Souveraineté européenne : en attendant Godot ?

Souveraineté européenne : en attendant Godot ?
Publié le 6 juillet 2023
  • ancien diplomate, auteur de La Puissance au XXIe siècle (Paris, CNRS éditions), enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris, à la Hertie School de Berlin et au Collège d’Europe à Natolin
L'invention du concept de « souveraineté européenne » par le président Macron en 2017 a suscité un débat, ravivant des différends sur la supranationalité, l'État-nation et la démocratie qui résonnent depuis la création du projet européen. Elle est également intervenue à un moment où une série de crises a contraint l'Union européenne à dépasser ses ambitions de « puissance normative » pour vivre son « moment machiavélien », dans un contexte de montée de nouvelles puissances mondiales et de menaces existentielles pour elle-même et ses États membres. La « souveraineté européenne » n’est pas un oxymore, mais une expression impropre. La véritable question qui se pose à l’Union européenne est celle non de la souveraineté, mais de la puissance. Or, la puissance procède du commandement, qui est loin d'être un attribut du processus complexe de prise de décision partagée de l'entité européenne, ce qui rend l'objectif de devenir une puissance à part entière hors de sa portée.

« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ». Vladimir à Estragon

En attendant Godot, Samuel Beckett

« La seule voie qui assure notre avenir (…) c’est la refondation d’une Europe souveraine, unie et démocratique. Ayons ensemble l’audace de frayer ce chemin ». Quelques mois après son élection en 2017, le président français Emmanuel Macron avait choisi d’exposer sa feuille de route pour l’Europe dans l’imposant amphithéâtre lambrissé de l’université de la Sorbonne. « L’Europe seule peut assurer une souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts. Il y a une souveraineté européenne à construire, et il y a la nécessité de la construire », avait-il ajouté, avant d’esquisser six pistes clés pour la mise en œuvre de son appel à l’action.

Un an plus tard, en 2018, le concept énoncé à la Sorbonne fournissait au président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le titre de son discours sur l’état de l’Union, « L’heure de la souveraineté européenne ». « La situation géopolitique fait que l’heure de l’Europe a sonné », avait-il expliqué, « Il est temps que l’Europe prenne son destin en main (…) L’Europe doit devenir un acteur plus souverain dans les relations internationales ». Prudent, il avait également rappelé que « la souveraineté européenne naît de la souveraineté nationale des États membres et ne la remplace pas ». Ce concept a nourri un débat animé, a pénétré la rhétorique de l’UE et a fait son apparition dans le langage du traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, signé en janvier 2019, qui appelle à une « Union européenne unie, efficace, souveraine et forte » et figure également dans la stratégie de sécurité nationale rendue publique le 14 juin par le gouvernement allemand.

Mais que signifie-t-il au juste ? Comment ce tournant sémantique s’inscrit-il dans un paysage européen qui regorge de concepts chargés de sens ? Que peuvent nous en dire la philosophie politique, la théorie du droit, l’histoire de la construction européenne et, tout simplement, la science politique ?

Pour répondre à ces questions, il y a lieu de rappeler que le principe d’« égalité souveraine » des Etats a été retenu comme fondement essentiel de l’ordre international bâti au lendemain de l’après-Seconde Guerre mondiale. Mais les pays fondateurs du projet européen ont choisi la voie singulière de la « déconstruction » de cette souveraineté portant vue comme une prérogative intangible de l’État-nation. L’histoire de l’aventure européenne peut être lue à travers la tension entre la voie fédérale qu’elle traçait et le principe de souveraineté des États membres. Cette tension a été exacerbée par les chocs et les crises que l’entité européenne a traversés – notamment après le séisme de la disparition de l’Union soviétique, qui fait sentir ses effets jusqu’à ce jour.

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Acte performatif par excellence, l’association, par le président Macron, de la notion de souveraineté au projet européen a suscité un débat qui a mis en lumière les complexités et les contradictions liées à des concepts qui ont des sens différents selon les nations – et même au sein de chaque nation. Paradoxalement, la souveraineté, longtemps considérée par les pro-européens comme destructrice lorsqu’elle est invoquée par des États membres désireux de défendre leur souveraineté nationale face à un prétendu « Léviathan européen », est présentée comme un objectif souhaitable de la feuille de route européenne. Alors que des juristes voient un oxymore dans cette association, une analyse plus politique y voit une forme de « moment machiavélien », réaction d’une entité européenne « confrontée à sa propre finitude » par la succession de chocs de plus en plus violents. 

Si la souveraineté européenne ne peut être qualifiée d’oxymore, elle n’en est pas moins une expression impropre, avancée en lieu et place de ce qu’elle recouvre réellement, qui est la puissance – un terme longtemps tabou dans le paysage européen, et carrément suspect dès lors qu’il émane d’une autorité française. La question subséquente est alors de savoir si l’Union européenne est capable d’agir sur le registre de la puissance. Si elle en détient certains outils – les normes qu’elle édicte, le levier de l’accès à son énorme marché intérieur – tel n’est pas le cas dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité, celle-ci étant garantie par l’ombre portée de la puissance américaine. Mais au-delà de la panoplie, très lacunaire, des instruments de la puissance, la composante essentielle de celle-ci, le commandement, est non seulement absente du mécanisme complexe de la gouvernance européenne, mais aussi hors de portée tant sont divergentes les visions qui se logent dans le projet européen. 

1. Souveraineté, fédéralisme et intergouvernementalisme

Né en Europe à une époque où le pouvoir séculier se séparait du pouvoir religieux, une conséquence du pluralisme religieux naissant, le concept de souveraineté est d’abord le fondement de cette construction politique qu’est l’État-nation. Qu’ils l’aient associée à un monarque, comme Jean Bodin et Hobbes, ou au peuple, comme Spinoza et Rousseau, les philosophes qui ont cherché à la définir ne pouvaient envisager une souveraineté divisée.

C’est pourtant ce que Montesquieu avait imaginé avec la séparation des pouvoirs de l’État. De l’esprit des lois avait d’ailleurs inspiré les « Fédéralistes » américains, amenés à appliquer ce concept à une entité visant à réunir les treize colonies en une fédération. Pour l’emporter sur les anti-fédéralistes, partisans d’une confédération fondée sur des traités, Hamilton et ses amis avaient argué que la souveraineté appartenait au peuple, qui déléguait certaines de ses prérogatives, telles que la sécurité et le commerce, au niveau fédéral, tout en laissant les prérogatives résiduelles dans les mains des États.

Dans d’autres Etats également, le juste équilibre entre le peuple et l’autorité habilitée à agir en son nom a été cherché. À partir de la Révolution française, ces tensions, quelquefois émaillées de violences, ont façonné les normes de la république moderne, fondant les formes d’exercice de la souveraineté, et nourrissant des controverses dont les débats contemporains sur la souveraineté sont le prolongement.

Mais le concept de souveraineté a aussi fourni, par sa dimension externe, le cadre juridique de l’État-nation, postulant son indépendance vis-à-vis de toute autorité étrangère, au point que les deux notions sont considérées comme inséparables. Ce postulat est devenu la pierre angulaire de l’ordre « westphalien », puis de l’ordre international consacré par la Charte des Nations unies, avec ses références à l’« égalité souveraine » des Etats, à leur « intégrité territoriale » et à leur « indépendance politique ». 

Cette aspiration à un ordre fondé sur la primauté du droit a poussé certains Européens à imaginer, sur les bases d’une Charte vite fragilisée par les prodromes de la Guerre froide, la possibilité d’une Europe unie – à laquelle, paradoxalement, invitait, dès 1946, Winston Churchill. Peu après, en 1948 à La Haye, le « Congrès de l’Europe » avait fourni la matrice des développements ultérieurs, tout en mettant à nu le clivage entre les aspirations fédéralistes, d’une part, et l’approche dite « unioniste », fondée sur l’intergouvernementalisme, d’autre part. 

