Éric Zemmour contre le « gouvernement des juges »

Éric Zemmour contre le « gouvernement des juges »
Publié le 5 avril 2022
Au rang des nombreuses cibles d’Éric Zemmour, on compte, en bonne place, ce qu’il nomme le « pompeux État de droit* ». Opposant abusivement État de droit et démocratie, le polémiste et actuel candidat à l’élection présidentielle rêve en fait d’une « tyrannie des majorités », se réclamant seulement des urnes, mais laissant péricliter nombre de nos droits fondamentaux, tout en érodant largement la protection que constituent les divers contre-pouvoirs et le pluralisme des médias. En ligne de mire : un soi-disant « gouvernement des juges », avant tout incarné par le juge constitutionnel et par le juge administratif.
  • *CNews, Face à l’info, 19/05/2021, Éric Zemmour se demande rhétoriquement : « Est-ce qu’on choisit la protection des Français ou ce qu’on appelle pompeusement l’État de droit ? ».

Pour le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle française de 2022, la Constitution de la Ve République – sa réforme comme sa pratique – est obsédante. Cette Constitution, si chère au général de Gaulle, figure dont il se réclame sans cesse, aurait été dévoyée par le pouvoir des juges, en particulier ceux qui siègent au Conseil constitutionnel. Pire, elle ne protégerait plus les citoyens français mais un universel « droit-de-l’hommisme » défavorable à ces derniers. Dès lors, sa candidature aurait pour objectif de rendre au peuple son pouvoir fondamental, celui de décider, trop longtemps resté captif d’une élite principalement politico-juridique. Au-delà de ces attaques perpétuelles, ce n’est pas uniquement la Ve République et ses fondements qui sont remis en cause, mais bien notre acception de l’Etat de droit, partagée par les démocraties libérales contemporaines. On raisonnera ici dans le cadre du droit interne français, mais des logiques analogues s’observent dans les discours d’Éric Zemmour sur le droit de l’Union européenne et sur celui de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier sur leur corpus consacré à la protection de la démocratie et des droits fondamentaux.

1. Souveraineté populaire et Etat de droit…

Rappelons d’abord ce que signifie l’Etat de droit, une notion revenant souvent sur le devant de la scène sans que tout le monde en saisisse bien les contours. Ce concept a été développé par la doctrine juridique allemande à la fin du XIXe siècle, dans une perspective libérale. Chez certains auteurs, l’idée est de limiter les pouvoirs de l’Etat pour protéger les libertés individuelles (R. von Mohl) ; chez d’autres, il s’agit plutôt d’organiser rationnellement l’Etat en fixant ses rapports avec ses administrés (F. J. Stahl). 

Il y a en fait deux acceptions bien distinctes de l’Etat de droit. Une conception dite « formelle » réduit l’Etat de droit à une simple structuration juridique de l’Etat. Elle interroge l’existence ou non de règles de droit organisant l’Etat sans se soucier du contenu de ces règles. Cela signifie concrètement qu’un Etat étant organisé autour d’un minimum de règles de droit, régissant la société, peut être considéré comme un Etat de droit. Suivant cette première définition, les grandes dictatures du XXe siècle pourraient être considérées comme des Etats de droit dans la mesure où un ordre juridique interne y était établi. Mais, le grand juriste Hans Kelsen reconnaît que si, théoriquement, tout Etat est un Etat de droit, l’expression devrait être réservée à celui qui assure la démocratie et la stabilité juridique, en passant par une responsabilité des membres du Gouvernement, une soumission aux lois des juridictions et administrations, l’indépendance des tribunaux et la garantie de droits aux citoyens. C’est en fait cette deuxième acception, « substantielle », qui est largement entendue aujourd’hui quand on évoque l’Etat de droit. Plus précisément, cela signifie que l’Etat est soumis à des règles de droit limitant son pouvoir et protégeant les droits de l’homme, essentiellement au moyen de recours juridictionnels. Cette conception s’appuie sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui affirme que : «  Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution ». Les révolutionnaires ont, semble-t-il, envisagé la possibilité d’un recours juridictionnel pour assurer le respect de la Constitution, mais une certaine méfiance envers le conservatisme des juges a vite écarté toute possibilité pour les justiciables d’invoquer la Constitution. Les marques indélébiles laissées par la Seconde Guerre mondiale et les régimes totalitaires ont fait prendre conscience, en France et ailleurs, de l’incapacité d’un Etat légal à préserver, à lui seul, les droits de l’Homme. Partant de ce constat, les constituants successifs se sont assurés non seulement que les droits de l’Homme et la séparation des pouvoirs soient consacrés par la Constitution, mais aussi que la Constitution soit appliquée, via un contrôle juridictionnel la plaçant tout en haut de la hiérarchie des normes (primauté sur le législateur lui-même). 

