Ukraine : l’Europe fait-elle le job ?

Ukraine : l’Europe fait-elle le job ?
Publié le 21 avril 2023
  • Professeur à Sciences Po Paris et conseiller spécial du Haut-Représentant de l’Union européenne
Les Européens ont su réagir contre l’agression russe en manifestant une unité inattendue pour beaucoup d’acteurs, à commencer par les Russes. Le camp occidental fait bloc face à la guerre, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’Union européenne se serait alignée sur les Etats-Unis en oubliant pourquoi elle se mobilisait.
Écouter cet article
00:00 / 00:00

L’auteur s’exprime ici à titre strictement personnel.

Pourquoi la Russie a-t-elle attaqué l’Ukraine ? La principale raison semble résider dans la difficulté, ou même l’impossibilité historique de la Russie à se défaire d’une vision impériale voire coloniale de sa périphérie. L’effondrement de l’Union soviétique avait pourtant laissé croire, à tort, que ce problème était résolu. La guerre en Ukraine a révélé l’incroyable prégnance et vitalité de cette vision impériale. La structure de l’armée russe et les pertes qu’elle connaît, l’origine ethnique des soldats russes illustrent parfaitement cette logique profondément coloniale ; ce qui a d’ailleurs des conséquences sur la perception et l’impact de la guerre en Russie. Les Blancs russes de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, pour ne parler que des deux plus grandes villes du pays, sont relativement peu impactés par les effets de la guerre, d’un point de vue social parce que leurs moyens sont relativement plus substantiels que ceux des habitants de la périphérie mais aussi parce qu’ils sont ethniquement sous-représentés au sein de l’armée russe. Ce n’est pas seulement un problème lié à la personnalité du Président russe, même si ce dernier a évidemment considérablement aggravé l’expression de cet impérialisme, mais c’est incontestablement un problème russe. Dans les conversations qui sont captées par les Ukrainiens sur les portables des soldats russes qui communiquent avec leurs familles, ceux-ci expriment un profond dégoût et du mépris pour leur hiérarchie, pour la façon dont ils sont traités et les conditions absolument catastrophiques de fonctionnement de l’armée russe, ils expriment également une démotivation très grande mais ils n’éprouvent pas la moindre trace d’empathie pour le peuple ukrainien. Les sondages d’opinion les plus crédibles, comme ceux de l’Institut Levada, montrent que tant que les gens ne sont pas directement concernés par la guerre, ils soutiennent le régime.

Même chez les Russes plus favorisés qui ont eu les moyens de quitter la Russie, il y a très peu d’interrogations sur le sens de la guerre. Bien sûr, beaucoup sont contre la guerre mais la compréhension de la position ukrainienne reste très limitée. L’extraordinaire faiblesse des manifestations de Russes en Europe de l’Ouest face à la guerre en témoigne et s’explique par un nationalisme très prégnant et culpabilisant qui consiste à considérer que prendre position contre la guerre, c’est prendre position contre la Russie.

Pourquoi Poutine a-t-il décidé d’attaquer la Russie à ce moment-là ? Parce que le processus de distanciation politique, économique, sociale, culturelle de l’Ukraine par rapport à la Russie lui paraissait désormais irréversible. L’évolution politique de l’Ukraine était devenue incontrôlable et, par conséquent, intolérable pour le régime russe. C’est à ce moment-là que des erreurs en chaîne ont été commises. En effet, Poutine a très mal lu la réaction américaine mais ce qu’il a encore plus mal lu, c’est la réaction de l’Union européenne. Poutine était absolument convaincu que l’Europe ne bougerait pas. D’ailleurs, les propositions de paix russes qu’il a faites en décembre ou janvier avant l’intervention, ne s’adressaient pas à l’Union européenne mais aux États-Unis et à l’OTAN. Pour Poutine, l’Union européenne ne comptait pas et n’existait pas. L’Union européenne, de ce point de vue-là, a réussi une performance assez exceptionnelle. Tous les calculs de Poutine se sont retournés contre lui. Il jugeait aussi impensable que l’Union européenne puisse réduire à quasiment zéro sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Il n’existe pas de précédent d’un pays qui, en l’espace d’un an, soit passé de 40 % de ses importations de gaz à presque 0 %. Comme l’a dit le directeur de l’Agence internationale de l’énergie : la Russie a perdu la bataille de l’énergie.