Dans leur entreprise pour bâtir une paix durable sur le continent, les pères fondateurs de l’Europe se sont également efforcés de brider le caractère absolu de la souveraineté et de la puissance déployée en son nom, tenus pour responsable des excès et des horreurs de la guerre. Tel sera l’objet de la subordination, en 1951, des deux principales matières premières de l’armement et de la guerre, le charbon et l’acier, à une autorité supranationale, destinée à devenir le creuset du projet européen. Mais en 1954, invoquant la souveraineté nationale, l’Assemblée nationale française refusera de ratifier un traité d’européanisation des armées des six pays fondateurs. C’est là un autre tournant, car l’intégration européenne se fera désormais sur un terrain strictement économique : marché commun, union douanière, politique agricole et mutualisation de l’énergie atomique. La notion même de puissance devient taboue et disparaît de la grammaire et du lexique européens.

Pour autant, la question de la souveraineté ne cesse d’alimenter les tensions entre les États membres et les institutions européennes, qu’elles soient exécutives ou judiciaires. En 1964, un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes affirme ainsi la primauté des traités européens – et des actes juridiques adoptés en leur nom – sur le droit national. L’année suivante, la « crise de la chaise vide », une réaction du président de Gaulle contre de nouvelles règles supranationales proposées par la Commission des Communautés européennes, illustre à nouveau ces tensions. Ce n’est qu’après une impasse de six mois que la crise sera résolue, avec le « compromis de Luxembourg », qui confère un droit de veto, de facto, à tout État membre estimant que son intérêt national est mis en péril. Ce compromis restera un frein puissant aux inclinations vers le supranationalisme, figeant l’équilibre des pouvoirs entre les institutions européennes et les États, avec un effet de rémanence jusqu’à ce jour.

Le processus, parfois laborieux, de la construction européenne et les controverses qu’il a continué d’entretenir ont offert un terrain fertile aux travaux théoriques sur la finalité de l’entité européenne et sur ses motivations. Pour dépasser la polarisation initiale entre fédéralistes et unionistes, les sciences politiques ont opposé le « fonctionnalisme » à l’intergouvernementalisme. Ces débats ont été alimentés par la trajectoire de l’intégration européenne, au fur et à mesure que les compétences de la Communauté européenne s’élargissaient à de nouveaux domaines, avec l’adoption, décisive, de l’Acte unique européen de 1986, qui a organisé la mobilité des biens, des services, des personnes et des capitaux, mais aussi avec des avancées dans d’autres domaines, comme l’aide au développement, la pêche, la politique sociale, la science et la recherche, l’éducation et la culture… 

Si ces avancées ont semblé confirmer le postulat de l’approche fonctionnaliste, les prérogatives « régaliennes », telles que le contrôle des frontières, la défense, la diplomatie, la police, la justice, la fiscalité ou la dépense publique, ont été laissées à l’écart de cette dynamique supranationale, témoignant clairement de la force de l’intergouvernementalisme. Et lorsque ces prérogatives ont fini par être – prudemment – européanisées, elles ont été conçues, d’abord dans l’accord de Schengen (1985), puis dans le traité de Maastricht, comme des systèmes de coopération intergouvernementale – les « deuxième » et « troisième » piliers. Même l’adoption d’une monnaie unique, décidée par le traité de Maastricht, par lequel les États membres ont décidé de transférer à une banque centrale indépendante la responsabilité de la conduite de la politique monétaire, s’analyse en un transfert de compétences plutôt qu’en un abandon du pouvoir régalien de battre monnaie, qui reste formellement, et symboliquement, entre les mains des banques centrales nationales, de même que les prérogatives budgétaires et fiscales restent dans celles des Etats. 

2. La souveraineté, la démocratie et l’insaisissable demos européen

Le débat sur la souveraineté a essentiellement porté sur la tension, toujours renouvelée, entre l’État-nation et l’échelon supranational. Mais la montée en puissance d’un nouvel acteur, la société civile, a déplacé le curseur depuis les schémas, classiques, d’un contrôle par les élites vers des processus plus politisés, parfois captés par des entrepreneurs politiques populistes. Ce poids croissant des considérations de politique intérieure a marqué les nombreuses crises que l’Union a traversées, du sauvetage de la zone euro au Brexit, de la crise migratoire de 2015 à la guerre en Ukraine et à la remise en cause de l’ordre juridique de l’UE par des « démocraties illibérales ». Cette politisation a largement été exploitée par des partis eurosceptiques habiles à attiser le mécontentement et à l’entretenir, sous la bannière de la souveraineté et de l’instinct de « reprise du contrôle ».

La souveraineté émanant, dans les démocraties, du peuple, souvent en tant que principe constitutionnel, force est de constater que le demos européen est toujours aussi insaisissable, n’ayant jusqu’à présent pas réussi à se cristalliser en tant qu’alternative au cadre national. Un arrêt de 2009 de la Cour constitutionnelle allemande, saisie sur le traité de Lisbonne, illustre bien cette inertie : conformément à la Loi fondamentale allemande, « les peuples, c’est-à-dire les citoyens, des États membres restent les sujets de la légitimation démocratique », avait alors tranché la Cour. La création, par le traité de Maastricht, d’une citoyenneté européenne, l’élection du Parlement européen au suffrage universel et la tentative, avortée par suite des référendums français et néerlandais de 2005, de doter l’UE d’une constitution n’ont guère changé la donne. « Indéniablement, les promoteurs de la notion (de souveraineté européenne) entendent se référer à la souveraineté étatique plutôt qu’à la souveraineté populaire », note la juriste Ségolène Barbou des Places.

« Où est le souverain dans cet appel à la souveraineté européenne ? » Telle est en substance la question qui revient dans le débat. Hans Kundnani, chercheur dans un think tank britannique, regrette que « la dimension politique intérieure (soit) totalement absente des discussions autour de la souveraineté européenne (et que) le concept soit porté par les élites de politique étrangère qui cherchent à (…) accroître le pouvoir d’un exécutif européen. Mais la légitimité de cet exécutif ne fait guère l’objet de discussions, ni la question de savoir s’il reflète la volonté des citoyens européens. En fait, les Européens sont presque totalement absents du débat sur la souveraineté européenne. Veulent-ils vraiment une souveraineté européenne ? »

Cette question renvoie vers la zone d’indétermination qu’engendre, in fine, cette coexistence de souverainetés. Au-delà de la fragilité d’un ordre susceptible d’être remis en cause par les Etats membres et leurs cours constitutionnelles sur la délimitation de la souveraineté nationale, les détracteurs du concept ont beau jeu de souligner d’autres faiblesses telles que le manque de clarté sur ce qu’implique cette souveraineté européenne, alternativement confondue avec l’unité ou avec une intégration plus poussée, ou encore associée à un domaine d’action spécifique (industrielle, numérique, technologique…).

 Même lorsqu’on se concentre sur la seule dimension externe de la souveraineté, considérée avant tout, jusqu’au discours de la Sorbonne, comme un attribut de l’Etat, pas de l’Union européenne, l’ambiguïté ne se dissipe pas. Certains juristes tendent à voir dans la souveraineté européenne un risque de dilution d’une notion avant tout liée au pouvoir de l’État, au motif que « l’UE ne peut prétendre de manière convaincante à la souveraineté en vertu du droit international, (qui) ne confère pas de souveraineté aux acteurs non étatiques ». Ils rappellent le caractère indivisible de la souveraineté, qui n’est pas susceptible d’être partagée, divisée, ni même transférée. Elle appartient aux États, qui jouissent notamment du pouvoir de signer des traités – et notamment ceux-là mêmes qui constituent la base juridique et politique de l’Union européenne. 

