Make America Healthy Again : l’alimentation, nouveau champ de bataille idéologique aux États-Unis

Make America Healthy Again : l’alimentation, nouveau champ de bataille idéologique aux États-Unis
Publié le 22 décembre 2025
Aux États-Unis, l’alimentation est en train de vivre une révolution. Après la domination de l’alimentation industrielle et l’arrivée timide de l’alimentation bio, un nouveau paradigme semble s’imposer : l’alimentation santé. Longtemps cantonné aux marges du bien-être, ce mouvement s’installe désormais au cœur du débat public, à la croisée de la nutrition, de la santé publique, de la technologie et de la politique. Ce qui, hier encore, portait les valeurs de la gauche progressiste – la santé, l’environnement, le bio, le local – est désormais repris par la droite conservatrice et libertarienne, qui en fait un instrument de reconquête culturelle avec le mouvement Make America Healthy Again (MAHA), lancé par Robert F. Kennedy Jr. Sous un discours en apparence consensuel sur la santé et la liberté individuelle, il prolonge les thèses du Project 2025 de la Heritage Foundation. Derrière ce « retour à la nature » se dessine un glissement plus profond : l’alimentation devient le terrain d’un affrontement idéologique où se croisent multinationales agroalimentaires, start-up de la « healthy food », militants libertariens et figures de la droite radicale. Ce qui se joue ici, c’est bien plus qu’une question de régime alimentaire : une bataille autour de la science, de la liberté et du rôle de l’État.

1. Etat des lieux :  la santé américaine en alerte

En mai 2025, l’administration Trump a publié à un rapport1 intitulé Make America Healthy Again, décrivant « la dure réalité de la santé déclinante des enfants américains ». Ce document affirmait vouloir non seulement « gérer les symptômes », mais également « attaquer les causes racines » de cette épidémie. Si la rigueur scientifique du rapport et certaines de ses analyses ont été vivement contestées, le constat général est sans appel.

Selon une étude publiée par la revue scientifique d’Harvard, 63 % des Américains consomment trop de sucres ajoutés et 90 % trop de sel. D’après la Food and Drug Administration (FDA) et plusieurs études épidémiologiques récentes, près de 70 % des calories qu’ils ingèrent proviennent d’aliments ultra-transformés — riches en sucres, en graisses et en sel, et dont la texture et la saveur sont optimisées par des additifs pour stimuler le plaisir gustatif et encourager la surconsommation. Les conséquences sont massives : selon le Center for Disease Control and Prevention (CDC), entre 40 et 45 % des décès prématurés aux États-Unis sont liés à des causes nutritionnelles — obésité, diabète de type 2, maladies cardiovasculaires ou encore certains cancers.

Et la situation est encore plus préoccupante chez les enfants. 40% des 73 millions d’enfants américains de moins de 18 ans souffrent d’une maladie chronique2 – asthme, allergies, obésité, maladies auto-immunes, troubles du comportement, entre autres. L’incidence du cancer, du diabète et des maladies mentales augmente, tandis que l’espérance de vie recule. Un chiffre résume la crise : dans la première puissance militaire mondiale, seul un jeune sur quatre, âgé de 17 à 24 ans, est aujourd’hui jugé apte à servir dans l’armée3.

Pourtant, la situation semble s’améliorer, même si les inégalités demeurent. Le taux d’obésité de la population américaine a légèrement reculé pour la première fois en 2023, repassant sous le seuil de 44 %. Parallèlement, plusieurs travaux récents mettent en évidence une amélioration globale de la qualité de l’alimentation aux États-Unis au cours des deux dernières décennies. En s’appuyant sur les données du National Health and Nutrition Examination Survey4 (NHANES), un programme de recherche représentatif de la population américaine, des chercheurs ont montré que la part d’adultes ayant une alimentation de mauvaise qualité a diminué de 49 % à 37 % entre 1999 et 2020, selon les principaux indices de qualité nutritionnelle. Cette enquête, menée auprès de 51 703 adultes, prend en compte la consommation de fruits, légumes, haricots, noix, céréales complètes, boissons sucrées ou encore de viande transformée. Dans le même temps, la part de ceux dont le régime est jugé « de qualité intermédiaire » est passée de 50,6 % à 61,1 %. Une hausse qui demeure insuffisante. « Bien qu’il soit encourageant de constater une certaine amélioration, en particulier une diminution de la consommation de sucres ajoutés et de boissons aux fruits, il reste encore beaucoup à faire, en particulier pour les personnes issues de communautés et de milieux marginalisés », rappelle Junxiu Liu, l’un des auteurs de ce travail. L’étude révèle en effet que la part d’adultes ayant une alimentation de mauvaise qualité a baissé de 45,7% à 29,9% chez les Américains à revenu élevé, de 50% à 43% chez ceux à revenu moyen, et seulement de 51,8% à 47,3% chez ceux à faible revenu.