La réponse de l’Union européenne à la guerre

Contre toute attente, la réponse européenne a étonné par sa cohérence, notamment dans la prise de sanctions. L’UE a démontré que l’unanimité ne rendait pas structurellement impossible une action commune sur des sujets importants. En votant 10 paquets de sanctions extrêmement sévères et massives, l’Union européenne a réalisé quelque chose d’inédit. C’est la première fois que l’Union européenne sanctionne un pays dans le but d’affaiblir sa machine de guerre et ses ressources. C’est totalement inédit parce que, jusqu’à présent, les mesures restrictives visaient des personnes, des entités, mais jamais un pays. Les sanctions sont d’une redoutable efficacité sur le système russe ; la réduction de moitié des revenus du pouvoir russe en est la preuve. Les sanctions sont un poison lent. Ce qui est décisif pour les Russes, c’est la technologie, notamment la technologie en matière de forage, les pièces détachées pour l’aviation. De même, la nécessité d’augmenter de 3 milliards et demi le budget de « facilité pour la paix » a été rapidement acceptée. L’efficacité de l’UE et sa rapidité à mettre en place le programme de formation des militaires ukrainiens a également été remarquable.

Abonnez-vous à notre newsletter

Sur le plan politique, le degré d’unité et de solidarité au niveau européen est encore extrêmement fort. Le meilleur exemple est le lancement d’un plan munitions d’un montant de 4 milliards d’euros pour fournir 1 million de munitions aux forces ukrainiennes. L’Union européenne, au travers de ses États membres, a fourni à l’Ukraine pour 12 milliards d’euros d’aide militaire. Il faut compter près de 60 milliards d’engagement de l’Union européenne en y ajoutant l’aide économique : ces montants sont inédits. L’aide militaire de l’UE représente 40 % de l’aide militaire américaine. En additionnant l’aide militaire et civile, nous sommes même au-dessus de l’aide des Américains. L’idée selon laquelle les Américains mèneraient la danse et l’UE suivrait ne reflète pas la réalité.

Même si elles ne remettent pas en cause la cohérence de la réponse européenne, des différences de perception existent évidemment et il ne s’agit pas de les nier. Le gouvernement italien, de manière inattendue, s’est totalement aligné sur les positions de l’Union européenne et si la Hongrie traîne des pieds, elle ne s’est pas opposée aux décisions alors qu’elle aurait pu exercer son droit de veto et empêcher les livraisons de matériel militaire que l’Union européenne a effectuées pour la première fois de son histoire en faveur d’un pays en guerre. En ce sens, le front politique est solide.

A l’heure actuelle, les discussions à la Commission européenne ont pour seul et unique objectif de savoir comment renforcer l’aide de l’UE et son soutien à l’Ukraine sur le plan militaire et sur le plan économique et de permettre aux Ukrainiens de lancer dans les meilleures conditions leur contre-offensive.

La naissance d’une Europe de la Défense ?