Au-delà de cette prérogative, qui leur confère la liberté de mener leur politique étrangère, les États jouissent également du monopole de l’usage de la force sur leur territoire, du droit de contrôler leurs frontières et du bénéfice de leur reconnaissance en tant qu’États par d’autres États, autant d’éléments qui ne relèvent pas de la compétence de l’Union. C’est sur le fondement de sa souveraineté que l’État est l’échelon de dernier ressort, conservant le droit de dénoncer ces traités, comme l’ont illustré le Brexit et, a contrario, l’échec de la tentative de sécession de la Catalogne. Enfin, tranche, incisif, un autre chercheur, Nicolas Leron, « les limites de ce volontarisme européen se trouvent également dans ses contradictions internes. Il prend appui sur un pilier en suspension, car le discours de la souveraineté européenne conduit tôt au tard au pied du mur des souverainetés étatiques, à commencer par celle de la France »

Une autre école a pris le contrepied de cette posture sceptique. S’appuyant sur les travaux de Neil McCormick et de Jürgen Habermas, des chercheurs ont souligné la nature obsolète de la souveraineté traditionnelle, « qui n’est plus capable d’expliquer le monde contemporain globalisé, composé d’ordres juridiques qui se chevauchent ». Cette fragmentation impose une réinterprétation de la conception traditionnelle de la souveraineté en faveur d’une conception post-traditionnelle, « rompant le lien prétendument inhérent entre État et souveraineté, ainsi que, par conséquent, celui entre souveraineté et territoire. Les États sont, en tant qu’entités territoriales, souverains, mais d’autres entités, fonctionnelles, qui exercent certaines fonctions dans des domaines particuliers, peuvent l’être également ».

Ce mouvement « de la souveraineté singulière à la souveraineté plurielle » permet d’interpréter l’UE comme un régime parfaitement adapté à ce monde post-souverain. L’accumulation de « compétences exclusives » (union douanière, politique de concurrence, politique commerciale, politique monétaire pour les États de la zone euro, pêche) exercées dans le cadre de l’ordre juridique propre à l’Union, définit en effet « un cœur de souveraineté européenne », ce qui signifie que « l’Union revêt, au moins pour les compétences qui lui sont confiées, la forme d’un État fédéral ». En outre, ces politiques sont financées par un « budget de taille non négligeable (1 % du PNB européen), appelé à doubler dans le cadre du plan de relance adopté en juillet 2020, qui sera financé pour la première fois par une dette publique européenne substantielle levée sur les marchés ».

3. Union européenne : l’âge de maturité ?

La quête de la paix, fondée sur le rejet de la notion même de puissance, a fourni la matrice de la construction européenne, un schéma confirmé par l’échec, en 1954, de la « Communauté européenne de défense ». Dans le contexte d’une Guerre froide qui faisait alors rage, la défense, fondée sur l’équilibre des forces, avait été entièrement confiée à l’Alliance atlantique, dispensant la nouvelle entité du soin d’assurer sa sécurité extérieure et lui laissant toute latitude pour jeter les bases de la paix entre ses six membres, d’anciens ennemis, brûlés au feu des excès de la puissance. « La construction de la paix était le cœur battant du projet européen, conçu en opposition à une impulsion nationaliste », note l’ancien commissaire européen Pascal Lamy, « pour immuniser ses membres contre toute rechute dans une volonté de puissance ravageuse, en contribuant à faire advenir une forme de pouvoir à la hauteur de l’héritage des Lumières et de leurs recherches sur la paix perpétuelle ».

Le succès du projet européen a fini par emporter la conviction que son modèle, fondé sur la domestication des souverainetés nationales, sur la gestion des différends par la règle de droit, sur l’intégration économique et, de plus en plus, politique, constituait la voie vers la paix. Une Alliance atlantique efficace avait réussi à contenir la menace existentielle de l’Union soviétique, offrant un cocon protecteur à cette intégration et à l’unification politique voulue. 

Saluée par beaucoup comme un triomphe de l’Occident, la fin de la Guerre froide a renforcé la conviction que les valeurs libérales allaient se répandre. Convoquant Hegel et Alexandre Kojève, l’essayiste américain Francis Fukuyama avait théorisé la possibilité d’une convergence vers un ordre fondé sur ces valeurs, stimulé par le libre-échange et la mondialisation, réglé par l’État de droit, auquel de plus en plus de nations adhéreraient spontanément. Forte de l’Acte unique européen et du nouvel élan donné par le traité de Maastricht, l’Union européenne semblait incarner ce modèle, appuyée sur sa capacité à façonner l’ordre mondial en tant que « puissance normative », grâce à l’effet de levier de l’accès à son immense marché et à son pouvoir réglementaire. Et dans les domaines tels que le commerce, la concurrence ou la monnaie, où le pouvoir exécutif est dévolu aux institutions européennes pour faire respecter les règles, l’UE a effectivement démontré son efficacité et exerce un pouvoir incontestable, comme de nombreuses entreprises, notamment les GAFAM, et de nombreux pays ont pu s’en rendre compte.

Cette vision irénique a perduré pendant la première décennie du nouveau siècle, alors que les pays libérés par la disparition du bloc soviétique rejoignaient en douceur l’Union européenne. Mais une Europe en expansion a également été mise à l’épreuve par une succession de crises, pour la plupart de nature exogène – souvent des « répliques » du séisme que fut la dislocation de l’Union soviétique – à commencer par les guerres balkaniques des années 1990, au cours desquelles les Européens s’étaient révélés impuissants. Le discours de Munich du président Poutine en 2007 n’a fait qu’aggraver la situation : un an plus tard, la Russie lançait une offensive contre la Géorgie, avant le choc frontal dirigé contre l’Ukraine en 2014, avec l’annexion de la Crimée et l’occupation de facto d’une partie de l’Ukraine orientale. Aggravé par la destruction d’un avion civil, le défi lancé à l’UE était d’une ampleur sans précédent, provoquant de graves tensions entre les États membres quant à la réponse à apporter et se soldant par une batterie de sanctions – relativement légères, toutefois, et sans que des armes soient livrées à l’Ukraine. 

Alors que des crises sans lien avec ce processus, telles que la crise transatlantique provoquée par la guerre d’Irak de 2003 ou la crise financière de 2007-2008, importée des États-Unis, et la crise de la dette souveraine qui s’est ensuivie, ont été surmontées, un autre test de maturité a eu lieu peu après, lorsque la crise des réfugiés de 2015 n’a pu être résolue que par un accord, négocié par l’Allemagne, entre l’Union européenne et la Turquie, aboutissant, moyennant des compensations (financières, visas…), à confier la protection de certaines frontières extérieures de l’UE à un pays tiers, la Turquie. Sous la pression de la vague migratoire, l’UE a finalement dû sacrifier son aspiration à la morale pour descendre dans l’arène brutale d’une géopolitique dictée par les intérêts.

Bien que de natures différentes, ces chocs successifs ont ébranlé l’Union européenne au plus profond d’elle-même, l’amenant à prendre conscience qu’elle « est plus un produit qu’un acteur de son environnement stratégique » et aussi à repenser en profondeur ses fondamentaux et ses postulats. Pour faire face à ces défis, les Européens se sont imperceptiblement engagés dans une nouvelle réflexion sur le temps et l’espace. « Entre Crimée et Bosphore, entre 2014 et 2016, l’Europe a perdu son innocence géopolitique », observe ainsi Luuk van Middelaar, philosophe politique et praticien, qui souligne que les Européens « partagent des intérêts et pas seulement des valeurs. Les problèmes frontaliers nous font percevoir que l’Union européenne est un corps politique ancré dans l’espace et dans le temps (…) La frontière présente deux côtés : même si ‘’nous’’ la nions ou la déclarons taboue en interne, ‘’eux’’, de l’autre côté, n’ont pas à se préoccuper de ces considérations ».