On peut donc définir l’Etat de droit autour de trois dimensions : les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et le contrôle juridictionnel.

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En France, la montée en puissance de l’Etat de droit est passée par l’élaboration progressive d’une jurisprudence protectrice par le Conseil d’Etat (pour les normes réglementaires) et surtout par le Conseil constitutionnel (pour les normes législatives). Revenons brièvement sur ces évolutions, qu’il est essentiel de bien appréhender pour comprendre ce qu’Éric Zemmour souhaite démolir et pourquoi. 

Rappel : une montée en puissance de l’Etat de droit en France après la Seconde Guerre mondiale

Du fait de leur culture légicentriste, les juges français ont longtemps refusé de censurer la loi (CE, 1936, Arrighi). Il faut attendre la Constitution de 1958 et son article 61 pour que s’organise un contrôle de constitutionnalité des lois, avec la création du Conseil Constitutionnel, qui a connu, depuis lors, de nombreux élargissements procéduraux, avec notamment une ouverture des modalités de saisine, et récemment le bouleversement qu’a constitué l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la révision constitutionnelle de 2008. Cette dernière renforce le contrôle de constitutionnalité en instituant un possible contrôle a posteriori des lois. 

Néanmoins, la Constitution s’est longtemps bornée à régir les rapports entre pouvoirs publics. C’est en fait la décision du Conseil constitutionnel, Liberté d’association, de 1971, qui opère une révolution juridique en élargissant la base du contrôle du Conseil constitutionnel au préambule de la Constitution, et par extension à celui de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789. Une jurisprudence féconde va ainsi créer (même si la chronologie montre que le Conseil d’Etat n’a pas attendu le Conseil constitutionnel pour utiliser ces textes) un corpus complet de droits fondamentaux assis sur le « bloc de constitutionnalité » : la DDHC de 1789 (CE, 1954, Barel ; CE, 1933, Benjamin), le préambule de la Constitution de 1946 qui évoque les « principes particulièrement nécessaires à notre temps » (CE, 1950, Dehaene), la Charte de l’environnement de 2005 (CE, 2008, Cne d’Annecy ; CC, 2008, OGM), les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (PFRLR) (CC, 1977, Liberté d’enseignement). Le contrôle de constitutionnalité ne se limite plus aux normes procédurales que contient la Constitution ; il s’étend aussi au contenu des textes qui lui sont soumis, garantissant ainsi les droits et libertés constitutionnelles. 

Au-delà de l’élargissement considérable du contenu sur lequel porte le contrôle de constitutionnalité, ce tournant induit une différence fondamentale dans la latitude d’interprétation dont disposent aujourd’hui les juges du Conseil constitutionnel. En effet, le contenu élargi de la Constitution, composé de normes et proclamations, concerne des principes par nature généraux, ce qui rend plus fondamentale encore la question de l’interprétation de son sens – même si on reste loin d’une créativité absolue. Le contrôle peut en outre, et plus récemment, établir des objectifs à valeur constitutionnelle (OVC) (CE, 2006, KPMG; CC, 1999, Codification par ordonnance) – catégorie qui n’appartient pas au bloc parce qu’elle ne s’appuie pas directement sur le texte constitutionnel, mais qui renvoie à des normes d’origines jurisprudentielles, à la force normative ambiguë, s’imposant au législateur, et consacrant certains droits fondamentaux

