Les lendemains politiques d’une réforme contestée

Les lendemains politiques d’une réforme contestée
Publié le 15 mars 2023
  • Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de sciences Po
  • doctorant en science politique au Centre d’études européennes de Sciences Po
Selon Bruno Palier et Paulus Wagner, imposer la présente réforme des retraites contre l’opinion des Français et malgré la force des mobilisations risque de faire progresser le vote en faveur du Rassemblement National et pourrait contribuer à sa victoire en 2027.
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Qualifiée pour le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen y a recueilli 13 288 686 voix (41,45% des suffrages), contre 18 768 639 pour Emmanuel Macron (58,55%). 5 479 953 de voix séparaient donc les deux candidats, alors qu’il y en avait près de 10 millions en 2017 (66% contre 33% des suffrages) et plus de 20 millions en 2002 entre Jacques Chirac (82,21% des suffrages) et Jean-Marie Le Pen (17,79%). La dynamique va clairement dans le sens de la montée du Rassemblement National (RN).

5 millions de voix d’écart, cela reste important, mais dans un système majoritaire comme celui de la France, les choses ont vite fait de basculer. Ainsi, Olivier Rozenberg, chercheur en science politique à Sciences Po, le soulignait récemment : « en 2022, le Rassemblement national (RN) a obtenu 18,7 % des voix au premier tour des législatives et 89 sièges, soit 15,4 % des députés… Avec cinq points de suffrages en plus, le RN aurait été en mesure de doubler quasiment la taille de son groupe (de 70 à 75 de députés) et de contester la première place à Renaissance (mais pas à la coalition Ensemble !). Avec 28 % des sièges pour moins de 24 % des voix, ce parti commencerait ainsi à bénéficier du scrutin majoritaire – un gain appelé à croître avec des scores électoraux plus élevés. ». Avec Richard Kiss, ancien étudiant de Sciences Po, ils identifient plus précisément 72 circonscriptions où il manquait peu de voix pour faire basculer le résultat en faveur du RN. Pour gagner ces 72 nouvelles circonscriptions, il aurait suffi d’attirer en tout 105 694 voix supplémentaires (voir annexe).

Il nous semble que la réforme des retraites de 2023 telle qu’elle est conçue et décidée ne peut qu’alimenter la dynamique du RN. Elle va faire perdre de nombreuses voix aux partis l’ayant soutenue (majorité présidentielle et Les Républicains), et en faire gagner à leurs opposants, et plus particulièrement au RN.

Cette réforme concentre en effet la plupart des mécanismes aujourd’hui identifiés par la science politique comme nourrissant le ressentiment social qui alimente lui-même les partis populistes de droite radicale :

  • cette réforme touche, plus que les autres, et sans compensation, les classes moyennes peu qualifiées. Or ces catégories qui ont le sentiment d’être les grands perdants des mutations économiques les plus récentes constituent le premier réservoir de vote pour les partis populistes de droite radicale.
  • cette réforme impose de travailler plus longtemps aux personnes qui supportent de moins en moins la dégradation des conditions et des relations au travail. Or les mauvaises relations de travail sont au cœur du ressentiment social qui nourrit le vote pour les partis populistes de droite radicale.
  • L’impact de cette réforme a fait l’objet de la part du gouvernement d’une présentation erronée voire mensongère. Or le discours anti-élite propre aux partis populistes repose en grande partie sur l’idée qu’« ils nous mentent ».
  • Enfin, le gouvernement cherche à faire passer cette réforme malgré des sondages d’opinion très défavorables et des mobilisations massives, en utilisant toutes les procédures de réduction du débat parlementaire. Or la défiance politique qui nourrit le vote pour les partis populistes de droite radicale repose sur l’idée qu’« ils ne se préoccupent pas de nos problèmes », que les personnes concernées ne sont pas écoutées ni considérées.
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Au total, beaucoup de Français sont en position de se dire à propos de cette réforme des retraites : « Ils mentent, ils ne tiennent pas compte de ce que nous disons ni de ce que nous vivons, nous qui sommes les laissés pour compte qui souffrons au travail. » Cela constitue un cocktail particulièrement propice au vote RN lors des prochaines élections.

Les réformes des retraites ont un impact électoral

Avant d’analyser les ressorts du vote RN contenus dans cette réforme, la première question qui se pose est celle de savoir si une décision de politique publique peut avoir des effets électoraux. C’est une question fréquemment abordée en science politique (celle du « policy feedback »). Certains soulignent qu’il y a tant de décisions qui sont prises que les électeurs n’en retiennent aucune en particulier, et qu’en outre, leurs motivations électorales ne reposent pas seulement sur un jugement à propos des gouvernements sortants et de leurs actions, mais aussi sur la conjoncture économique, le profil et le programme des candidats et les dynamiques de campagne.