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Enfin, les données les plus récentes du CDC5 indiquent, pour la première fois depuis vingt ans, une légère inflexion de la consommation de produits ultra-transformés aux États-Unis : entre 2017-2018 et la période août 2021-août 2023, la part des calories issues de ces aliments est passée de 65,6 % à 61,9 % chez les jeunes, et de 55,8 % à 53,0 % chez les adultes.

2. Les prémices d’un changement

Dans le même temps, l’alimentation des Américains connaît d’importantes évolutions :

  • Les traitements anti-obésité à base d’analogues du glucagon-like peptide-1 (GLP-1) bouleversent le rapport des Américains à l’alimentation. Découverte dans les années 1980, cette hormone régule la satiété et la sécrétion d’insuline. En 2025, près d’un Américain sur dix suit un traitement de ce type. Une étude conjointe de la Cornell University et de la société de recherche Numerator6 publiée en décembre 2024 indique que ces médicaments coupe-faim modifient sensiblement les comportements alimentaires. En utilisant des données d’enquêtes sur l’adoption de ces médicaments, associées à des données de transactions issues d’un panel représentatif de foyers américains, les chercheurs ont constaté qu’au cours des six mois suivant le début du traitement, les foyers utilisateurs ont réduit leurs dépenses alimentaires de 5,3 % en moyenne, et de 8,2 % pour les foyers les plus aisés. La baisse est particulièrement marquée pour les produits ultra-transformés et riches en calories, avec une chute de 10,1 % des achats de snacks salés. À l’inverse, quelques catégories d’aliments plus sains, comme le yaourt, voient leurs ventes progresser légèrement. Les dépenses dans la restauration rapide et les cafés diminuent également de 8 %.

Les effets de ces traitements dans la durée interrogent néanmoins. Il semblerait qu’ilspersistent environ un an, avant de s’atténuer, surtout s’ils ne sont pas accompagnés d’une modification du mode de vie : alimentation et activité physique. Les foyers qui interrompent le traitement reviennent à leurs habitudes antérieures, avec des achats légèrement moins équilibrés qu’avant. Enfin, un des freins majeurs reste encore le coût du traitement, environ 300 dollars par mois, qui n’est actuellement pas remboursé, et le fait que la reprise de poids à l’arrêt du médicament est fréquente.

Malgré tout, ces résultats soulignent le potentiel des médicaments GLP-1 à transformer la demande alimentaire des consommateurs, une tendance qui pourrait entraîner des conséquences majeures sur la santé des américains mais également pour l’industrie agroalimentaire si leur adoption se généralise.

  • Les régimes hyperprotéinés, autrefois réservés aux sportifs, se sont imposés aux Etats Unis comme un standard de santé. La protéine est présente partout : dans l’eau, dans les glaces, le café, le pain, les barres chocolatées … malgré les alertes des chercheurs. Les travaux de Bettina Mittendorfer (Washington University, Journal of Nutrition, 2024) montrent ainsi qu’une consommation excessive de protéines animales accroît la charge rénale et le risque cardiovasculaire. Ces alertes peinent toutefois à concurrencer les nombreux influenceurs fitness, nouveaux prescripteurs d’une santé performative et marchande. Cette tendance est particulièrement marquée chez les jeunes générations. Selon le Food and Health Survey 2024 de l’International Food Information Council (IFIC), 54 % des adultes américains ont suivi un régime spécifique en 2024 — mais cette proportion atteint 66 % chez la génération Z et 64 % chez les milléniaux, contre 42 % chez les baby-boomers. Les régimes DASH, méditerranéen et flexitarien dominent, tous centrés sur la densité nutritionnelle, la prévention des maladies chroniques et la durabilité alimentaire. Mais le véritable tournant à venir pourrait bien être pharmacologique
  • Le mouvement Food Is Medicine (FIM), né dans les années 2010 et soutenu aujourd’hui par la FDA et l’USDA, propose une approche nouvelle de la santé publique : faire de l’alimentation un outil thérapeutique à part entière. Il repose sur la prescription de repas « médicalisés », de fruits et légumes, propose des subventions ciblées pour produits sains afin de prévenir les maladies chroniques (diabète, obésité, hypertension). Selon Health Affairs7, une majorité d’Américains soutient désormais cette « médicalisation de la prévention » et souhaite que les assureurs la prennent en charge. Plusieurs États, comme la Californie ou le Massachusetts, ont lancé via leurs régimes publics de type Medicaid (Medi-Cal, MassHealth) des programmes pilotes intégrant la FIM dans le remboursement des soins, sur la base d’un principe simple : prescrire un régime coûte moins cher que soigner une maladie chronique.

