Aux origines du fiasco politique

Aux origines du fiasco politique
Publié le 19 avril 2023
Avec le conflit sur la réforme des retraites, la France vit un de ces psychodrames dont elle a le secret. « Comment a-t-on pu en arriver là ? » est une phrase que l’on entend souvent dans les conversations. Oui, comment une question somme toute assez banale – comment trouver 16 milliards d’euros pour équilibrer le régime des retraites ? – que beaucoup d’autres pays européens ont traité sans drame ni conflit, a-t-elle pu accoucher d’un tel fiasco politique et social ?
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Avec le conflit sur la réforme des retraites, la France vit un de ces psychodrames dont elle a le secret. « Comment a-t-on pu en arriver là ? » est une phrase que l’on entend souvent dans les conversations. Oui, comment une question somme toute assez banale – comment trouver 16 milliards d’euros pour équilibrer le régime des retraites ? – que beaucoup d’autres pays européens ont traité sans drame ni conflit, a-t-elle pu accoucher d’un tel fiasco politique et social ?

Répondre à cette question n’est pas simple car le psychodrame n’est pas terminé et les esprits sont encore échauffés. Mais on peut déjà explorer quelques pistes de réflexion pour essayer de comprendre précisément comment on a pu en arriver là. Je m’intéresserai à trois aspects de cet événement.

Peut-on véritablement parler de réforme ? La question mérite d’être posée tant l’objectif visé est celui d’un ajustement financier et non « un changement de caractère profond, radical apporté à quelque chose, en particulier à une institution, et visant à améliorer son fonctionnement », si l’on s’en tient à la définition du Larousse. Et il est clair qu’un ajustement financier ne peut tenir lieu d’étendard politique.

Le Conseil d’Orientation des Retraites, instance indépendante et pluraliste d’expertise, était censé poser un diagnostic sur le financement des retraites, accepté par toutes les parties prenantes. Or chacun des camps qui se sont opposés sur cette « réforme » ont utilisé son rapport pour défendre son point de vue, et disqualifier son adversaire. Aucun diagnostic partagé n’a permis de cadrer le débat.

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L’Assemblée nationale, issue du scrutin de juin 2022, sans majorité absolue, obligeait le personnel politique à s’engager dans une voie nouvelle pour la Ve République : constitution d’une coalition de partis pour créer une majorité de gouvernement, ou négociation de textes de lois pour créer des majorités de projets. Aucune des forces politiques en présence n’a voulu, ou n’a pu, mener cette tâche à bien.

Une réforme qui n’en est pas une, un arbitre qui n’en est pas un, un Parlement qui n’en est pas un, ces trois leurres ont servi de décor à l’étrange bataille de l’hiver 2023. Ils ont permis la construction d’une réalité alternative où la préférence française pour l’idéologie a pu se donner libre cours. De faux semblants en artefacts, on est passé, sans crier gare, de l’équilibre financier du régime des retraites à la remise en cause du modèle démocratique français.

Une réforme qui n’en est pas une

La réforme des retraites initiée lors du premier mandat d’Emmanuel Macron était systémique. Si elle avait abouti, elle aurait transformé en profondeur le système de protection sociale. Son échec a symbolisé l’incapacité du nouveau Président à faire la révolution qu’il avait promise. A l’extrême opposé de cette réforme inaboutie, celle du second mandat était exclusivement paramétrique, et centrée sur une mesure particulièrement visible, le passage de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Au cours de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait même évoqué l’âge de 65 ans. Et il avait fait de ce chiffre un marqueur politique.

Si l’on compare cette réforme à celles qui l’ont précédée (Balladur 1993, Juppé 1995, Fillon 2003, Woerth 2010, Touraine 2014), on constate qu’elles touchaient toutes à plusieurs paramètres et non à un seul, de façon à donner un sentiment d’équilibre dans les efforts demandés. La loi Woerth de 2010, qui s’apparente le plus à celle de 2023 puisqu’elle faisait passer l’âge légal de 60 à 62 ans, comportait aussi des mesures sur les ressources financières (augmentation du taux de cotisation des fonctionnaires, contribution des hauts revenus par augmentation de la tranche d’impôt la plus haute, augmentation des prélèvements sur les plus-values, les dividendes, les stock-options et les retraites-chapeaux). La fonction symbolique de ces mesures est évidente : l’effort demandé ne concerne pas seulement les salariés, mais aussi les actionnaires et les hauts revenus. Quant à la loi Touraine de 2014, elle se garde bien de toucher à l’âge de départ, et agit sur tous les autres paramètres, en particulier la durée de cotisation. L’objectif du cocktail de mesures a aussi pour objectif l’invisibilisation du sujet qui fâche le plus : devoir travailler plus longtemps. Quelles qu’aient été l’importance des mobilisations sociales à l’occasion des votes de ces différentes lois, aucune n’a atteint l’intensité de celle que nous vivons et, surtout, aucune ne s’est traduite par une telle fragilisation du système politique.

