Déconfiner l’administration

Déconfiner l’administration
Publié le 8 avril 2022
  • Chargé de la mission interministérielle pour l’apprentissage et les trajectoires professionnelles
  • entrepreneur, co-fondateur de beta.gouv
La critique de la fonction publique est une figure obligée des campagnes électorales. Mais que lui reproche-t-on exactement ? Et comment veut-on la faire évoluer ? Les réformes de l’administration se succèdent à un rythme accéléré, au point de se transformer en exercice d’adaptation continu, en fonction d’orientations parfois contradictoires. Au-delà des déclarations d’intention sans lendemain, des évolutions de terrain montrent que l’administration sait évoluer, pourvu qu’on lui laisse de l’autonomie d’action, une fois les objectifs clairement définis.

Il existe un décalage surprenant entre le mauvais procès fait à la fonction publique et les vrais maux qui l’affligent.

Que lui reproche-t-on : son coût ? C’est souvent en confondant les transferts sociaux et le fonctionnement d’un État qui se serre la ceinture. Les comparaisons publiées par France Stratégie sont édifiantes : la France tient son titre de championne du monde des dépenses publiques à l’organisation de système de retraite (et secondairement aux subventions versées aux entreprises ou à sa politique de défense). Sûrement pas au train de vie dispendieux de l’administration.

Ses règles absurdes ou incompréhensibles ? Il y a de beaux restes, en effet, mais aussi de réelles simplifications depuis quelques années, comme la déclaration des revenus à l’administration fiscale devenue incroyablement commode.

La désinvolture des fonctionnaires ? Le surengagement professionnel existe aussi, comme on en débat à l’hôpital, dans les écoles primaires ou les tribunaux, et qu’on pourrait aussi observer dans certaines administrations centrales.

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Il est même incroyable d’observer la persistance de ce sens du devoir malgré la pesanteur de procédures qui assèchent l’enthousiasme et éloignent des enjeux de fond. Vu de l’intérieur, le premier mal est le conformisme, dans toutes les acceptions du terme. L’appareil d’État produit et entretient une habitude implacable, fondée sur l’aversion au risque et décourageant la prise d’initiatives.

D’où un second mal, le caractère hors sol de l’administration, qui, trop souvent, s’accroche à ses référentiels, à distance de la réalité. Chacun y défend son territoire fondé sur ses capacités juridiques et programmatiques, quitte à ce que personne ne traite les problèmes concrets, lorsque ceux-ci ne correspondent pas au découpage administratif. Ainsi de l’orientation professionnelle, qui est un thème de plus en plus mis en avant et à la gouvernance chaque année plus alambiquée : les régions sont cheffes de file de l’information sur les métiers ; l’éducation nationale joue un rôle indispensable, mais un peu flou, surtout depuis que les conseillers d’orientation – psychologues ont abandonné la première partie de leur intitulé ; les branches professionnelles et les opérateurs de compétences se sentent naturellement en responsabilité ; l’ONISEP fait ce qu’il peut dans ce paysage embrouillé ; et les jeunes, comment dire… Le résultat est que près d’un jeune sur deux se projette vers un spectre réduit d’à peine dix métiers, qui sont loin d’être ceux qui recrutent vraiment.

La dévitalisation de l’appareil d’État vient aussi de la domination de la gestion sur la stratégie. Au niveau central, le poids des urgences, la multiplicité des incidents à traiter, la lourdeur des procédures obèrent l’aptitude à penser et conduire le changement. Dans les territoires, la responsabilité des Préfets dans le maintien de l’ordre dévore leur disponibilité à animer des politiques de transformation. L’administration déploie collectivement les moyens d’étouffer son imagination. Et au fond, l’injonction qui leur est faite de devenir des “entrepreneurs de territoire”, est paradoxale, tant leur position tient d’abord et avant tout à leur capacité à faire tourner le système tel qu’il est, plus qu’à le perturber pour qu’il fonctionne mieux, ces deux objectifs n’étant pas compatibles.

Ces discussions et ces constats n’ont malheureusement rien de nouveau. La réforme de l’État est un thème vieux comme son objet. L’intérêt pour elle est à la hauteur de la place qu’il occupe dans un pays à la longue tradition monarchique. Pratiquement comme symboliquement, la France accorde une importance considérable aux enjeux administratifs. Cité par la fondation qui porte son nom, Jean Jaurès déclamait en 1911 “Figer l’État, c’est supprimer l’espérance, c’est supprimer l’action”.