L’Europe de la Défense est-elle enfin en train de se créer dans cette épreuve, sous une forme inattendue qui serait finalement l’Europe de l’industrie militaire ? Il convient de rester très prudent sur cette question, beaucoup reste à faire et tous les Européens ne sont pas sur la même ligne. D’abord, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle l’Europe de la Défense. Si c’est comme alternative à l’OTAN dans une vision française historique, la réponse est catégoriquement non. L’OTAN est plébiscité – on le voit avec l’élargissement à la Finlande et probablement à la Suède dans les prochains mois. Personne ne considère aujourd’hui qu’il existe une alternative à l’OTAN. L’idée d’une Europe de la Défense hors OTAN aujourd’hui a disparu. La nécessité d’une défense territoriale organisée par l’OTAN est aujourd’hui massivement admise. Le grand paradoxe est que l’OTAN, dans cette guerre, joue le rôle de dissuasion. La guerre est menée par les Ukrainiens avec le soutien des États membres de l’Union européenne, des États-Unis et d’autres pays. Fondamentalement le cœur de ce soutien, c’est l’alliance euro-américaine, mais elle n’a pas lieu dans le cadre de l’OTAN. Les Etats-Unis, dans ce contexte, ne rejettent pas l’idée de l’autonomie stratégique, ne serait-ce qu’au nom d’un partage des fardeaux qui paraît inexorable. Ils ne le reconnaissent pas pour le moment mais ils ont accepté, par exemple, l’idée d’un dialogue stratégique entre les États-Unis et l’Union européenne.

Les difficultés restent pour autant considérables puisque se pose la question de savoir quelle sera l’ampleur de l’effort de Défense consenti par les Européens eux-mêmes. La guerre a considérablement réveillé la conscience des Européens quant au développement d’un outil militaire plus important. Pour autant, il reste à savoir ce qui, dans cet effort, pourra être mutualisé. La boussole stratégique peut jouer un rôle très important. Il y a la question de la mutualisation, de l’interopérabilité des Européens et de la construction d’un pilier européen au sein de l’OTAN. Si par « Europe de la Défense », il est question de la nécessité de consentir un effort militaire dans la perspective d’une guerre de haute intensité, la vraie question stratégique sera celle de savoir si, dans dix ans ou dans quinze ans, l’Europe ne devra pas se préparer à une guerre conventionnelle avec la Russie. Ce n’est pas à exclure.

L’Europe est-elle prête à intervenir de la même manière si la Chine décidait d’une manière ou d’une autre de mettre la main sur Taïwan ?Les Européens n’ont pratiquement aucun moyen d’action sur la Chine et Taïwan car ce sont les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et peut être la Corée et les Philippines qui sont en première ligne. C’est cette première chaîne qui sera mise en mouvement si la Chine avait la mauvaise idée de tenter de conquérir Taïwan par la force. Si elle agissait ainsi, elle détruirait toute idée de rapprochement avec la Chine et placerait l’Union européenne sous la tutelle américaine dans des proportions considérables. Ce ne serait une bonne nouvelle pour personne.

Les élargissements

Quelle est la vision de Bruxelles face à l’élargissement de l’OTAN ? Les Etats-Unis et l’Allemagne se sont opposés à ce que le problème soit immédiatement posé. Mais cet élargissement est inévitable. La question qui reste en suspens est celle du calendrier. On ne peut pas nier des effets dynamiques qui ont produit des résultats. Cette dynamique ne contrarierait en rien la relation transatlantique. Les Européens ont été capables de s’unir et de s’engager eux-mêmes sans remettre en cause la solidité du lien transatlantique.  Mais cette fois, l’UE a été co-moteur : sur la question des livraisons d’armes, sur la question des avions, sur la question des tanks, c’est massivement les pays d’Europe, et notamment ceux de l’Est, qui étaient les plus allants.

Les divergences sont importantes parmi les Etats-membres sur la question de l’élargissement de l’Union. Si la France a eu des doutes sur l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, l’UE ne pouvait pas se permettre de retarder car il fallait envoyer un signal politique très fort. Demeure la question des modalités. Les Ukrainiens se préparent très bien techniquement. Mais on sait que le processus demande du temps. L’Ukraine est la locomotive, c’est elle qui va changer la donne à l’Est. D’autres questions vont se poser notamment celle de la reconstruction d’abord, du financement de la reconstruction et celle de la saisie des avoirs russes gelés et leur transfert à l’Etat ukrainien.

La Chine : clé du règlement de la crise ?