Il est difficile, bien sûr, de faire la part entre le contenu de la réforme et son contexte politique et social pour expliquer la gravité de la crise. La polarisation politique s’est aggravée depuis dix ans. Mais un politique avisé doit prendre en compte le contexte pour dessiner le contenu. Emmanuel Macron n’a pas expliqué comment ni pourquoi il est passé d’une réforme systémique ambitieuse à une réforme paramétrique étriquée. Et il a maximisé son risque politique en faisant de l’allongement de l’âge légal la seule partie visible du projet de loi. Pas d’explication ni d’humilité, pas de technicité ni de complexité, pas de modifications difficiles à comprendre. Le chef de l’état a politisé et personnalisé sa réforme, il en a même fait un étendard politique, la modification était compréhensible par tout le monde : deux années de travail en plus. Et les Français ont dit non, massivement. Et tout le monde a oublié, à commencer par lui, qu’au cours de sa campagne, il avait promis un referendum consultatif sur le sujet. Lors d’une interview sur BFMTV, le 11 avril 2022, il déclarait : 

“Je suis prêt à discuter du rythme et des bornes. Je suis prêt à bouger le rapport au temps et dire qu’on ne fait pas forcément une réforme jusqu’en 2030 si je ressens trop d’angoisse chez les gens. Parce qu’on ne peut pas dire le dimanche soir ‘je veux rassembler’ et quand on va écouter les gens dire ‘je ne bouge pas’. (…) Je suis prêt à ouvrir la porte très clairement. (…) Je suis prêt à soumettre cette réforme à un référendum consultatif en septembre 2023, pour recueillir l’avis des Français.”

Un arbitre qui n’en est pas un

D’entrée de jeu, le gouvernement a perdu la bataille de l’opinion publique, parce qu’il n’a pas réussi à convaincre les Français que le régime des retraites était menacé par un déséquilibre financier. Il s’est appuyé sur les travaux du Conseil d’Orientation des Retraites pour justifier à la fois la nécessité et l’urgence de cet ajustement financier, et cela a joué un rôle majeur dans cet échec. Le COR est un organisme hybride puisqu’il réunit l’ensemble des parties prenantes (parlementaires, organisations professionnelles et syndicales, hauts fonctionnaires et experts) et qu’il a une double mission de concertation et d’expertise. La loi précise que « Sur l’ensemble des questions de retraite (équilibre financier, montant des pensions, âge et durée d’assurance, redistribution, etc.), le COR élabore les éléments d’un diagnostic partagé et formule, le cas échéant, des propositions de nature à éclairer les choix en matière de politique des retraites ». La gouvernance du COR explique la prudence de ses recommandations et le nombre élevé des scénarios qu’il envisage. Cette gouvernance réunit des représentants de ceux qui ont combattu la réforme et de ceux qui l’ont élaborée. Le rapport du COR est certes un travail d’experts, mais c’est aussi le fruit d’un compromis entre des points de vue antagonistes, et chaque camp doit pouvoir y retrouver une partie de ses idées. C’est pourquoi le diagnostic du COR n’a pas permis de cadrer le débat, ni de lui offrir un socle de faits et de données partagées par tous. Dans le débat médiatique, il est vite apparu qu’il était possible de faire dire au rapport du COR une chose et son contraire, à savoir qu’il y avait un sérieux problème de financement et qu’il n’y en avait aucun. L’horizon du rapport est l’année 2070 : il est normal que l’incertitude soit grande et le nombre de scénarios considérable. Le conseil a retenu trois hypothèses d’évolution de la mortalité, trois du solde migratoire, quatre de la productivité et trois du niveau de chômage, ce qui donne cent huit combinaisons possibles. Le COR n’attribue aucun coefficient de probabilité aux différents scénarios, ce qui crée les conditions de la confusion. Et le rapport laisse de côté plusieurs sujets qui auraient pu et dû être au cœur du débat : Le régime de retraites doit-il être équilibré chaque année ou peut-il être durablement déficitaire ? Implicitement, le rapport considère que le régime peut être déficitaire pendant plusieurs dizaines d’années. La part des dépenses de retraite dans les dépenses publiques (23,4% en 2021), tout comme le fait que la France consacre 14% de son PIB aux dépenses de retraites, soit davantage que les pays de la zone Euro (13,4%), de l’UE (10%), ou de l’OCDE (7,7%) sont des sujets logiquement écartés, car ne faisant pas partie de la mission du Conseil. En faisant du COR un arbitre, ce qu’il n’est pas et ne peut pas être, le gouvernement s’est interdit d’engager la seule controverse qui pouvait mettre en difficulté ses contradicteurs : l’État consacre plus de 23% de ses dépenses au financement des retraites quand il en consacre 8,9% aux dépenses d’éducation, cela doit-il durer ? Dans ces conditions, il ne pouvait pas gagner la bataille de l’opinion, puisque l’arbitre auquel il se référait offrait à ses adversaires des arguments solides. Et la polarisation politique aidant, malgré les heures de débat à la télévision et à la radio, et les pages de contributions dans la presse, les Français ne disposent toujours pas, sur le diagnostic, d’un socle d’informations et de données partagées. Sur ce débat des retraites, la célèbre formule d’Hannah Arendt s’avère toujours aussi pertinente : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie, et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat​​. »