S’agissant de l’espace, le projet européen étant fondé depuis ses débuts sur l’effacement progressif des frontières entre ses membres, il a en effet eu tendance à considérer celles-ci comme taboues. Quant aux frontières extérieures de l’UE, les Européens ont eu tendance à les voir comme « une lisière floue, frontière entre la civilisation et la barbarie (…) les limites extérieures de sa propre civilisation libérale, qui n’est jamais statique, et qui s’étend toujours plus à l’Est sans démarcation précise ». Faisant référence à la différence entre border – une ligne statique, bien définie sur une carte – et une frontier, mouvante et floue – une sorte de limes entre la civilisation et la nature sauvage – van Middelaar compare ce processus à l’extension du christianisme vers le nord au cours du Moyen-Âge : « traduit en jargon bruxellois, cela conduit au concept d’‘’européanisation’’ : la transposition par nos voisins des valeurs de l’Union européenne dans leurs normes politiques et juridiques, une force qui rayonne vers l’extérieur ». Cette interprétation a sous-tendu la politique d’élargissement et de voisinage de l’Union européenne.

S’agissant du temps, l’entité européenne a atteint ce que John Pocock, historien de la pensée politique, a appelé le « moment machiavélien », qu’il définit comme « le moment (…) où la République a été vue comme confrontée à sa propre finitude temporaire, comme essayant de garder une stabilité morale et politique dans un flot d’événements irrationnels conçus comme essentiellement destructeurs de tous les systèmes de stabilité séculiers ». Confronté à l’adversité, le corps politique européen est de plus en plus préparé à un changement d’état d’esprit. 

Se référant à la théorie du dualisme ami-ennemi de Carl Schmitt, qu’il considère comme l’un des concepts-clés des relations internationales, l’essayiste Hans Kribbe note ainsi qu’au moment où les Européens font leurs adieux à « l’idée que le monde finira par devenir ‘’comme nous’’, (ils réalisent) qu’il n’est plus unipolaire et organisé autour de l’Occident ou de ses idées, mais autour de la divergence, une divergence profonde dès lors qu’il n’y a ni mécanisme, ni principe, ni règles sur lesquels toutes les parties prenantes puissent s’accorder ».

L’élection de Donald Trump puis sa présidence chaotique ont aussi bousculé, brutalement, le Vieux Continent. Au lendemain des sommets de l’OTAN et du G7 de 2017, les premiers avec le président américain nouvellement élu, la chancelière allemande Merkel a tiré, de ce qu’elle avait « vécu (la conclusion) que nous, Européens, devons vraiment prendre notre destin en main (…) nous, Européens, devons nous battre pour notre propre avenir ». Et l’assurance croissante de la Chine dans tous les domaines a conduit l’Union européenne à la considérer, dans sa « vision stratégique » de mars 2019, comme un « rival systémique promouvant des modèles alternatifs de gouvernance ». Les crises n’ont ensuite cessé de se succéder, avec l’apparition soudaine d’une pandémie mondiale, éclipsée ensuite par la guerre de la Russie contre l’Ukraine et ses répercussions. 

Pointant le sentiment d’urgence qui s’est fait jour, la juriste Ségolène Barbou des Places attribue la notion de souveraineté européenne à « sa capacité à exprimer une réalité importante (bien que peu glorieuse) : l’UE est en crise et son existence même en tant qu’entité politique est menacée. L’hypothèse selon laquelle la construction européenne est en danger est omniprésente dans le discours sur la souveraineté de l’UE ».

4. Souveraineté européenne : une expression impropre, pas un oxymore

Avant le discours de la Sorbonne, une notion moins saillante était apparue dans le discours européen : l’autonomie stratégique. Forgée en 2013 pour décrire un objectif assigné à l’industrie européenne de la défense, l’autonomie stratégique a trouvé sa place dans la « Stratégie globale » de l’UE de 2016, où elle couvre le spectre large de la sécurité, même si elle fini par s’appliquer avant tout à sa dimension militaire. Mais les rédacteurs du document ont dû l’atténuer en affublant ce postulat d’autonomie d’un qualificatif atténuatif – « un niveau approprié d’ambition et d’autonomie stratégique » – pour laisser place à différentes interprétations.

Plus sobre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé, dans son discours inaugural de 2019, son intention de diriger une « Commission géopolitique » et de fournir un « leadership européen ». Mais contrairement à son prédécesseur, elle n’a pas évoqué une souveraineté européenne abstraite, se contentant d’appeler à une souveraineté technologique. Cette voie avait du reste déjà été tracée par le président français lui-même, qui avait, dans le discours de la Sorbonne, mentionné les six domaines dans lesquels l’UE devrait tendre vers la souveraineté : la sécurité et la défense, les frontières et les migrations, l’Afrique et la Méditerranée, le développement durable, les technologies numériques, la politique économique et la politique monétaire. Ces définitions qualifiées de la souveraineté ont ensuite été développées à loisir, se frayant un chemin dans le langage de l’Union Européenne et dans le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle.

Une autre variante, la « souveraineté stratégique », a ensuite été forgée, apparemment dans le milieu des think tanks. L’expression s’est retrouvée dans le programme de la coalition allemande à l’automne 2021, où elle figure en bonne place, malgré la grande sensibilité, en Allemagne, à la notion de souveraineté. Dans son discours prononcé à l’Université Charles de Prague, le chancelier allemand Scholz s’est essayé à une synthèse de ces variations terminologiques, en ramenant vers la signification la plus pragmatique : « Je ne m’intéresse pas à la sémantique. Après tout, la souveraineté européenne signifie essentiellement que nous devenons plus autonomes dans tous les domaines ». Plus incisif, Christoph Heusgen, conseiller diplomatique, douze ans durant, de la chancelière Merkel, n’hésite pas à qualifier de « présomptueuse » l’idée même de souveraineté européenne.

La prolifération de ces expressions reflète tout à la fois une aspiration et une frustration. De nombreux outils, procédures et institutions ont en effet été mis en place, des documents de réflexion ont été rédigés pour permettre à l’UE de devenir un acteur plus efficace sur la scène internationale et d’accroître ses capacités, en particulier dans le domaine de la sécurité et de la défense, où les lacunes et les vulnérabilités sont les plus évidentes. Depuis la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, la liste des « réalisations » est impressionnante. La France et le Royaume Uni y appelaient en effet l’Union à se doter « d’une capacité d’action autonome, s’appuyant sur des forces militaires crédibles, les moyens de décider de les utiliser et la volonté de le faire, afin de répondre aux crises internationales ». 

Cette impulsion a permis de donner corps, en 1999, à la « politique européenne de sécurité et de défense » (PESD) et aux objectifs d’Helsinki (headline goals), frayant la voie à une série d’initiatives : l’Agence européenne de défense (AED, 2004), les groupements tactiques de l’UE (2005), le Fonds Européen de Défense (FED, 2017), la Coopération Structurée Permanente (PESCO, 2017), l’Initiative Européenne d’Intervention (E2I, 2018), la Revue Annuelle Coordonnée de Défense (CARD, 2019), la Facilité européenne pour la paix (EPF, 2021) et, plus récemment, la Déclaration de Versailles et la Boussole stratégique (2022).

Pour autant peu a été réalisé. D’une part, les États-Unis se sont employés à rogner les ailes des Européens. D’autre part, ces initiatives doivent être replacées dans le contexte d’une réduction des budgets de défense en Europe au cours des deux dernières décennies – si ce n’est en valeur monétaire, du moins en volume. Et comparées à celles de puissances comme les États-Unis, la Chine ou la Russie, les dépenses de défense des Etats européens n’ont cessé de se contracter. Comme le note un rapport du Conseil Européen pour les Relations Internationales (ECFR), ces initiatives ne sont pas seulement « inadéquates par rapport aux vulnérabilités de l’Europe en matière de sécurité, (mais) sous-financées par rapport à leurs ambitions initiales, relativement modestes ». La duplication et la fragmentation des efforts de défense européens sont souvent pointées du doigt, laissant des lacunes béantes, que doivent combler par les États-Unis. 