Depuis la seconde guerre mondiale, des innovations ont été tentées presque sans discontinuer. Création du commissariat général au Plan en 1946 et presque en même temps d’un Comité central d’enquête sur le coût et le rendement des services publics, attestant la présence d’une obsession qu’on discutera. Introduction en 1968 d’une « rationalisation des choix budgétaires”. Lois de décentralisation en 1982. Nouvelle impulsion en 1989 avec la circulaire “Rocard” pour le renouveau du service public, mais aussi les rapports de Patrick Viveret sur l’évaluation des politiques publiques et de François de Closets sur l’efficacité de l’État. À peine cinq ans plus tard, Jean Picq propose une redéfinition des missions de l’État et influence la création d’un Commissariat à la réforme de l’État. Lequel est remplacé en 1998 par une Délégation interministérielle. Tandis que, juste après l’adoption de la loi organique sur les lois de finances (LOLF), qui fut loin d’assurer la transformation proclamée, c’est en 2003 la Direction générale à la modernisation de la gestion publique et des structures de l’État qui prend le relais. En 2007, nouvelle impulsion avec la Révision générale des politiques publiques, dont l’objectif explicite consiste à réduire les dépenses au sein de l’État, “faire mieux avec moins”, par le moyen de la diminution du nombre de fonctionnaires. La Modernisation de l’action publique lancée en 2012 est moins abrupte et plus associative, tout en gardant des objectifs d’ordre budgétaires.

Un fil conducteur de cette réforme incessante a été la recherche d’une efficacité accrue. Laquelle s’est régulièrement traduite par des objectifs – rarement atteints – de rationalisation budgétaire ou administrative. Malgré ces semi-échecs répétés, nous avons eu tendance à persévérer dans cette voie sans issue qui ne s’intéresse qu’aux coûts et pas à l’impact, à l’utilité du service public. Comme si l’objectif devait être de réduire le nombre de fonctionnaires (parfois, par contre-pied, à l’augmenter), plutôt que de se concentrer sur des objectifs de fond en matière d’échec scolaire, de santé ou de sécurité publique.

Ces préoccupations ne sont pas propres à notre pays. L’inspection générale des finances observant (en 2011) que, pas plus qu’en France, il n’est courant que le spectre des politiques publiques aille en rétrécissant. Ou que l’emploi public tende à la baisse, sauf à augmenter le recours à l’externalisation. C’est surtout la répartition des compétences entre les niveaux national et local qui apparaît susceptible d’être redéfinie à l’occasion de ces grands chantiers, dont il est souvent difficile d’évaluer l’impact.

Peut-être peut-on apprendre de ces expériences et chercher une autre voie ? Malgré nos habitudes jacobines, est-il obligatoire de proclamer par avance une grande transformation systématique, une révision générale ? Il n’est pas exclu qu’un peu d’humilité et de sens pratique puissent aider à changer la donne. Au lieu d’un grand plan global, une action plus limitée aura plus de chance de réussir et dans un deuxième temps de faire tâche d’huile.

Parce que l’administration n’est pas inerte, évidemment. Encore moins incompétente. Il y a en son sein de remarquables capacités, une connaissance sans égale de la réalité économique et sociale, une intelligence collective qui ne demande qu’à s’exprimer.

Cette administration en mouvement, il nous faut apprendre à la repérer pour accompagner et accélérer son développement. De la gendarmerie aux services fiscaux, les initiatives ne manquent pas. Ce renouveau, on le retrouve notamment porté par les quelque 800 personnes de la communauté Beta.gouv qui développent des solutions numériques avec l’obsession de résoudre des problèmes pratiques.

Le boom spectaculaire de l’apprentissage illustre bien l’efficacité de l’articulation d’une volonté politique forte, d’une libération des initiatives privées, et du développement de nouveaux services publics numériques favorisant l’appréhension d’une offre toujours plus riche et fluidifiant l’accès aux formations en même temps qu’à l’emploi. Après vingt ans de surplace, voire de régression, le nombre de contrats signés en une année est passé de 302 000 en 2018 à 730 000 en 2021, grâce à une méthode nouvelle, focalisée sur cette ambition de croissance.

