la précédente, le président Roosevelt, lointain successeur de Wilson, mettra en chantier un ordre juridique international plus contraignant que celui de l’entre-deux guerres, avec un traité à vocation universelle, la Charte des Nations Unies, qui énonce des règles précises et ne prêtant guère à interprétation. Qui plus est, un organe politique, le Conseil de sécurité, qui confère un rôle privilégié aux puissances victorieuses de la Guerre, celui d’être membres permanents dotés d’un droit de veto, sera chargé de faire respecter ces règles. 

Cette organisation, l’ONU, a failli à sa mission, dès le début de la Guerre froide et la guerre de Corée, le Conseil de sécurité étant régulièrement paralysé par le veto d’un ou plusieurs membres permanents, quelquefois directement responsables des violations de ces règles qu’ils avaient précisément pour mandat de faire respecter. Qu’il s’agisse de l’expédition franco-britannique à Suez en 1956, de l’intervention soviétique à Budapest cette même année puis à Prague en 1968, de la guerre du Vietnam, de la guerre d’Afghanistan menée par les Soviétiques pendant les années 1980, de l’intervention de l’OTAN en Serbie en 1999 de la deuxième guerre d’Irak lancée en 2003 par les États-Unis et leurs alliés, ou des interventions militaires de la Russie en Géorgie en 2008, puis en Ukraine en 2014, on avait affaire là, à chaque fois, à une violation caractérisée du droit international par un membre permanent du Conseil de sécurité. 

Dans chacun de ces cas, ces Etats mobilisaient leurs juristes pour échafauder des alibis censés justifier leurs écarts, qu’il s’agisse de la protection de la liberté de navigation dans le canal de Suez, de la prétendue demande émanant de « partis frères » en 1956 et en 1968, de l’invitation faite aux États-Unis par un régime fantoche au Vietnam du Sud, de la responsabilité de protéger des populations civiles ou de leur accorder le droit à l’autodétermination, comme en Crimée en 2014, ou encore de l’accumulation, par l’Irak, d’armes de destruction massive, une thèse mensongère que le secrétaire d’Etat Colin Powell avait dû s’humilier à aller défendre devant le Conseil de sécurité. « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », la célèbre maxime de La Rochefoucauld vient naturellement à l’esprit. 

La seule occurrence de guerre « légale », c’est-à-dire dûment autorisée par le Conseil de sécurité, à la suite d’une violation, là aussi flagrante, par un État, de la Charte des NU, à savoir l’annexion du Koweït par l’Irak en 1990, a donné lieu à une opération de rétablissement, par les armes, du statu quo ante, et confiée à une coalition conduite par les États-Unis. Le président Bush avait à l’époque appelé de ses vœux, dans un discours, un « nouvel ordre mondial, où la règle de droit supplantera la loi de la jungle et où le fort respectera les droits des plus faibles». Le Koweït a finalement été rétabli dans sa souveraineté, la coalition s’est retirée progressivement d’Irak et c’est sans doute le seul cas où le système de la paix par le droit ait véritablement fonctionné.

En février 2022, lorsque Poutine a lancé ses divisions blindées contre Ukraine, l’« alibi » avait une note orwellienne, avec l’argument de la dénazification d’un pays dont il niait par ailleurs le droit à l’existence, et des accusations, sans fondement et rapidement abandonnées, d’existence de laboratoires américains d’armes biologiques en Ukraine… Bref, plus aucune justification n’est produite à l’appui des violations du droit international. L’« opération militaire spéciale » du Kremlin a sonné le glas de la sécurité collective, en état de mort clinique au terme d’une longue agonie. Plutôt que de continuer à l’invoquer, dans un réflexe liturgique, il serait sage d’en faire notre deuil, comme une illusion perdue. 

2. Le retour à l’ « état de nature »

Le paradigme que cette transgression a installé nous renvoie vers celui que le monde a connu pendant des millénaires, avant les tentatives de l’organiser par la sécurité collective et le droit. C’est, au fond, le monde d’avant 1914, ou, au mieux, celui de l’entre-deux-guerres, lorsque des puissances montantes enfreignaient sans vergogne, et impunément, le Pacte de la Société des Nations, et le fragile mécanisme de sécurité collective mis en place dans ce cadre.