Des études récentes (JAMA Network Open, American Journal of Preventive Medicine) estiment que ces dispositifs réduisent les dépenses de santé de 10 à 15 % et améliorent les marqueurs biologiques des patients à bas revenu.

Le mouvement suscite toutefois des réserves : certains redoutent une médicalisation excessive de l’alimentation ou une privatisation de la prévention, tandis que le secteur privé s’en empare déjà à travers les start-ups de nutrition personnalisée et les assurances santé basées sur les scores alimentaires.

Preuve que la question des aliments ultratransformés est désormais érigée en priorité politique : la FDA et l’USDA ont lancé, en juillet 2025, une consultation nationale visant à définir la catégorie des « aliments ultra-transformés », en s’inspirant de la classification NOVA de l’OMS. Et le 2 décembre, la ville de San Francisco a déposé plainte contre dix géants du secteur — dont Coca-Cola, Mars ou Nestlé — les accusant d’avoir contribué à créer une véritable « crise de santé publique ».8.

  • Enfin, l’usage croissant d’applications de notation, qui décryptent la composition nutritionnelle des aliments, témoigne d’une nouvelle exigence de transparence des consommateurs. Lancée aux États-Unis depuis 2020, l’application Yuka y connaît un succès fulgurant : avec 24 millions d’utilisateurs, les USA s’imposent désormais comme son premier marché mondial. Elle est particulièrement populaire dans les États progressistes comme New York ou la Californie, mais également en Floride et au Texas. Comme en France lors du déploiement du Nutri-Score9, l’industrie agroalimentaire américaine s’adapte : reformulation des recettes, réduction des portions, multiplication des produits « meilleurs pour la santé ». De grandes marques de glaces, par exemple, proposent désormais des versions pauvres en sucres et enrichies en protéines.

Toutes ces initiatives témoignent d’un tournant profond dans les habitudes alimentaires des Américains — un tournant qui, désormais, n’échappe plus à la politique. Longtemps, la conscience nutritionnelle et environnementale a été surtout portée par les démocrates, incarnée notamment par Michelle Obama, qui avait lancé un vaste programme de promotion de repas plus sains dans les cantines scolaires. Pour eux, l’alimentation constituait un levier naturel d’expression de leurs valeurs : justice sociale, santé publique, protection de l’environnement.

Depuis quelques années, toutefois, le rapport de force s’est inversé. Avec le mouvement MAHA, la droite a repris la main. Au nom de la liberté individuelle, de la méfiance envers l’État et du rejet de la supposée “tyrannie sanitaire”, elle s’est approprié certains codes de la consommation responsable pour les inscrire dans un combat identitaire plus large : contre les semences industrielles, les vaccins, les additifs, mais aussi contre toute forme d’autorité publique perçue comme intrusive.

3. L’alimentation, nouveau champ de bataille idéologique

Dans les années 1990, le discours nutritionnel aux Etats-Unis s’est développé dans une logique de santé publique, de progrès scientifique et d’éducation. Manger bio ou végétarien relevait alors d’une culture progressiste, mêlant critique de l’agro-industrie, souci écologique et consommation responsable et de bonne gestion du budget familial. Mais, à mesure que cette vision s’est institutionnalisée, elle a suscité de plus en plus de résistances. Lorsque les autorités fédérales ont commencé, à partir de 2015, à inclure des critères environnementaux dans les recommandations alimentaires — réduction de la viande rouge, promotion des légumineuses, prise en compte du bilan carbone —, la droite conservatrice a dénoncé une intrusion de l’État dans la sphère privée. Elle a accusé les pouvoirs publics de vouloir dicter aux citoyens « ce qu’ils doivent manger ».

Ce basculement s’est cristallisé dans le Project 2025, vaste plan d’action élaboré par la Heritage Foundation, le think tank conservateur le plus influent de la galaxie MAGA, pour préparer un retour des conservateurs. Ce document appelle à refonder en profondeur les politiques nutritionnelles fédérales.