Un Parlement qui n’en est pas un

Il faut s’intéresser enfin au (non)-débat parlementaire et remonter, là aussi, le fil du temps car tout s’est joué dès juin 2022. Face à la composition de la nouvelle assemblée, c’est toute la classe politique, médiatique et technocratique française qui s’est retrouvée comme une poule devant un couteau. Dans une société démocratique habituée au parlementarisme, le Président de la République aurait demandé au parti ayant obtenu la majorité relative d’entamer des négociations avec d’autres partis en vue de constituer un gouvernement de coalition doté d’une majorité stable, et les partis minoritaires auraient réclamé bruyamment de telles négociations. Ces négociations auraient duré plusieurs semaines, voire plusieurs mois si l’on songe à l’exemple allemand, et auraient abouti à un programme de gouvernement très différent du programme sur lequel le Président a été élu. La question des retraites aurait figuré en bonne place dans ce programme mais selon des modalités longuement négociées, très en amont du débat parlementaire. Et le Premier ministre aurait été choisi dans une négociation serrée entre les partis de la coalition et le Président. Mais rien de tout cela ne s’est produit en France, tant la culture présidentialiste y est impérieuse. Le Président a choisi une Première ministre et lui a donné quarante-huit heures pour négocier avec les partis minoritaires, tandis que ceux-ci clamaient haut et fort que jamais ils n’accepteraient de participer à un gouvernement de coalition. Les deux partis extrêmes ont choisi de faire l’impasse sur la législature, LFI en jouant la carte de l’obstruction pour empêcher le gouvernement d’agir et obtenir la dissolution, le RN en jouant la carte de la respectabilité pour utiliser la mandature comme une session de formation de ses cadres, en vue de la conquête du pouvoir présidentiel en 2027. Les autres partis, membres de la NUPES, étaient embarqués, bon gré mal gré, dans la stratégie de LFI. Et les Républicains, le parti le plus à même de s’entendre avec les partis qui soutenaient le Président (Renaissance, Modem, Horizons), a été incapable de définir une stratégie, le refus d’entrer en négociation avec la macronie était le seul moyen de maintenir un semblant d’unité. Le déchirement du groupe parlementaire auquel on a assisté lors du vote de la motion de censure du 20 mars 2023 (19 députés LR sur 61 ont voté pour), illustre le conflit latent qui travaille le parti et explique pourquoi il a été impossible de trouver un terrain d’entente entre le gouvernement et les Républicains. En 2022, il était possible, pour LR, de négocier un Premier ministre, un programme de gouvernement et des postes ministériels ; en 2023, il lui fallait voter une loi impopulaire, sans contreparties. Est-il vraiment étonnant que cela ait échoué ? La trajectoire d’Aurélien Pradié illustre bien le problème : le député du Lot s’est fait un nom en s’opposant à la réforme et au Président de son parti, Éric Ciotti. En s’opposant, il a vraisemblablement assuré sa réélection en 2027, et son ancrage durable dans une circonscription rurale très hostile à la réforme, d’autant que le RN a promis de ne pas désigner de candidat dans les circonscriptions de LR ayant voté la motion de censure. Et le prix à payer a été la perte de la vice-présidence du parti, poste très symbolique. Quand un parti est incapable de choisir une stratégie, le choix individuels de ses élus prennent le pas sur la discipline collective.

Le non-débat sur les retraites à l’Assemblée nationale est simplement le symptôme de cette incapacité des partis à assumer la responsabilité que leur ont confiée les Français en élisant cette assemblée sans majorité absolue. LFI et le RN sont clairement dans une logique présidentialiste, et même les deux partis de gouvernement, le PS et LR, sont restés dans cette logique, alors qu’ils sont devenus deux petits partis charnières, qui n’auront jamais autant de pouvoir que dans la constitution de coalitions. Ce hiatus entre l’aspiration parlementaire des Français et le syndrome présidentiel de la classe politique n’est pas près de disparaître, et il rend le gouvernement du pays extrêmement difficile. Si les Français perdent confiance dans les institutions, c’est aussi parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi l’Assemblée qu’ils ont élue est devenue un bateau ivre.

Ce débat sur les retraites parce qu’il ne s’appuyait pas sur un diagnostic partagé, que le Président de la République en avait fait un étendard politique et que les députés ne voulaient pas en assumer la responsabilité, a fini par basculer dans l’irrationnel. La détestation du Président semble avoir retrouvée les niveaux de la période des gilets jaunes. La critique de la décision du Conseil Constitutionnel a basculé, chez certains, dans le dénigrement de l’État de droit. L’ascension aux extrêmes est de nouveau à l’ordre du jour, et le ressentiment est la passion politique du moment. Le prix à payer pour un ajustement financier somme toute modeste est exorbitant.

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Jean-Louis Missika