Le Conseil constitutionnel, et dans une moindre mesure le Conseil d’Etat, sont donc progressivement devenus pour les gouvernés un moyen de défendre leurs libertés et leurs droits. Pour en dresser un bref panorama, on peut rappeler que les droits fondamentaux sont composés : 

  • des droits inhérents à la personne humaine, constitués pour l’essentiel des droits civils et politiques, individuels (entre autres droit à l’égalité, la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression) ; 
  • les droits qui sont des aspects ou des conséquences des précédents. Ainsi, du principe d’égalité découlent notamment le suffrage universel, l’égalité des sexes, l’égalité devant la loi, l’emploi, l’impôt, la justice, l’accès à la culture. Le principe de liberté induit la liberté d’opinion, d’expression, de réunion, de culte, la liberté syndicale ainsi que le droit de grève. Du droit de propriété (art. 17 DDHC) découle la liberté de disposer de ses biens et d’entreprendre (art. 4). Le droit à la sûreté (art. 2) justifie l’interdiction de tout arbitraire, la présomption d’innocence, le respect des droits de la défense, la protection de la liberté individuelle par la justice.
  • les droits sociaux et économiques : droit à l’emploi, à la protection de la santé, à la gratuité de l’enseignement public… 
  • les droits dits « de troisième génération », les « droits pour », notamment énoncés dans la Charte de l’environnement, qui revendique le droit de chacun de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (art. 1er) et qui consacre la notion de développement durable (art. 6) et le principe de précaution (art. 7).

C’est ce nouveau rôle du Conseil constitutionnel – et du Conseil d’Etat – comme garant de la Constitution-Charte des droits fondamentaux que souhaite abattre Éric Zemmour. Il l’affirmait déjà explicitement, en 2019, lors d’un live du Figaro :

« Éric Zemmour : Nos pays occidentaux se sont construits sur ce qu’on appelle les valeurs occidentales, les valeurs de l’Etat de droit, c’est-à-dire qu’en vérité, toute norme, toute action politique doit être sous la surveillance du juge, or cela rend impossible l’action politique, et en particulier dans le cadre de la vague migratoire que nous subissons […].

Journaliste : Vous ne voulez quand même pas remettre en question ce qu’on appelle classiquement l’Etat de droit, c’est-à-dire les règles démocratiques ? 

Éric Zemmour : Ça n’a rien à voir, vous êtes trompé par le discours dominant depuis 1945. L’Etat de droit et la démocratie, ça n’a rien à voir. La démocratie, c’est le pouvoir du peuple par le peuple, pour le peuple. L’Etat de droit, c’est une théorie du XIXe siècle allemande, qui s’est répandue après la Seconde guerre mondiale en Europe, qui dit que toute action politique doit être contrôlée par le juge. Qu’est-ce que ça veut dire ? D’un côté, on a la démocratie, c’est le pouvoir du peuple ; de l’autre, on a l’Etat de droit, c’est le pouvoir des juges. […]

Journaliste : Mais le juge décide en fonction de principes, dont on peut considérer qu’ils sont supérieurs au vote démocratique ?

Éric Zemmour : Ah non, c’est  pas la démocratie, ça. Ça, ça s’appelle l’aristocratie juridique, l’oligarchie juridique. La démocratie ça veut dire que rien n’est au-dessus du peuple, ça veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de droit, mais le droit est exprimé par la loi, qui est votée par les représentants du peuple, et le juge, même Montesquieu dit ça, n’est que « la bouche de la loi ». L’Etat de droit c’est pas la même chose, c’est le juge qui détermine en fonction des principes qu’il interprète de lui-même, à partir de vagues textes dans la Déclaration des droits de l’Homme dont il fait ce qu’il veut et il dit : voilà, on doit faire ci, on doit faire ça. Non, ça, ça n’est pas la démocratie : c’est l’Etat de droit. Ça, je pense que c’est le vrai nœud gordien de l’avenir, c’est-à-dire qu’on va devoir choisir entre la démocratie et l’Etat de droit. »