Témoin de la Guerre de Trente ans, Hobbes avait défini l’état de nature, comme la « guerre de chacun contre chacun », où les « rois et les détenteurs de l’autorité souveraine sont, à cause de leur indépendance, en état de constante rivalité et dans la posture des gladiateurs, leurs armes pointées et leurs yeux fixés les uns sur les autres ; c’est-à-dire leurs forts, leurs garnisons et leurs canons massés aux frontières de leurs royaumes (…) ce qui est une posture de guerre ».

Il renvoie à cet ordre international sans arbitre, que Raymond Aron, très sceptique vis-à-vis de la capacité du droit à contenir l’emploi illicite de la force, en l’absence d’une instance suprême qui puisse qualifier les faits et imposer une obligation à un État, décrivait avec lucidité : « La guerre est juste si elle est sanction d’un acte illicite, si elle est défense contre une agression, mais, juste ou non, elle est légale pour tous les belligérants parce qu’il n’y a, entre les souverains, ni tribunal pour dire le droit, ni force irrésistible pour l’imposer ». Par ailleurs, quand bien même le droit international serait de plus en plus respecté, une thèse qui laissait Aron dubitatif, l’essentiel, estimait-il, ne serait pas changé car « on ne juge pas du droit international sur les périodes calmes et les problèmes secondaires et si le but est la paix par la loi, nous sommes toujours aussi loin du but ».

Pour se projeter dans un avenir inévitablement incertain, il peut être utile de dégager quelques invariants fondamentaux qui ont précisément ordonné, pendant les millénaires, l’évolution humaine. Une clé de compréhension de cette évolution peut être trouvée dans la tension entre deux constantes : d’une part la violence et la domination, d’autre part l’aspiration à la dignité, à la liberté et à la reconnaissance. 

S’agissant de la première constante, Saint-Augustin avait, au IVe siècle de notre ère, rangé au nombre des trois « concupiscences » de l’âme humaine la libido dominandi, qu’il assimilait à l’orgueil, dont procèdent la passion de la domination, la tentation du pouvoir, la quête de la gloire et la volonté de puissance. Machiavel puis Hobbes ont exploré cette veine, concluant que l’individu est d’abord porté par ses passions et ses désirs. Ce constat vaut a fortiori pour les puissants, amenant Hobbes à observer que « les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l’intérieur par les lois, à l’extérieur par les guerres. Et quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l’ancien comme le désir de gloire acquise par une nouvelle conquête ».

Aron ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque les mobiles qui animent les « unités politiques » : « celles-ci ne veulent pas être fortes seulement pour décourager l’agression et jouir de la paix, elles veulent être fortes pour être craintes, respectées, admirées. En dernière analyse, elles veulent être puissantes, c’est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux, d’influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation. Les deux objectifs se rattachent l’un à l’autre : plus il a de forces, moins l’homme court le risque d’être attaqué, mais il trouve aussi, dans la force même et la capacité de s’imposer aux autres, une satisfaction qui n’a pas besoin d’autre justification. La sécurité peut être un but dernier : ne plus craindre est un sort digne d’envie, mais la puissance aussi peut être un but dernier : qu’importe le danger si on connaît l’ivresse de régner ?»

La seconde constante que l’on discerne est l’aspiration à la dignité, à la liberté et à la reconnaissance, qui renvoie à la théorie de l’histoire universelle formulée par Hegel. La fin de la Guerre froide avait donné du crédit aux thèses de l’évolution inéluctable des sociétés vers la démocratie libérale, que semblaient confirmer les choix des sociétés libérées du joug soviétique, mais aussi le combat des étudiants chinois pour la démocratie, réprimé dans le sang en juin 1989, ou encore les ralliements au modèle démocratique de nombreux pays d’Amérique latine ou de certains pays asiatiques, sans oublier la transition en Afrique du sud.

C’est cet esprit que le politologue Francis Fukuyama avait capturé avec sa fameuse « fin de l’histoire ». Si cette trajectoire a pu être empruntée dans 70 pays, la courbe s’est inversée moins de deux décennies plus tard et la régression démocratique a été générale, confirmée par l’échec des « printemps arabes ». Il n’y a plus aujourd’hui qu’une trentaine de démocraties libérales authentiques dans le monde, où un milliard d’individus seulement a le privilège de vivre, sur les 8 milliards que porte la planète. Et certaines de ces démocraties sont en proie à des crises de la représentation politique qui sont autant d’incubateurs du populisme, du nationalisme et des extrémismes. 