Dans l’ensemble, que ce soit en termes de structures ou de capacités, les efforts entrepris, nombreux, n’ont pas produit les résultats escomptés. Commentant la dimension géopolitique de l’Union européenne, Pierre Vimont, diplomate français et ancien secrétaire général du Service européen pour l’action extérieure, a observé que « des processus sont proposés, des principes sont articulés, des instruments sont mis à jour, mais l’ensemble donne l’impression de flotter dans un vide politique et stratégique, d’où ont été évacués les rapports de force, les antagonismes ou les lignes de fracture entre les nations ». Ce constat, dressé en 2016, mérite certes d’être réexaminé à la lumière des secousses qui ont ébranlé l’UE, comme la pandémie et la guerre en Ukraine, mais l’état d’esprit qu’il décrit est loin d’être effacé.

 « Dans la plupart des cas », note le politologue britannique Richard Youngs, « ce n’est pas l’absence de capacités qui a empêché l’UE d’agir de manière autonome ces dernières années. Il s’agit d’un choix politique (…) plus que d’insurmontables contraintes de capacité. Le simple fait d’ajouter une modeste couche de capacités par le biais d’un plus grand nombre de projets européens communs ne changera pas, en soi, cette réalité sous-jacente. (…) En ce sens, le plaidoyer en faveur de l’autonomie stratégique repose sur un diagnostic de base erroné. Le plus souvent, le problème géostratégique ne vient pas du fait que l’UE n’a pas la capacité d’agir, mais de la manière dont l’Union choisit d’utiliser les capacités qu’elle possède ».

Si ces variations lexicales sur la souveraineté et la stratégie ont fini par infuser dans le discours européen, elles ont également révélé leurs limites, à savoir la confusion qu’elles introduisent dans le débat, dès lors que leur sens est différent pour chaque partie prenante. L’autonomie stratégique est ainsi devenue, dans la bouche de ses contempteurs, un chef d’accusation pour désigner un projet d’émancipation de l’Europe par rapport aux États-Unis dans le domaine de la défense ou encore un moyen imaginé par la France de s’emparer du leadership au sein de l’UE après le Brexit. S’agissant de la souveraineté européenne, l’auteur du concept lui-même, le président Macron, en a reconnu la fragilité : « Peut-on aller jusqu’à parler de souveraineté européenne, comme je l’ai fait moi-même ? C’est un terme qui est un peu excessif, je le reconnais, parce que s’il y avait une souveraineté européenne, il y aurait un pouvoir politique européen pleinement installé. Nous n’y sommes pas encore ». Il ne l’en a pas moins abondamment utilisé dans sa présentation de la présidence française de l’UE.

Pour Luuk van Middelaar, la notion de « géopolitique » est mieux adaptée que celle de souveraineté, dont « l’usage est impraticable dans les traditions juridiques et constitutionnelles autres que celles de la France ». Les juristes font preuve de moins d’indulgence. Plutôt qu’un concept à part entière, note l’une d’entre eux, le terme « souveraineté européenne, inventé à des fins politiques, relève d’une forme discursive particulière : c’est un oxymore ». Considérée également comme un slogan ou une notion fourre-tout par certains, la souveraineté européenne n’est pas un oxymore, mais est certainement une expression impropre. Car cette inventivité terminologique et sémantique visait à contourner le seul concept qui rende pleinement compte des objectifs affichés, à savoir celui de puissance. Bien que difficilement mesurable, celle-ci est linéaire, contrairement à la souveraineté, de nature binaire par sa définition même. 

5. Une puissance européenne ?

La notion de puissance semble s’être discrètement glissée, en effet, dans le vocabulaire des dirigeants de l’UE. « Nous devons réapprendre le langage de la puissance et concevoir l’Europe comme un acteur géostratégique de premier plan », a ainsi déclaré le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, tout en étant parfaitement conscient de ses faiblesses intrinsèques : « Nous disposons de nombreux leviers d’influence. Le problème de l’Europe n’est pas un manque de puissance. Le problème est le manque de volonté politique pour l’agrégation de ses pouvoirs afin d’en assurer la cohérence et d’en maximiser l’impact ».

Charles Michel, le président du Conseil européen, a abondé dans le même sens, quoiqu’avec une certaine prudence, en appelant l’UE à être « une puissance au service d’un monde plus respectueux, plus vertueux, et plus équitable. Souveraineté, indépendance, émancipation… Quel que soit le mot, c’est la substance qui comptera. Moins de dépendance, davantage d’influence ».

Si l’on admet que la raison d’être de ces arpèges lexicaux est le besoin de mettre l’Union européenne en mesure de jouer de sa puissance, en faisant usage de tous les leviers dont elle dispose, dans quelle mesure peut-elle, en tant qu’entité politique, aspirer à agir en tant que puissance ? 

Il faut rappeler à ce stade que, sur fond de cette négation même de la puissance qui est intrinsèque ab ovo à toute la construction européenne, le rapport de la France à la puissance a fortement marqué ses partenaires européens. Ceux-ci ont toujours été prompts à soupçonner, derrière le désir français d’une Europe-puissance, une volonté de façonner l’Europe comme une « France en grand ». De Gaulle était réputé avoir comparé l’Europe à un « levier d’Archimède » pour éviter à la France d’être dominée par les Américains ou les Russes. Jacques Chirac appelait de ses vœux une « Europe-puissance », une Europe capable d’agir comme un « multiplicateur de puissance »… pour la France évidemment. Inévitablement, l’appel du président Macron à la souveraineté européenne a ravivé ces soupçons, d’autant plus que la France reste, assez naturellement, sur la réserve vis-à-vis de toute dimension européenne de ses propres attributs nationaux de puissance, tels que son statut privilégié au sein du Conseil de sécurité de l’ONU ou sa dissuasion nucléaire.

Ces querelles sont néanmoins presque anecdotiques au regard de la question plus fondamentale de la relation de l’Union européenne à la puissance. S’il est difficile de définir les différents concepts évoqués dans le débat européen sur la souveraineté et l’autonomie, la puissance, bien que difficile à mesurer, a été définie en des termes assez clairs. Raymond Aron a été l’un des penseurs les plus novateurs de ce concept de puissance : « J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une entité politique à imposer sa volonté à d’autres entités politiques. La puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine ». Si la sécurité peut être la principale raison d’être de la puissance, ajoutait Aron en se référant à Hobbes, d’autres motivations entrent également en jeu : ces entités « veulent être puissantes, c’est-à-dire imposer leur volonté à leurs voisins et à leurs rivaux, peser sur le destin de l’humanité et de la civilisation ».

Plus récemment, le politologue Bart Szewczyk a mis en évidence la différence entre la souveraineté d’une part, qui consiste dans « l’indépendance et la suprématie de la décision », et la puissance d’autre part, définie comme « la capacité effective d’un décideur à obtenir un résultat donné ». Il en découle que la puissance est fondée sur la souveraineté et que, sans être soutenue par la puissance, la souveraineté tend à se réduire à un concept théorique, voire creux. Pour autant, les deux concepts ne peuvent être confondus.

Comment l’entité européenne s’articule-t-elle par rapport à ce concept qu’est la puissance ? Telle qu’elle a émergé de la Guerre mondiale, telle qu’elle n’a cessé de se développer au fil des élargissements successifs, de la réunification de l’Allemagne, de l’implosion du bloc soviétique, l’Europe n’est nullement un champ vierge, mais un espace déjà strié, voire encombré par la puissance. Elle est composée d’États dont le passé, la culture politique, le poids démographique et économique ainsi que l’intérêt national se combinent pour définir une distribution proprement européenne de la puissance.