Telle est, résumée par lui-même, la thèse d’Éric Zemmour. A ses yeux, les démocraties libérales agrègent deux dimensions qu’il s’agirait de découpler : d’un côté, la dimension proprement démocratique résidant dans la volonté du peuple exprimée par le suffrage ; de l’autre, la dimension libérale politique résidant dans la protection juridictionnelle des droits et des libertés. Eric Zemmour donne ici la définition chimiquement pure de la démocratie illibérale qu’il appelle de ses vœux et qui consiste dans une absolutisation du suffrage. Il s’agit pour lui de saper à la fois le contrôle juridictionnel et la protection des droits fondamentaux. Dans cette optique, pourvu que de nouvelles lois le permettent, rien n’empêcherait plus un Gouvernement de mettre en prison préventivement des fichés S, terroristes en puissance, ou de reconduire des immigrés, même mineurs, à la frontière ou dans leur pays en guerre, ceux qu’Éric Zemmour a tôt fait d’appeler les « voleurs », « assassins » et « violeurs ». 

Éric Zemmour voit dans le Conseil d’Etat et dans le Conseil constitutionnel le contrôle sur le politique d’un gouvernement des juges, pétri d’idéologie et trahissant le peuple. Il souhaite que le Parlement et surtout l’exécutif aient les mains complètement libres. Libre à eux de bafouer et fouler aux pieds nos droits fondamentaux si la majorité du moment en a décidé ainsi. Et cela pourrait bien s’étendre, au-delà du thème de l’immigration, à l’ensemble des droits fondamentaux comme la liberté d’association, d’expression, de presse, de manifestation, etc. Contrairement à ce qui peut être affirmé par l’extrême-droite, l’Etat de droit ne lèse pas les citoyens, il les protège de toute forme d’abus de pouvoir.  

Nous pourrions ainsi basculer dans une « démocratie illibérale ». Selon le politiste Matthijs Bogaards, cette expression renvoie à une « situation démocratique [au sens où les dirigeants sont choisis par une élection] où, néanmoins, l’indépendance de la justice est malmenée, et les citoyens ne bénéficient pas d’un traitement égalitaire face à la loi, ni de protections suffisantes face à l’Etat ou à des acteurs privés ». Ce sont des situations que l’on retrouve aujourd’hui en Pologne et en Hongrie, pays qu’Éric Zemmour n’a de cesse d’applaudir, ou encore en Turquie ou aux Philippines. Et des situations voisines de celles que l’on a pu connaître en France sous le Second Empire. 

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Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’au cours d’un déplacement en Hongrie le 24 septembre dernier, à l’occasion d’une rencontre de tenants de la droite identitaire, Éric Zemmour ait ainsi salué la politique de Viktor Orban : « J’admire sa politique, j’admire sa résistance à l’air du temps, aux pressions de tout genre, de la Commission (européenne), des Allemands, d’Emmanuel Macron ; oui j’admire ça et je pense qu’il a compris ce qui se passait vraiment en Europe, au-delà des modes et du diktat politiquement correct ». « Je ne pense pas que Viktor Orban soit un dirigeant autoritaire. Il dirige son pays et il ne se laisse pas intimider par, ni les minorités agissantes, les médias, ni le gouvernement des juges. C’est exactement ce qu’il faudrait en France », a-t-il ajouté lors de sa conférence de presse. Rappelons que Viktor Orban pourfend un soi-disant lobby LBGT, qu’il a été condamné par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à maintes reprises, pour ses réformes sur les réfugiés, les minorités, les ONG, les médias et la justice, et qu’il permet que des milliards d’euros issus des fonds de cohésion européens soient dépensés en marchés publics passés sans aucun appel d’offres.

Voilà donc le type de régime dont le polémiste aimerait que la France se rapproche. Tel est le projet qu’Éric Zemmour oppose à l’Etat de droit. Formellement, il s’agirait d’une démocratie qui repose sur des élections, mais où l’Etat de droit périclite, avec une remise en cause de la séparation des pouvoirs (au moins entre l’exécutif et le judiciaire), une propension de l’exécutif à s’affranchir de tout contrôle juridictionnel, le traitement inégalitaire des citoyens et des atteintes profondes au pluralisme des médias. On risquerait donc de sombrer dans un régime hautement liberticide, susceptible de faire régner partout la « tyrannie des majorités » en se réclamant uniquement des urnes, et contre lequel nous ne serions plus protégés ni par des contre-pouvoirs ni par un pluralisme démocratique. 