Selon ses auteurs, les Dietary Guidelines for Americans, des « lignes de conduites » qui proposent des repères, des conseils, des bonnes pratiques à destination des professionnels de santé, de l’alimentation scolaire et des familles, et qui sont révisées tous les cinq ans par les départements de la santé et de l’agriculture, auraient été « capturées par la gauche » en intégrant des objectifs climatiques et environnementaux. Le projet propose donc de supprimer ces critères jugés « idéologiques » et de recentrer la politique alimentaire sur la « liberté de choix des individus ». Le document l’énonce clairement: « There is no shortage of private sector dietary advice for the public, and nutrition and dietary choices are best left to individuals to address their personal needs… [Government advice is] oversimplification to the point of miscommunicating important points, questionable use of science, and potential political influence. » Le Projet 2025 plaide pour la réhabilitation des produits d’origine animale et des graisses saturées et pour le désengagement de l’État des programmes nutritionnels publics comme les cantines scolaires ou les allocations alimentaires SNAP, principal programme public d’aide alimentaire aux Etats-Unis, auquel recourent 12,6% des résidents américains10.  

Le texte incarne une stratégie plus large : déplacer le débat de la science vers les valeurs, transformer l’alimentation en champ de bataille de la guerre culturelle américaine.

4. Focus sur le mouvement MAHA : la récupération politique de la « santé naturelle »

C’est dans ce contexte qu’est né le mouvement MAHA — pour Make America Healthy Again (« Rendre sa santé à l’Amérique »). Officiellement lancé à l’initiative du Ministre de la santé, ce programme ambitionne de fédérer les efforts contre l’obésité et les maladies chroniques, en partant du constat largement partagé que la santé des Américains s’est profondément dégradée. Mais derrière cette façade consensuelle se dessine une coalition hétéroclite : militants antivaccins, influenceurs et entrepreneurs du bien-être, figures du conservatisme religieux et partisans de la « liberté thérapeutique ». Tous partagent une même défiance à l’égard des institutions de santé publique, paradoxalement perçues comme compromises par les industries pharmaceutique et agroalimentaire.

Kennedy Jr., démocrate pendant près de trente ans et ancien adversaire de Donald Trump finalement rallié, fusionne ici deux traditions que tout semblait opposer : l’héritage naturaliste des années 1970 issu des communautés hippies prônant l’autonomie du corps et la médecine naturelle, et le populisme libertarien du mouvement MAGA, fondé sur la défiance envers l’État et les institutions.  

Les partisans de MAHA prônent des solutions individuelles et « naturelles » aux problèmes de santé, au nom d’une autonomie du corps opposée à toute régulation publique. En mettant l’accent sur la santé des enfants, le mouvement séduit particulièrement des millions de femmes américaines qui se présentent comme les « MAHA Mommies ». Elles défendent la souveraineté maternelle et le droit de choisir l’alimentation et les traitements de leurs enfants, tout en rejetant les vaccins obligatoires et les additifs. Leur slogan « Le gouvernement ne doit pas dire quoi manger ni quoi injecter » résume cette idéologie du corps souverain. L’une de leurs figures emblématiques, Liana Werner-Gray, affirme avoir guéri d’un cancer grâce à un régime crudivore. Comme le souligne le juriste Lewis A. Grossman11, ce discours s’inscrit dans la tradition américaine du libertarianisme médical, hostile à toute régulation publique de la santé et attaché à la liberté individuelle face à la science institutionnelle.

Kennedy Jr. reprend la stratégie de la Heritage Foundation. Il accuse les grandes agences de santé (FDA, NIH, CDC) d’être sous l’influence des lobbys pharmaceutiques, il oppose à la science fondée sur les faits à une « science morale ». Les certitudes sur les graisses ou les aliments ultra-transformés sont remises en cause au nom de la « liberté de choix », tandis que les réseaux sociaux amplifient les discours pseudo-scientifiques comme par exemple la croisade contre les huiles de graines (telles que l’huile de tournesol, de lin ou de colza). Enfin, la politisation de la nutrition mine la confiance des citoyens dans les institutions scientifiques  et les médecins sont accusés d’endoctrinement.