L’UE comprend ainsi une puissance nucléaire également membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, plusieurs puissances économiques membres du G7, des alliés au sein de l’OTAN, des États anciennement « neutres » méfiants vis-à-vis de la puissance, des atlantistes convaincus, des États qui n’ont pas d’ambition particulière de peser sur la scène internationale, ainsi que des nations qui ont vécu des décennies sous la férule soviétique et qui, même avant la guerre contre l’Ukraine, voyaient une menace existentielle dans une Russie agressive et impérialiste. Au total, en tant qu’entité politique sui generis appelée à exercer des compétences déléguées par des États-nations souverains – en dehors des compétences « régaliennes », telles que la politique étrangère, la défense ou l’application de la loi – l’Union européenne est donc loin d’être le terrain d’une distribution équitable de la puissance.

Mais une vision trop étroitement géographique pourrait cependant faire oublier la puissance européenne que sont, paradoxalement, les Etats-Unis. L’Amérique a sa place en Europe, non seulement en raison de la Guerre froide, au cours de laquelle sa présence militaire a formé le socle de la sécurité du continent, mais aussi parce qu’elle n’a jamais cessé, depuis la fin de celle-ci, d’être au cœur de l’équilibre de sécurité du Vieux Continent. Il a fallu une intervention américaine pour éteindre l’incendie en Yougoslavie et de nombreux alliés de l’OTAN considèrent les États-Unis comme leur meilleur, sinon le seul, garant contre la menace russe. Deux anciens neutres, la Finlande et la Suède, ont d’ailleurs décidé d’en tirer les conséquences et de rejoindre cette alliance.

Pendant des décennies, l’ambiguïté constructive qui est la marque distinctive du projet européen a permis à celui-ci d’aller de l’avant sans altérer ces équilibres politiques. Elle l’a fait non pas en les ignorant, mais en louvoyant entre eux et en évitant de les prendre de front. Lorsque la France et l’Allemagne se concertent – comme elles le font souvent, même en période de basses eaux de la relation bilatérale – avant de prendre des initiatives ou des positions susceptibles d’affecter l’équilibre politique européen, les sourcils se froncent, les soupçons s’éveillent et des contrefeux se préparent çà et là. Les autres Européens sont viscéralement hostiles à tout ce qui peut ressembler à un « directoire » – de la France et de l’Allemagne agissant de concert ou d’un rassemblement de quelques grands Etats européens – ainsi qu’à tout ce qui peut être perçu comme une atteinte à l’égalité souveraine dans la délibération, même lorsque celle-ci s’avère stérile. Le Premier ministre polonais s’est fait, sur un mode parfaitement désinhibé, le procureur du procès de ce dispositif : « L’égalité des Etats individuels est de nature déclarative. La pratique politique a montré que les voix allemande et française ont une importance prépondérante. Nous avons donc affaire à une démocratie formelle et à une oligarchie de fait au sein de laquelle le pouvoir est détenu par les plus forts »

Et lorsqu’un intérêt « européen » entre en conflit avec un intérêt « atlantique », certains Etats sont enclins à prendre fait et cause pour ce dernier. La démarche n’a rien de surprenant, le différentiel de puissance est si écrasant qu’il n’y a pas, en l’espèce, « directoire » européen, mais, souvent, leadership américain. Par ailleurs, les procédures de prise de décision au sein de l’OTAN maintiennent soigneusement une apparence d’égalité souveraine et le contrôle de l’Alliance par une autorité politique unique est perçu comme une garantie de fiabilité et de sécurité. Pour beaucoup d’Européens, note l’essayiste Nicole Gnesotto, les États-Unis sont un « égalisateur de puissance » qui place tous les Européens dans une catégorie distincte, beaucoup moins différenciée qu’elle ne le serait dans une l’Europe authentiquement indépendante.

Cependant, cette relation-quasi organique avec les États-Unis ne peut s’expliquer uniquement en termes d’équilibres internes à l’Europe. Car toute affirmation politique européenne substantielle ne peut manquer d’affecter la distribution de la puissance entre l’entité européenne et son protecteur américain – et donc la relation transatlantique, dans toutes ses dimensions. Malgré un semblant de flexibilité, les tentatives d’affirmation d’indépendance stratégique, militaire ou politique des Européens ont été étouffées dans l’œuf par Washington, dès qu’un risque de mise en péril du lien transatlantique pouvait être perçu. Les leviers ne manquent pas, tant la ferveur des Etats européens dans le soutien à l’importance de ce lien varie, reflétant des motivations différentes et surtout des évaluations différentes du risque de dégradation des relations transatlantiques. Deux décennies après la guerre d’Irak, les séquelles de la fracture sont encore perceptibles. 

Au total, les États-Unis sont une puissance européenne de plein exercice, ce que l’Union européenne n’est pas. Toute évolution de l’Europe vers une puissance significative modifierait substantiellement sa relation avec les Etats-Unis, une démarche dans laquelle peu d’Européens sont prêts à s’engager.

6. Le partage de la décision

Une autre limite à une telle entreprise est la complexité des processus de décision en Europe, extraordinairement ouverts aux influences de toutes sortes. Le système européen mêle en effet des embryons de fédéralisme et de supranationalisme, imbrique les niveaux national et européen, juxtapose des mécanismes de négociation permanents et implique non seulement le Parlement européen, mais aussi une myriade de groupes de pression et de lobbyistes. Bien que ce schéma soit également typique des systèmes démocratiques, la prise de décision est, dans le groupe de l’UE, considérablement plus fragmentée et répartie entre une multitude de niveaux et d’enceintes.

Le processus est, sans surprise, moins diffus et dispersé sur les terrains relevant de la coopération intergouvernementale, en premier lieu ceux afférents à la « politique étrangère et de sécurité commune » (PESC). Les États restent là les principaux décideurs, au niveau le plus élevé – le Conseil européen et le Conseil des ministres – leur permettant de faire valoir intérêts nationaux et préférences politiques. Mais le grand nombre de parties à la décision, l’importance du consensus, les liens entre les différents dossiers et la nécessité de former des coalitions sont autant de facteurs qui font que le modus operandi de l’entité européenne est pour le moins éloigné de celui de la puissance, qui procède d’une autorité d’arbitrage et de l’unité dans l’exécution des décisions.

Ce processus de décision est largement ouvert, par ailleurs, à toutes les influences extérieures, qui empruntent sans fardles canaux bilatéraux. Les États-Unis ont ainsi, en dehors même de toute participation formelle aux délibérations, bénéficié d’une capacité remarquable de peser sur des décisions dont la substance leur importait. Il ne manque pas d’États membresde l’UE disposés, pour des raisons qui leurs sont propres, à prêter l’oreille, voire la voix aux préoccupations américaines, des réflexes qui sont restés vivaces même sous l’administration Trump.

Ces pratiques ne peuvent toutefois pas être qualifiées de répréhensibles. Malgré l’existence de positions communes agréées, il n’existe toujours pas de définition consolidée de l’« intérêt européen », rien, du moins, de comparable à ce que l’on entend par « intérêt national ». Un diplomate français réputé pour sa sagacité, Gabriel Robin, a fait remarquer à juste titre que « si aucun intérêt européen n’est encore perceptible, c’est qu’il est encore trop brouillé par les intérêts nationaux (..). Un problème de politique internationale [peut être appréhendé] de vingt façons, toutes également arbitraires, toutes également légitimes, selon la place que l’on occupe, les intérêts qu’on défend, le projet qu’on poursuit, bref, la politique qu’on mène. C’est une vue de l’esprit que d’imaginer qu’à tout problème politique, il y a une solution européenne évidente et unique pour tous ». Ce constat, fait il y a près de deux décennies, garde toute sa pertinence aujourd’hui. En effet, si les intérêts nationaux peuvent légitimement être considérés comme des « constructions sociales », ils tirent dans chaque pays une certaine constance de leur enracinement dans l’histoire, l’identité et la politique intérieure. Ils ne se dissolvent pas facilement dans un « intérêt européen ». Dans l’attente de son émergence éventuelle, chaque partie à cet enjeu – qu’il s’agisse d’Etats individuels ou en coalition – tente d’ailleurs de persuader les autres que ses propres préférences politiques expriment le mieux cet intérêt insaisissable.