Éric Zemmour laisse en effet penser que non seulement il bafouerait les droits de l’Homme sur les questions liées à l’immigration, mais encore qu’il s’inviterait dans les foyers, dans le choix des prénoms, en supprimant également des allocations familiales aux parents qui ne sanctionneraient pas leurs enfants indisciplinés, en s’en prenant à tout va à l’« idéologie antiraciste, LGBT et islamogauchiste » qui d’après lui aurait « noyauté » l’éducation, l’université et la culture. Concernant le droit des femmes, l’ex-chroniqueur veut revenir sur la parité en politique. Et cela ne s’arrête pas là, Éric Zemmour s’en prend aux juridictions, aux contrepouvoirs, à la séparation des pouvoirs. Il veut créer une « justice qui sanctionne ceux qui détestent la France ». Il s’attaque aux médias publics (France Télévisions et Radio France), qu’il qualifie de « machine de propagande inouïe, au service d’une idéologie qui déteste la France et les Français ».

2. Comment Éric Zemmour veut-il remettre en cause concrètement l’Etat de droit ?

Néanmoins, on ne transforme pas si facilement une démocratie libérale en une démocratie illibérale.

Les institutions et les contre-pouvoirs que l’extrême-droite veut mettre à bas sont justement censés avoir les ressources suffisantes pour parer ces attaques. Les principes fondamentaux de l’Etat de droit et les conditions de sa protection sont, pour l’essentiel, inscrits dans la Constitution. Or, on ne change pas la Constitution si facilement. 

Le processus de révision constitutionnelle est bien encadré, prévu par la Constitution elle-même dans son article 89. L’initiative de la révision, telle que définie dans l’article 89, revient soit au Président de la République sur proposition du Premier ministre (on parle alors de projet de révision), soit aux membres du Parlement (on parle de proposition de révision). Dans les deux cas, le texte de la révision constitutionnelle doit être voté dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Pour devenir définitive, la révision doit ensuite être obligatoirement approuvée par référendum quand il s’agit d’une proposition de révision. Les révisions initiées par le Président de la République peuvent être approuvées par référendum ou par la majorité des 3/5e des suffrages exprimés dans les deux chambres du Parlement réunies en congrès. 

Ainsi, même en passant par le canal du référendum, le Président a besoin de la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Si une majorité d’extrême droite ou de droite très dure est envisageable à l’Assemblée nationale en cas de victoire d’un candidat d’extrême droite aux élections présidentielles, une telle configuration est peu envisageable au Sénat, où la majorité, conservatrice mais républicaine, ne laisserait probablement pas passer une révision mettant en cause les fondements de l’Etat de droit. 

Cependant, lors de la matinale de France Inter du 16 décembre 2021, Éric Zemmour, évoquant ses projets de réformes liées aux questions migratoires et à la suppression des aides sociales aux étrangers, rétorquait aux problèmes d’inconstitutionnalité ceci : « Je fais un référendum, dès mon élection, en même temps que les législatives […] et c’est le peuple qui tranchera […] ; depuis 1962 […] le Conseil constitutionnel s’interdit de juger le référendum car c’est la volonté du peuple qui s’exprime ». Ici, Éric Zemmour fait clairement référence à l’article 11 de la Constitution, en vertu duquel le Président de la République, sur proposition du Gouvernement, peut soumettre certains projets de lois au référendum, sans avoir besoin de l’aval du Parlement. Cependant, tous les sujets de politique publique ne peuvent pas faire l’objet d’un tel référendum : seuls sont autorisés des sujets relevant de l’organisation des pouvoirs publics, des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. Le référendum est exclu si le texte proposé est contraire : au droit international ou à certaines de ses normes ; à la Constitution ou à certaines de ses normes ; à d’autres normes de droit supérieur. Or, ce qu’envisage Éric Zemmour, c’est finalement de passer par l’article 11 de la Constitution pour faire une révision constitutionnelle normalement prévue par l’article 89, qui lui prévoit, comme on l’a vu, en cas de référendum, la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Une telle démarche, permettant de sauter par-dessus le Parlement, serait inconstitutionnelle, mais il y a un précédent : le général de Gaulle avait abusivement fait adopter, via cet article, l’instauration du suffrage universel direct pour la présidentielle en 1962, révisant ainsi la loi fondamentale sans avoir à passer devant les deux chambres