Ce constat de régression de la démocratie est à rapprocher d’une autre mise en garde de Raymond Aron : « Le jugement porté sur une action extérieure ne se sépare pas du jugement porté sur le régime intérieur, les institutions de l’État ». En d’autres termes, les dictatures et autocraties auront des politiques étrangères très différentes de celles des régimes démocratiques. C’est d’ailleurs au nom de cette analyse que les États-Unis avaient, après la Deuxième Guerre mondiale, considéré qu’un système de démocratie représentative serait le meilleur rempart contre une résurgence d’un péril nationaliste en Allemagne, au Japon et en Italie. Huit décennies plus tard, ce choix est confirmé dans sa pertinence. 

Pour autant, si la culture du respect de la règle de droit n’a pas suffi à préserver les États-Unis de la tentation de violer le droit international, il reste que le terreau naturel de la coercition est formé par les régimes autoritaires et dictatures. A l’intérieur, cette coercition s’exerce par la répression, l’arbitraire et l’abolition des libertés. A l’extérieur, elle revêt la forme de l’agression, de la provocation, du fait accompli, reflets du même mépris pour le droit international que pour la règle de droit dans l’espace intérieur. 

Cette tension, historique, entre la passion de la domination et du pouvoir d’une part, l’aspiration à la liberté d’autre part est appelée à continuer de sous-tendre l’ordre international. C’est le constat qu’avait déjà fait Kant il y a plus de deux siècles, et c’est le fondement des travaux qui ont revisité les écrits du philosophe de Königsberg, avec notamment la thèse dite de « la paix démocratique », formulée il y a un quart de siècle par le politologue américain Michael Doyle, et qu’on peut rendre par un énoncé simple : « les démocraties ne se font pas la guerre entre elles ».

Il n’est de meilleure illustration de cette thèse que le projet européen, fondé sur un postulat de rejet de la guerre par le transfert à une autorité supranationale de ces deux matières premières essentielles à l’industrie d’armement que sont le charbon et l’acier, mais plus encore une organisation politique bâtie autour des principes de l’État de droit et de la démocratie libérale. Certes, cette construction n’a pu voir le jour que grâce au couplage de sécurité assuré par les Etats-Unis dès les premières années de la Guerre froide, incarné par l’Alliance atlantique et maintenu après la fin de celle-ci.

Mais elle a permis d’agréger à cette culture de la règle de droit, du respect et de la confiance, nombre de pays issus de la dislocation du « bloc » communiste, souvent héritiers de contentieux territoriaux et « ethniques », des conflits parfois séculaires, qu’ils ont été amenés, pour rejoindre l’Union européenne, à dissoudre dans l’acceptation de l’acquis communautaire. L’Europe a de la sorte connu près de 80 années de paix ininterrompue, la plus longue période de paix de son histoire tourmentée. On ne peut évidemment que s’en réjouir, mais un dommage collatéral de ce succès a été que les Européens, en particulier ceux de l’ouest du continent, formatés par cette singularité de l’histoire, se sont crus – et continuent de se croire – immunisés contre la dimension tragique de celle-ci.

3. La paix par la force

Si la paix par le droit s’avère être une impasse, quel principe peut régir les relations internationales, et au premier chef la question cardinale de la guerre et de la paix, qui est au cœur de celles-ci ? La conséquence quasi-mécanique de ce basculement est le retour à la logique séculaire du primat de la force, de la coercition, des rapports de domination et, par corollaire, du besoin d’assurer sa sécurité dans ces conditions.

Tout au long de l’histoire, ce qu’Aron appelait les « entités politiques », les royaumes, empires ou États-nations ont cherché à assurer leur sécurité par une accumulation de forces, qui, dans le meilleur des cas, débouchait sur un équilibre de celles-ci. Mais elle exposait aussi au risque, implicite au « dilemme de sécurité », de l’escalade pour faire pièce aux ambitions prêtées aux puissances rivales et, tôt ou tard, de la rupture de cet équilibre. Une autre modalité de la sécurité a été la recherche, de la part d’un acteur faible, d’une protection auprès d’un acteur plus puissant, en contrepartie de l’acceptation d’une relation de protectorat ou de l’appartenance à ce qu’on appelle une « sphère d’influence ». Cette relation a pu être inscrite dans une alliance, avec ou sans traité, multilatérale ou bilatérale – honorée, ignorée ou carrément renversée…

Ces stratégies séculaires sont appelées à redevenir la norme du système international. Certes, le coût et les risques inhérents à une nouvelle course aux armements peuvent justifier des démarches de maîtrise des armements, que l’on a vu prospérer pendant la Guerre froide notamment. Mais la perspective de résurrection d’un système universel de sécurité collective, dans lequel les Etats accepteraient de gager leur sécurité sur des assurances purement juridiques, relève de l’utopie. Les constructions multilatérales imaginées pour organiser l’Europe de l’après-Guerre froide – l’OSCE, la Charte de Paris, l’accord sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) – vidées de leur substance, se sont étiolées au fil des années. Leur échec renvoie l’idée d’« architecture européenne de sécurité » dans la catégorie des chimères. 