Consubstantielle à la construction européenne depuis les origines, cette difficulté s’est aggravée avec le nombre. Après une pause depuis l’adhésion de la Croatie en 2013, la dynamique de l’élargissement a été relancée par la guerre de la Russie contre l’Ukraine – ce pays et la Moldavie ayant obtenu le statut de candidat en 2022 – et la remise à l’ordre du jour du processus bloqué avec les pays, candidats de longue date, des Balkans occidentaux. L’Union européenne pourrait à terme compter jusqu’à 35 membres. 

Faute de consensus, les mécanismes de décision de l’UE n’ont pu être repensés pour compenser les effets de dilution des élargissements successifs. L’idée, ancienne, d’étendre le vote à la majorité qualifiée à des domaines jusqu’ici soumis à l’unanimité, comme les affaires étrangères et la défense, a été remise sur la table à la faveur de cette nouvelle perspective d’élargissement. Si ce mode de vote existe dans nombre de domaines, son extension à des domaines régaliens de grande sensibilité est loin d’être anodine, en faisant craindre à certains Etats d’être mis en minorité sur des questions importantes du point de vue de leur intérêt national

Treize États membres, principalement d’Europe orientale, centrale et septentrionale, ont aussitôt mis en garde contre les « tentatives inconsidérées et prématurées de lancer un processus de modification du traité ». Ils ont également souligné que l’UE avait démontré, lors de crises comme celle de l’Ukraine, sa capacité à tenir ses engagements dans le cadre du traité existant. Un autre groupe s’est constitué autour de l’Allemagne en mai 2023 pour promouvoir la cause du vote à majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune. La France, qui éprouve des réserves sur le principe même d’une telle modalité de gouvernance de cette politique, ne s’y est ralliée que du bout des lèvres.

Cette configuration ne laisse pas présager un accord aisé sur le mode de gouvernance au sein de l’Union, et les arguments des adversaires du vote à majorité qualifiée ne sont pas dénués de fondement. La guerre de la Russie contre l’Ukraine a en effet permis, malgré les contraintes de la décision à l’unanimité, de préserver une réelle cohésion de l’Union, les réserves, fréquentes, de la Hongrie ayant pu être à chaque fois, laborieusement certes, surmontées. Le choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a accéléré un processus de maturation, insufflant aux Européens un sentiment de menace sans précédent depuis les grandes heures de la Guerre froide et donnant lieu à une action spectaculaire en l’espace de quelques jours, avec des trains de sanctions successifs contre la Russie et des décisions d’accorder un soutien militaire et politique à l’Ukraine. Au-delà, même, de cette action collective, l’Allemagne a annoncé un « changement d’ère » (Zeitenwende) dans sa politique de défense, la Suède et la Finlande ont posé avec succès leur candidature à l’adhésion à l’OTAN et le Danemark a, par voie de référendum, renoncé à son statut de non-participation à la politique de sécurité et de défense commune de l’UE. 

Un résultat spectaculaire de cette crise – même s’il n’a guère été remarqué en tant que tel – a été l’habit nouveau endossé par Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a en effet tenu son engagement de fournir, depuis la barre de sa Commission « géopolitique », un leadership européen. Elle a pris les devants en étant, dès le lendemain de l’attaque russe, à l’initiative des sanctions l’encontre du Kremlin. Début avril 2022, elle a figuré parmi les premiers dirigeants occidentaux à se rendre dans la capitale ukrainienne et, passant outre aux réserves initiales de l’Allemagne, de la France et du Danemark, elle a réussi à obtenir du Conseil européen qu’il accorde à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de candidat à l’UE qu’elles convoitaient et relance les procédures de candidature des pays candidats des Balkans occidentaux, qui étaient dans l’impasse. Jouant habilement de la surprise et de l’initiative, s’attardant sur l’effet performatif de sa parole, elle semble avoir compris mieux que tout autre dirigeant européen l’appel du « moment machiavélien » de Pocock. Pour autant, ces empiètements sur les prérogatives des Etats membres risquent de susciter des contrefeux de leur part et le pendule peut évidemment revenir en arrière à la faveur des relèves de consécutives aux élections européennes de 2024.

Par ailleurs, si son unité a été remarquable face à l’agression russe, l’Union européenne n’est nullement cimentée par un consensus sur des questions aussi fondamentales que la finalité même du projet européen, la répartition des pouvoirs entre les Etats et les institutions européennes, voire les règles du jeu. 

L’« union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » à laquelle les Etats signataires du traité de Lisbonne se sont engagés fait l’objet de visions divergentes. Sans aller jusqu’à accuser, comme a coutume de le faire, le Premier ministre hongrois Viktor Orban, Bruxelles de vouloir créer un « empire » comparable à l’URSS, son homologue polonais, Mateusz Morawiecki a lui aussi dessiné, dans un discours prononcé à Heidelberg en mars 2023 les contours de l’Europe qu’il appelait de ses vœux : une Europe bâtie sur « la civilisation formée par (l’héritage) chrétien (…), forte par sa taille et non son système décisionnel, de plus en plus incompréhensible, une Europe forte grâce à ses États-nations et non pas construite sur leurs ruines (…) pas un super-État gouverné par une élite restreinte, (mais une Europe) dont les compétences seraient réduites à celles attribuées par le Traité de Rome, une Europe qui ne soit pas, sous couvert de réforme nécessaire à l’élargissement, une proposition camouflée de ‘’fédéralisation’’ et, de facto, une proposition de centralisation ».

Eloignée de la lettre comme de l’esprit du traité de Lisbonne, cette formulation rend assez bien compte d’une posture largement partagée dans la mouvance portée par les vagues populistes qui ont ébranlé le projet européen, alimentées par les contrecoups de la mondialisation, le ressentiment et la frustration de nombreux électeurs. Le Royaume-Uni a ainsi choisi par référendum de faire valoir sa souveraineté et a activé l’article 50 du traité pour s’en retirer. Prétendant également « reprendre le contrôle », mais ne voulant pas ou ne pouvant pas suivre cette voie, la Hongrie et la Pologne ont défié les institutions européennes en violant les obligations qui leur incombent en vertu de ce traité.

Autrefois considérés comme exceptionnels, les « accidents électoraux » sont devenus monnaie courante. Les rendez-vous électoraux des douze derniers mois montrent partout une poussée des formations portées par le populisme. Les partis d’extrême droite en sont les principaux bénéficiaires, soit en accédant au pouvoir, comme en Italie, soit en jouant de leur poids nouveau pour imposer leurs priorités aux partis conservateurs classiques, comme en Suède ou en Finlande. L’Espagne puis la Slovaquie semblent exposées au même phénomène dans les mois à venir. Bien qu’elle éprouve des difficultés à s’unir à l’échelle européenne, la mouvance d’extrême droite est partout sur une pente ascendante. Les discours souverainistes des formations concernées, articulés pendant les campagnes électorales, forment un bruit de fond permanent du débat politique. Qui plus est, ces thématiques déteignent désormais sur les programmes des partis de gouvernement. C’est ainsi que, pendant la campagne présidentielle française de 2022, des personnalités peu suspectes d’euroscepticisme comme Valérie Pécresse ou Michel Barnier, n’ont pas hésité à remettre en cause le principe de la primauté du droit européen. Et en mai 2023, le parti Les Républicains proposait de modifier la Constitution pour y inscrire la possibilité de déroger à la primauté des traités et du droit européen.