Les principes de cette méthode sont simples. Le premier est de donner la primauté au problème à résoudre et de considérer toute solution comme une expérience dont il faudra mesurer l’impact. En corollaire, on laissera de côté la conformité administrative pour regarder la réalité avec les yeux des usagers. Le second est l’autonomie des agents : c’est de leur engagement que surgiront les initiatives qui formeront les services publics de demain. Le troisième enfin, c’est le principe d’amélioration continue, qui accepte l’idée de lancer un service public limité, local, “beta”, pour bâtir progressivement un service public adapté, efficace et national, en tournant résolument le dos aux principes de grand soir puis de maintenance qui régissent la plupart de nos politiques publiques actuelles.

Ainsi, cette méthode singulière assume de placer la gestion au second plan, pour viser expressément une finalité. Ce positionnement est structurellement impossible au cœur de l’organisation, c’est donc au-delà, dans un espace d’entrepreneuriat public qu’il peut exister. C’est la reconquête du sens de l’action publique qui est en jeu. Et si l’expérimentation n’amène pas les résultats attendus, on y mettra fin sans hésitation, pour réfléchir et agir autrement.

Après la suppression de l’ENA et la réforme des grands corps, il s’agit d’aller plus loin pour déconfiner l’ensemble de l’administration, en déverrouillant les procédures pour permettre l’expérimentation et favoriser l’autonomie des agents.

La piste ici proposée consiste à mettre le paquet sur un nombre limité de chantiers prioritaires, aux objectifs explicites, avec l’obsession du résultat et conduits selon ces principes, à distance des pratiques administratives habituelles.

Le quinquennat qui s’achève a livré une esquisse de cette démarche. Les « objets de la vie quotidienne » ont pu être gaussés comme un gadget politique de communicant, ils n’en étaient pas moins réfléchis à hauteur d’utilisateur et de citoyen. L’association des chefs de projet à la présentation des résultats au plus haut niveau de l’État représentait une autre avancée, assouplissant légèrement la traditionnelle pyramide hiérarchique.

Mais les changements ont été très limités et la même impéritie caractérise trop souvent l’action publique. Alors que les défis prioritaires sont faciles à énoncer, dans tous les champs. Sans allonger à l’excès ni même à méditer cette sélection, on pourra penser à la baisse du chômage de longue durée, l’accélération de la rénovation thermique des bâtiments, la prévention de l’obésité, l’amélioration du niveau des élèves en math et l’orientation vers les carrières scientifiques, la décarbonation de nos mobilités, de notre agriculture, etc.

Entendons-nous bien. Désigner un enjeu est très insuffisant. Il faut se donner les moyens de résoudre le problème visé. C’est-à-dire réunir des moyens, donner du temps et surtout des marges de manœuvre à une équipe autonome qui explorera toutes les hypothèses pratiques pour trouver des solutions.

Côté organisation, ceci demande une débureaucratisation radicale et un système qui assume une logique d’expérimentation et d’amélioration continue. Les équipes autonomes doivent rapporter aux décideurs politiques et non aux directeurs d’administration centrales et surtout ne pas être freinées par la quête épuisante de multiples validations.

Côté mise en œuvre, il sera souvent intéressant de commencer à une échelle très locale pour tester les solutions. C’est le bon niveau pour commencer à mesurer un impact, pour déployer plus largement, ensuite, ce qui aura le mieux marché. C’est aussi, il faut le prévoir, une bonne méthode pour gérer d’inévitables échecs en minimisant les risques politiques. Mais le sujet de l’autonomie du programme revient à la charge : il s’agit de pouvoir mobiliser des établissements expérimentateurs, collèges, hôpitaux, commissariats… sans blocage hiérarchique.

Le mouvement conduira à redéfinir les frontières de l’administration. Internes, en facilitant les coopérations interministérielles et en diversifiant les perspectives de carrière, pour promouvoir autant les entrepreneurs que les gestionnaires. Externes, aussi, en développant la logique de l’État plateforme, illustrée avec éclat lors de la pandémie, quand un développeur de 24 ans nous a rappelé que la fonction publique n’a pas le monopole de la poursuite de l’intérêt public. Des Guillaume Rozier, il y en a beaucoup, et on en rencontre aussi dans l’administration. Il est urgent de les déconfiner.

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Guillaume Houzel

Pierre Pezziardi