Les régimes existants de maîtrise des armements sont eux-mêmes exposés à une forte corrosion : la Russie s’est retirée du traité FCE et du traité, New START, de limitation des arsenaux nucléaires avec les Etats-Unis. Mais le régime le plus fragile aujourd’hui est celui mis en place en 1968 par le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui a permis de démentir la conjecture du président Kennedy, lequel s’inquiétait de voir apparaître, « à l’horizon des années 1970, 15, 20 ou 25 puissances nucléaires dans le monde ».

Pour autant, ce traité n’a pas constitué une digue fiable contre l’acquisition d’armes nucléaires par le Pakistan, l’Inde et, plus récemment, la Corée du Nord. L’Etat le plus proche du seuil nucléaire est bien sûr l’Iran, et le régime de Téhéran ne manquera pas de le franchir dès qu’il le jugera opportun ou possible. L’arme nucléaire ne pouvant être désinventée, d’autres Etats seront enclins à suivre la même trajectoire dès lors qu’ils en auront les moyens technologiques et qu’ils jugeront que la détention de ce type d’arme est le seul moyen d’assurer leur sécurité – ainsi que, sans doute aussi, un marqueur de puissance.

Qui plus est, l’une des cinq puissances nucléaires « dotées » au sens du TNP, la Russie se sert de sa capacité non pas comme élément de dissuasion d’un agresseur, mais comme le parapluie d’une offensive conventionnelle, ce que les experts ont appelé la « sanctuarisation agressive ». C’est le schéma qu’on voit à l’œuvre en Ukraine, où la Russie conduit une guerre d’agression en multipliant les gesticulations nucléaires à l’adresse non pas du pays agressé, mais des Etats qui ont choisi de soutenir Kiev. L’objectif est de les dissuader, en agitant le spectre de l’escalade, de monter d’un cran dans la qualité de ce soutien, notamment par la nature et les performances des armements livrés. Cette posture, dont on peut dire qu’elle a été couronnée d’un certain succès, peut inspirer d’autres États nucléaires.

Par ailleurs le spectre des ressources disponibles au service de la conflictualité est bien plus large qu’il ne l’a jamais été dans l’histoire. Si des techniques anciennes, comme l’artillerie, continuent de prouver leur efficacité sur les champs de bataille, les systèmes d’armes sont de plus en plus performants, automatisés, précis, destructeurs, intégrés avec d’autres fonctions, de renseignement et de communication. 

Le cyberespace offre un champ illimité d’action en profondeur, qui permet aux Etats autoritaires de donner une ampleur inédite aux vieilles méthodes de propagande, consubstantielles à la guerre. Elles portent aujourd’hui d’autres noms – la désinformation, la manipulation, les usines à trolls, les machines à mensonges… – mais elles relèvent du même objectif : semer le doute, la confusion, la discorde chez l’adversaire. La logique de l’affrontement envahit les champs les plus inattendus, qui vont de la réécriture des normes à celle de l’histoire, dont la Russie, le président Poutine en tête, et la Chine se sont fait les champions. Cette dernière utilise ainsi ses instituts Confucius et ses étudiants à l’étranger pour essayer d’imposer son récit national, et n’hésite pas à intimider les chercheurs qui contrarient ce projet. On a également vu surgir le concept, plus flou, de « menace hybride », qui recouvre toutes sortes d’actions, comme l’arrivée des « hommes verts », en uniformes dépourvus d’insignes, en Crimée en 2014, ou encore l’exfiltration, par la Biélorussie, de migrants vers la Pologne.