Même les gouvernements qui ne doivent pas leur accession au pouvoir à des discours et programmes populistes ne parviennent pas toujours à résister à la tentation, à en juger par la résilience des instincts nationaux, prompts à ressurgir dans les épreuves. Les fermetures de frontières lors de la crise migratoire de 2015 puis, au plus fort de la pandémie, les interdictions nationales d’exportation de vaccins et de masques, ont révélé la force persistante de ces réflexes, malgré des décennies d’intégration européenne. 

Et lorsqu’apparaissent des projets concrets relevant d’enjeux aussi cruciaux, pour l’autonomie stratégique européenne, que la « base industrielle et technologique de défense » (BITD), les Etats membres de l’Union européenne peuvent se diviser autour d’intérêts industriels, économiques ou politiques divergents. L’exemple le plus édifiant, mais loin d’être le seul, est le programme European Sky Shield Initiative (ESSI), un projet de défense aérienne intégrée dont l’Allemagne a pris l’initiative en 2022, reposant en bonne partie sur des composants américains et israéliens, auquel la France oppose un programme bâti avec des systèmes conçus et produits en Europe

Ces contingences et ces incertitudes ne contribuent pas à projeter l’image d’une Europe-puissance, actrice crédible sur la scène politique mondiale. 

7. « Le commandement est puissance »

La question qui se pose in fine est de savoir si l’Union européenne peut accéder à une puissance de même nature que celle qu’exerce l’État. Dans son maître ouvrage, « L’essence du politique », le philosophe français Julien Freund apporte une réponse claire : la souveraineté est indissociable du commandement, car elle en est « un attribut, et à ce titre, elle n’est pas une puissance de l’État, mais une puissance qui fait l’État (…) Qu’est-ce en effet que l’État, sinon une institution qui suppose un commandement souverain ? Il n’y a pas de commandement parce qu’il y a des institutions, mais desinstitutions parce qu’il y a un commandement […] la souveraineté n’est pas née avec l’État moderne et destinée à disparaître avec lui. Elle est inhérente à l’exercice du commandement ».

Mais au-delà de la souveraineté, ajoute Freund, « le commandement est puissance ». Et si le commandement se délègue, il ne se divise pas. On ne peut donc vouloir la puissance, au sens du commandement politique, tout à la fois pour l’entité européenne et pour ses parties constituantes. Accéder à la puissance ainsi entendue ne peut avoir d’autre sens, pour l’Europe, que d’en confier l’exercice à un commandement politique unique. Un tel transfert d’autorité changerait si radicalement la nature de l’Union que personne en Europe n’est prêt à faire ce saut dans l’inconnu.

En l’absence de ce qui serait un véritable « saut quantique », l’UE, qui n’est pas un État, restera incapable de jouer dans la même ligue que les grandes puissances du monde – les États-Unis, la Chine ou la Russie. Pour autant, de quelle marge de manœuvre dispose l’entité européenne pour vivre son « moment machiavélien » ? Les réponses sont nombreuses, mais trois postulats, certes ambitieux, pourraient leur servir de socle.

Premièrement, il est nécessaire de faire correspondre les mots et la réalité. Josep Borrell a exhorté l’UE à « parler le langage de la puissance ». Cette invitation ne vaut pas seulement pour sa projection au-delà de ses frontières, mais le concept même doit faire l’objet d’une appropriation par les opinions et les corps électoraux nationaux des Etats membres. Les variations sémantiques obliques et tortueuses ne font qu’ajouter de la confusion à une situation où la clarté est primordiale. Les mots, comme les concepts, ont une fonction performative, qui doit correspondre à l’action et aux politiques qu’ils sont censés fonder. En d’autres termes, comme le fait dire Samuel Beckett, par sa métaphore de la chaussure et du pied, à Vladimir, l’un des personnages d’En attendant Godot, les Européens doivent comprendre que ne sont en jeu ni l’autonomie ni la souveraineté, mais, tout simplement, la puissance.

Deuxièmement, nommer les choses implique d’agir en conséquence. Or, l’Union européenne tire sa plus grande force de l’usage qu’elle fait, précisément, des prérogatives confiées à ses institutions « fédérales », la Commission et la Banque centrale, confirmant ainsi l’observation de Freund selon laquelle « le commandement est puissance ». « Les seuls domaines dans lesquels l’Union européenne se montre capable de se faire respecter par ses partenaires, y compris les Etats-Unis, sont ceux où ses intérêts et ceux de ses Etats membres sont défendus par la Commission », notait un ancien ambassadeur français, Jacques Andréani. Toutefois, ces prérogatives ne couvrent qu’une partie du spectre des instruments de la puissance, contrastant avec le volet le plus régalien, qu’il soit militaire ou diplomatique, du ressort des États membres. Sur ce terrain-là, le manque d’unité et de constance affaiblit la crédibilité, échouant à remplir l’une des conditions énoncées par Hobbes, à savoir que « la puissance, c’est la réputation de la puissance ».

Alors que le passage d’un ordre international fondé sur des règles à un monde plus anarchique ouvre des espaces incertains, l’Union européenne devrait également se préparer au pire et, à cette fin, se réformer en profondeur, y compris dans ses objectifs, ses institutions et ses instruments. L’indéfectibilité du bouclier de protection offert à l’Europe par les États-Unis a été remise en question par la présidence Trump et la manipulation des instincts populistes a ébranlé la démocratie américaine dans ses fondements. L’Europe ne peut donc pas laisser son destin à la merci des contingences du cycle électoral américain. Pour retrouver son unité, elle ne doit pas compter, non plus, sur la menace que représente la Russie, dont le potentiel de division reste considérable. Elle ne doit pas être tentée, comme l’a mis en garde Luuk van Middelaar, de « percevoir dans chaque nouvelle crise, aussi douloureuse et dangereuse soit-elle, la promesse d’une Europe unie ». 

Troisièmement, dans cet océan d’incertitude, l’Union européenne doit admettre l’hypothèse de sa « propre finitude », dans laquelle Pocock voit l’aiguillon du « moment machiavélien ». Mais les « événements irrationnels (et) destructeurs » auxquels il fait référence ne sont pas seulement de nature exogène. L’existence de l’Union européenne est bien davantage menacée par la déliquescence interne. La seule réponse possible consiste dans sa fidélité aux principes et les valeurs sur lesquels elle s’est construite : la liberté, la démocratie et l’État de droit. Ils sont le ciment de sa cohésion, de sa capacité à agir pour la paix, le droit international et le multilatéralisme, qui font partie intégrante de l’équation de la sécurité, aujourd’hui significativement dégradée. Cette caractéristique même est mise en péril par les politiques de plusieurs États membres qui s’affranchissent impunément de ces principes fondamentaux, et par la perspective d’autres trajectoires similaires au sein de l’UE. Pour être à la hauteur de sa mission historique, l’Union européenne doit rester un phare, une boussole qui témoigne de l’alternative qui existe à l’anarchie, à l’arbitraire et à la loi du plus fort.

Cet article est tiré d’un article original, intitulé « About European Sovereignty » et publié par l’International Institute for Strategic Studies (IISS) dans la revue Survival, vol. 65, no. 2, avril-mai 2023, https://doi.org/10.1080/00396338.2023.2193100.

Remerciements : Je tiens à exprimer ma gratitude à Gérard Errera, Jean-Marie Guéhenno, Dick Howard, Maxime Lefebvre, Jean Picq et Pierre Vimont pour leurs commentaires inspirés sur le projet initial de cet article, dont j’assume naturellement la pleine et entière responsabilité. 

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Pierre Buhler

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