La position des Chinois a évolué. Au départ, ils pensaient que les Russes gagneraient très vite, ils auraient entériné la modification du statu quo. Les Chinois sont obligés de s’ajuster à la réalité de la situation. On voit donc naître une logique de partenariat totalement asymétrique en faveur de la Chine, révélée par la visite de Xi Jinping à Moscou avec, malgré tout, une vassalisation où le vassal exprime son mécontentement notamment parce qu’ils trouvent que les Chinois ne les soutiennent pas assez. A titre d’exemple, Poutine attendait la signature d’un accord sur la livraison de gaz et la création du deuxième pipeline qui aurait relié la Russie à la Chine ; les Chinois ont refusé de signer. Les Chinois sont parfaitement conscients de la situation extrêmement difficile dans laquelle la Russie se trouve. Ils ne souhaitent pas l’effondrement de la Russie et se réjouiraient s’il n’y avait pas de défaite russe. Ils ne mettront cependant pas en cause leur propres intérêts et restent très prudents. Le lendemain de la visite de Xi Jinping à Moscou, les autorités chinoises ont publié un communiqué annonçant le premier sommet entre la Chine et l’Asie centrale dans lequel les Russes ne sont pas invités alors qu’ils sont ensemble dans l’Organisation de coopération de Shangaï. Si la guerre se prolonge, la Russie va survivre car elle a d’énormes ressources. Mais elle va survivre avec un niveau de vie beaucoup plus faible, sans développement technologique. Cette dépendance va accentuer leur processus de vassalisation par la Chine.

Stratégiquement, la Russie et la Chine ont au moins deux divergences, notamment dans le rapport à l’Europe. Les Chinois cherchent aujourd’hui à enfoncer un coin entre les États-Unis et l’Union européenne. Il s’agit de leur objectif stratégique parce qu’ils voient l’Amérique se fermer, le Japon se fermer. Ils ne peuvent pas se permettre de voir l’Europe se fermer. Les Russes appliquent une autre stratégie qui vise à dire aux Chinois que les Européens sont les valets des Américains, qu’il n’y a rien à en attendre et qu’il faut les combattre au même titre que les Américains. Verbalement, les Chinois sont prêts à se rallier à ce discours qui n’est fait ni pour leur déplaire, ni pour les étonner, mais ils ne peuvent pas succomber si facilement à cette tentation. Ils font très attention parce que le marché européen est très important pour la Chine et l’UE a un déficit abyssal avec le pays de près de 400 milliards. Un des messages que les Européens veulent transmettre aux Chinois c’est qu’il faut cesser de croire que quand les Européens ont une attitude proche des Américains sur un sujet, en l’occurrence l’Ukraine, ce sont les Américains qui donnent des ordres. C’est faux, la réalité est que nous considérons que notre sécurité est en jeu.

Trop tôt pour parler de sortie de crise

Alors que pôle Est des voisins de la Russie considère que l’objectif de guerre doit être d’infliger une déroute considérable à la Russie pour les neutraliser, pour éviter qu’elle ne reprenne des forces et redevienne une menace pour l’Europe, le deuxième pôle se place en faveur d’une négociation pour ne pas humilier la Russie, ne pas l’écraser. C’est une position incarnée par le Président de la République française mais il n’est pas le seul. Quoi qu’il en soit, s’il faut négocier, il faut le faire sur la base d’un rapport de force militaire. Il faut créer un rapport de force militaire qui contraigne les Russes à revoir leur calcul. C’est d’ailleurs l’objectif des Ukrainiens mais il faut aussi admettre que les Russes ne sont pas du tout dans cet état d’esprit. Les Brésiliens parlent d’un plan de paix, le président algérien va se rendre à Moscou pour exercer sa médiation entre l’Algérie et l’Ukraine… en oubliant Bruxelles au passage. Tous les tiers qui ont rencontré les Russes pour parler d’un plan de paix sont revenus bredouilles…

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.
Lire aussi

Les cercles du pouvoir à Moscou

  • La guerre en Ukraine
Les cercles du pouvoir à Moscou