Néanmoins, cette pratique a été fortement contestée et n’a plus été utilisée depuis l’échec du référendum du 27 avril 1969 sur la régionalisation et la suppression du Sénat. En outre, dans les dernières décennies, la jurisprudence a établi que les juges constitutionnels doivent se prononcer avant tout référendum sur la validité du décret de convocation du référendum – voir notamment la jurisprudence Hauchemaille en 2000. Le Conseil constitutionnel pourrait donc théoriquement éviter qu’un référendum ne soit indûment organisé sur une question qui échapperait au champ d’application de l’article 11 de la Constitution. Il s’agit de suppositions car la jurisprudence reste floue et parce que le Conseil constitutionnel a bien saisi que le sujet était explosif – d’autant que le précédent gaulliste est dangereux, à une heure où le général de Gaulle est célébré de toutes parts. En même temps, rappelons que Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel depuis 2016, a promu une doctrine assez ferme en matière de référendum. En février 2020, au moment de la privatisation d’Aéroports de Paris, il soutient ainsi que « le référendum de l’article 11 ne peut être utilisé pour réviser la Constitution. Pour cela, il faut utiliser l’article 89 ». C’est ce qu’il a réaffirmé le 25 janvier dernier : « Ceux qui, comme le général de Gaulle en 1962 avec l’élection du président de la République au suffrage universel, estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la Constitution ont tout faux. D’abord, parce que n’est pas le général de Gaulle qui veut. Ensuite, parce que toute révision de la Constitution doit se fonder non sur l’article 11 mais sur l’article 89. » « L’une des caractéristiques des démocraties avancées comme la nôtre, c’est que la loi, qu’elle soit votée par le Parlement ou le fruit d’un référendum, ne peut pas faire n’importe quoi et qu’elle doit être conforme à la Constitution et aux grands principes. C’est le rôle du Conseil constitutionnel mis en place par la Ve République de veiller et de contrôler cette conformité. C’est ce qui explique que les régimes prétendument démocratiques comme il peut en exister au sein même de l’Europe, ont les cours constitutionnelles au bout du fusil. »

En fait, la question n’est pas tant de savoir ce qu’Éric Zemmour est susceptible de faire légalement mais d’analyser la situation en termes de rapport de force. S’il souhaitait faire passer une révision constitutionnelle par référendum en passant illégalement par l’article 11 et s’il refusait d’écouter le Conseil constitutionnel au prétexte qu’il possède une légitimité supérieure due à l’onction du suffrage universel, que se passerait-il ? Pire, s’il décrétait qu’il ne reconnaît plus le pouvoir du Conseil constitutionnel, prétextant qu’il s’est indûment auto-attribué des pouvoirs trop grands, ou s’il déclarait ne plus lui accorder qu’un rôle consultatif, que se passerait-il ? Nous nous retrouverions dans une crise démocratique et institutionnelle, dont Éric Zemmour pourrait sortir vainqueur, balayant d’un revers de la main le garant des droits fondamentaux et de l’Etat de droit. L’appel au peuple et à la légitimité de l’élection servirait de réponse à toutes les critiques, même si cette conception de l’autorité hors contrôle conférée par le vote populaire est fragile puisque celui-ci est une expression temporaire, vouée à une sollicitation régulière et à des revirements de priorités. A moins bien sûr de suspendre aussi ce droit fondamental… Mais on entrerait alors dans un illibéralisme non démocratique.

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Ariane Ferrand