Dans ce contexte, la stratégie MAHA présentée le 9 septembre par Robert F. Kennedy Jr. était très attendue, notamment par la communauté scientifique américaine. Elle devait répondre au rapport évoqué plus haut, publié au printemps par la même administration sur la santé des enfants américains. Mais le plan d’action a déçu. Malgré quelques avancées, le texte marque de nets reculs en matière de nutrition. Le document prévoit l’interdiction des colorants synthétiques dans les produits alimentaires ainsi qu’une mise à jour des normes pour les préparations infantiles. En revanche, il n’y a aucune proposition sur les aliments ultra-transformés, trop gras, trop sucrés et trop salés, un geste perçu comme une concession aux grands groupes agroalimentaires. Le rapport se contente d’annoncer une révision de la définition de ces produits.

La question des pesticides et des produits chimiques est, elle aussi, soigneusement évitée, sans doute pour ménager les géants de l’agriculture américaine, dont l’influence reste déterminante dans plusieurs États clés et dans le financement des campagnes politiques. Cette prudence a suscité la colère de certains partisans du mouvement MAHA. Ainsi, David Murphy, directeur financier de la campagne présidentielle de Robert F. Kennedy Jr. en 2024, a déclaré au Wall Street Journal que « Big Ag, Bayer et l’industrie des pesticides sont désormais solidement installés à la Maison Blanche et sabotent délibérément la promesse de campagne de Trump faite aux millions d’électeurs de MAHA qui l’ont aidé à revenir au pouvoir ».

Derrière un discours extrêmement volontariste, la stratégie MAHA se heurte à son tour aux mêmes limites que les politiques publiques menées en Europe ou au Royaume-Uni. Il lui faut éviter toute confrontation avec les pratiques de l’agro-industrie, se concentrer sur quelques symboles, et contourner les causes structurelles du problème. C’est une stratégie d’évitement politique, protégeant les intérêts des grands groupes agroalimentaires — viande, produits laitiers, sodas — face à toute tentative de régulation fondée sur des critères scientifiques ou climatiques. Ces industries, qui ont perçu le mouvement de Robert F. Kennedy Jr. comme une menace pour leurs modèles économiques, ont désormais repris l’initiative du débat.

La prochaine étape sera la révision des Dietary Guidelines for Americans qui devraient être publiées en décembre. Selon The Guardian12, la nouvelle mouture, encore non publiée, provoque déjà une vive controverse. Robert F. Kennedy Jr. prépare des recommandations qui encourageraient les Américains à consommer davantage de graisses saturées rompant avec un demi-siècle de consensus scientifique. Les experts expriment leur inquiétude et surtout les scientifiques dénoncent la méthode. Le rapport officiel du Dietary Guidelines Advisory Committee, censé définir les recommandations 2025-2030 sur la base d’une revue rigoureuse de la littérature, n’a pas encore été publié. Kennedy semble vouloir imposer sa ligne politique, en court-circuitant le protocole habituel. Selon The Guardian, ce contournement pourrait avoir des conséquences directes sur la composition des repas scolaires et des rations militaires, où la part des graisses saturées pourrait passer de 10 % à près de 20 %.

L’Amérique vit ainsi une double révolution : une prise de conscience sanitaire réelle, mais encadrée par des intérêts économiques et idéologiques puissants. L’alimentation devient ainsi un champ de bataille politique et les contradictions sont nombreuses. Le mouvement MAHA défend la liberté de choix mais ignore les inégalités d’accès à une alimentation saine ; il dénonce les grands laboratoires tout en profitant du marché florissant des compléments ; il prône la « science du bien-être » tout en diffusant des discours antivaccins.

Et maintenant ?

Le sommet MAHA, qui a eu lieu le 12 novembre, illustre parfaitement la manière dont le mouvement mêle critique du corps médical, promotion de pratiques alternatives et discours techno-solutionniste. En réunissant responsables politiques tels que JD Vance, et des représentants d’importantes entreprises pharmaceutiques et technologiques, l’événement a donné à voir une vision de la santé fondée sur l’autonomie individuelle, la défiance à l’égard des institutions scientifiques traditionnelles et la valorisation de solutions présentées comme « naturelles » ou « disruptives » (psychédéliques, nutrition anti-industrielle, optimisation biologique, lutte contre le vieillissement). Ce mélange des genres est susceptible de créer un effet de doute, de trouble ou de découragement chez une partie des consommateurs, par ailleurs exposés au discours contradictoire de l’industrie agro-alimentaire. Le fait qu’un sujet soit perçu comme controversé est un facteur de démobilisation. Or, l’effort à faire pour changer son alimentation au quotidien est important et difficile à maintenir dans la durée. Sans soutien clair dans le discours public, c’est facilement perdu.