Les grandes entreprises, enfin, peuvent également être mobilisées par leurs Etats d’origine dans leurs stratégies d’affrontement. Aux Etats-Unis, la loi Cloud Act, promulguée en mars 2018, donne ainsi accès à l’administration à toutes les données stockées par les entreprises américaines de l’Internet, que ce soit aux États-Unis mêmes ou à l’étranger, qu’elles concernent ou non des ressortissants américains. Elles constituent de véritables aspirateurs mondiaux d’information et de données. Quant à la Chine, toutes les entreprises nationales sont érigées en auxiliaires de la politique du PCC. Elles sont des véhicules de recrutement, d’influence, d’entrisme, de promotion des normes chinoises ou encore, grâce à leurs performances technologiques et commerciales, d’implantation de la 5G au cœur des systèmes de communication du monde occidental. La Chine a également développé, très discrètement, un activité d’exportation de son savoir-faire et de ses équipements de contrôle social et de surveillance vers des pays du sud, une façon d’installer une dépendance durable.

Sans surprise, enfin, les entreprises russes – Nordstream, Rosneft, Sibur, Zarubezhneft… – ne sont pas plus vertueuses, rémunérant, jusqu’en février 2022 du moins, de nombreuses anciennes personnalités politiques européennes, souvent éminentes.

L’enjeu de la démocratie

La notion qui capture le mieux l’ordre du monde, s’il faut répondre à la question du Forum de Valdaï de 2014, est celle d’un jeu sans règles, d’un jeu où tous les coups sont permis, celle du primat de la force, gage d’une paix armée.

La Chine vient d’annoncer une hausse de son budget militaire de plus de 7 % en 2024, la même progression qu’en 2023. La Russie a affiché une augmentation de 10 fois ce chiffre, soit 70 %, entre 2023 et 2024. Quant aux Etats-Unis, la progression n’est que de 3 %, mais elle s’applique à une masse colossale, qui s’élève cette année à près de 900 milliards de dollars. Quant aux dépenses militaires agrégées à l’échelle du monde, elles ont crû de 9 % en 2023, pour atteindre 2 200 milliards de dollars…

Ces dépenses restent cependant très inférieures aux niveaux qu’elles avaient atteints au plus fort de la Guerre Froide. A la charnière des années 1950-60, leur ratio dans le PIB était de 9-10 % pour les Etats-Unis, et même légèrement supérieur à 10 %, dans le cas de la France, en 1960. Pour autant, malgré le nom de Guerre froide, l’Europe de l’ouest a bénéficié d’une longue période de paix et de prospérité.

Pour ce qui est de la tension entre d’une part la domination et la violence, d’autre part l’aspiration à la dignité et à la liberté, non seulement l’euphorie de la « fin de l’histoire » s’est transformée en dégrisement, après que la vague de démocratisation de l’après-Guerre froide a laissé place à la régression démocratique. Mais, plus inquiétant, la crise des démocraties représentatives affecte désormais des pays où cette forme d’organisation du politique semblait solidement enracinée, aux Etats-Unis comme en Europe.

On voit là des formations extrémistes, portées par une rhétorique populiste, accéder au pouvoir, tandis que d’autres s’en rapprochent. Se prétendant l’incarnation de la volonté du peuple, elles font main basse sur les institutions de la démocratie – la justice, le contrôle de constitutionnalité, la liberté de presse… – pour garantir leur maintien et même leur pérennité au pouvoir. Les régimes autocratiques ou dictatoriaux sont coutumiers de ces procédés qui, s’ils commencent à gangréner l’archipel des démocraties, ne peuvent manquer d’inquiéter. Car ce sont précisément ces dérives qui préparent le terreau des logiques de domination et de coercition.

C’est pourquoi, alors que les Etats-Unis sont exposés à un risque de fragilisation de leur régime démocratique, il paraît essentiel de préserver l’ensemble européen du risque de corrosion de son unité autour de ses principes fondateurs, que sont l’Etat de droit et la démocratie. Car, à la différence d’un Etat, dont les institutions sont exposées aux aléas politiques, celles de l’UE sont, avec ce corollaire qu’est l’Etat de droit, ancrées dans des traités, qui offrent de ce fait des mécanismes de rappel et de résilience face aux dérives possibles. C’est ainsi seulement que l’ensemble européen est à même de démontrer qu’il peut exister une alternative à l’anarchie et à la loi du plus fort. Et c’est en faisant corps autour de ses principes qu’il est légitime pour rester la boussole politique de l’idéal démocratique et de l’aspiration des peuples à la liberté, seule chance, en les aidant à ramener leurs nations vers la communauté des démocraties, de retrouver un jour, sans doute lointain, le chemin de la paix.

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Pierre Buhler

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