Si Robert F. Kennedy Jr. (RFK Jr.) conserve un fort soutien parmi les républicains, son succès dans l’opinion s’érode. Plusieurs sondages13 indiquent qu’une majorité d’Américains désapprouve désormais son action : selon un sondage d’octobre 2025, près de 60 % d’entre eux désapprouvent sa gestion en tant que secrétaire à la Santé, notamment en raison de ses positions antivaccins, des licenciements massifs dans les agences sanitaires, du démantèlement des instances d’évaluation scientifique, et de prises de position controversées, comme par exemple le fait de déconseiller le Tylenol aux femmes enceintes.

A un an des élections de mi-mandat, les démocrates misent désormais sur l’association de Kennedy  Jr. avec la résurgence de maladies comme la rougeole — et une hausse des coûts de santé. Nemoiins Leur stratégie reste néanmoins prudente : l’enjeu est de critiquer sa politique et la désinformation sanitaire, sans stigmatiser frontalement ses partisans séduits par un discours populiste autour de la santé « naturelle ».

5. Quelques leçons pour la France

Derrière les excès américains se dessinent peut-être des enseignements pour l’Europe — et pour la France en particulier. Si la France présente encore, en comparaison internationale, une prévalence plus faible du surpoids et l’un des taux de mortalité liés à l’alimentation parmi les plus bas, les tendances récentes sont clairement préoccupantes. Les données montrent une hausse continue des apports caloriques, une place croissante des aliments ultra-transformés et une progression de la sédentarité. Le nombre de personnes obèses a doublé entre 1997 et 2020. Aujourd’hui, près d’un adulte sur deux est en surpoids et 17 % sont obèses, selon Santé publique France. Or l’alimentation, premier facteur de risque évitable, pèse déjà lourdement sur la santé publique, alors même que notre système de protection sociale peine à retrouver un équilibre financier et structurel.

À cette dégradation nutritionnelle s’ajoute désormais la contrainte écologique, qui transforme profondément les cadres de nos choix alimentaires. Pour respecter les objectifs climatiques, il sera nécessaire de réduire la consommation de viande, d’augmenter celle de protéines végétales, de privilégier des produits frais, locaux et de saison. Cette évolution n’est pas seulement compatible avec les objectifs de santé publique : elle les renforce. Les régimes alimentaires favorables au climat sont aussi ceux qui préviennent le plus efficacement les maladies chroniques.

Pourtant, la transformation des comportements reste lente, hétérogène et socialement très contrastée. Malgré les campagnes de prévention et les dispositifs existants, les changements structurels demeurent timides. Selon FranceAgriMer et l’INSEE, la consommation de viande n’a reculé que de 3 % en dix ans, tandis que celle des légumineuses reste marginale. Cette inertie révèle les limites d’une approche reposant principalement sur l’information et la responsabilisation individuelle, sans transformation profonde des environnements alimentaires, des incitations économiques et des normes sociales. Répondre aux enjeux conjoints de santé et de climat suppose dès lors une véritable théorie du changement, articulant politiques publiques ambitieuses, régulation, fiscalité comportementale, éducation nutritionnelle et mobilisation coordonnée des acteurs privés.

L’exemple américain, avec le mouvement MAHA montre qu’une prise de conscience rapide est possible lorsque la santé devient un enjeu politique majeur. Mais il illustre aussi les dangers d’une politisation brutale et idéologisée de l’alimentation : la science y est instrumentalisée, l’expertise contestée, et les choix alimentaires transformés en marqueurs identitaires. La prévention n’y apparaît plus comme un bien commun, mais comme un terrain de conflictualité culturelle et politique, affaiblissant la capacité collective à agir sur des bases rationnelles.

À l’inverse, la France dispose encore d’un socle institutionnel solide : PNNS, campagnes « Manger Bouger », encadrement de la publicité alimentaire, restauration scolaire régulée, outils d’étiquetage comme le Nutri-Score. Ce cadre, fondé sur la science, garantit cohérence et légitimité, mais il se heurte à une lenteur structurelle qui interroge à l’heure de l’urgence sanitaire et climatique.

Dès lors, la question n’est plus seulement celle de la transformation des comportements individuels, mais celle de l’accélération collective d’un changement systémique. Comment créer des environnements alimentaires qui orientent sans contraindre, protègent sans infantiliser ? Et surtout, comment éviter que l’alimentation, enjeu vital, partagé et profondément politique, ne devienne à son tour un champ de polarisation idéologique où la science perdrait sa capacité à faire société ?

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Suzanne Gorge