Cependant, il a été montré que des mesures particulièrement saillantes pour l’opinion publique peuvent laisser des traces, en particulier dans le domaine des politiques sociales. Il faut notamment pour cela que les personnes se sentent directement concernées par les mesures et que celles-ci aient fait l’objet de nombreux débats publics et d’une forte exposition médiatique.

Il en va ainsi des réformes des retraites en France, qui, sauf en 1993, ont toutes fait l’objet de nombreuses manifestations et négociations, et de celle de 2023 en particulier : elle est particulièrement visible (débattue et médiatisée) et elle va changer la vie de millions de personnes dans les mois et années qui viennent.

L’histoire et la comparaison des réformes des retraites nous enseignent que les réformes impopulaires ont des conséquences politiques à moyen terme, dans les élections suivant les mesures annoncées (qu’elles aient été adoptées ou non). Ainsi, le plan Juppé de 1995, qui prévoyait un alignement des régimes spéciaux de retraite sur les nouvelles règles imposées au privé en 1993, a fait l’objet de nombreuses manifestations à l’automne 1995 et de « grèves par procuration » des Français, et il a contribué à la défaite surprise de la droite lors des élections législatives qui ont suivi la dissolution de 1997. Nicolas Sarkozy a imposé une réforme des régimes spéciaux en 2007 et une réforme inattendue de l’âge de départ à la retraite (de 60 à 62 ans) en 2010. Sans que cela en soit la seule cause, il n’a pas réussi à se faire réélire en 2012. François Hollande avait pour sa part promis de revenir sur la réforme de 2010, mais il n’en fut (presque) rien, et la réforme de 2014 (dite réforme Touraine) maintint les 62 ans (avec cependant la possibilité de départ plus précoce), décida du passage à 43 ans de cotisations pour une retraite à taux plein (d’ici à 2035), et gela la revalorisation du niveau des retraites pendant plusieurs années. Ce retournement de promesses électorales a participé à l’affaissement de la gauche institutionnelle au profit des partis de rupture : La France insoumise, le Rassemblement national et En Marche d’Emmanuel Macron, qui a gagné les élections de 2017 et de justesse celle de 2022 (mais sans majorité absolue aux législatives).

L’Italie fournit un autre exemple de conséquences politiques attribuables à une réforme des retraites impopulaire : la réforme des retraites de 2011 y a contribué à la victoire des populistes en mars 2018. Fin 2011, en pleine crise de la dette, le gouvernement italien cède à la pression des marchés financiers et de l’Europe. La ministre Elsa Fornero annonce en pleurant une réforme dont elle sait qu’elle est difficile : un gel des pensions et un report à 66 ans et 7 mois de l’âge de départ à la retraite sans décote, pour toutes et tous, qui doit se faire entre 2012 et 2018. La réforme a été mise en œuvre unilatéralement, sans négociations préalables avec les partenaires sociaux, et sous la forte pression des marchés. Les règles changent rapidement. Dès 2012, de nombreuses personnes qui pensaient pouvoir partir à la retraite doivent attendre quelques mois ou quelques années. En mars 2018, la coalition des populistes (Lega et Cinque Stelle) gagne les élections. Au cours de la campagne, ces deux partis populistes avaient clairement critiqué cette réforme et mis en avant leur promesse de la remettre en cause, ce qu’ils ont fait une fois au pouvoir grâce à la règle des 100 (toute personne dont l’addition de l’âge et du nombre d’années de cotisation atteint le chiffre de 100 peut partir, quel que soit son âge). Les grands perdants de la réforme Fornero des retraites se trouvent parmi les électeurs de ces partis extrémistes, notamment de Cinque Stelle.

La réforme française des retraites de 2023, si elle est appliquée, va concerner de nombreuses personnes dès septembre 2023 (à commencer par celles qui pensaient partir en septembre 2023 et qui devront attendre le premier janvier 2024) et d’ici 2027. Si l’on considère que plus de 800 000 personnes partent à la retraite chaque année, cela fait plus de trois millions de personnes qui voient les règles du jeu changer et être directement impactées par la réforme d’ici à 2027. Au-delà, ce sont toutes les personnes nées après le 1er septembre 1961 qui vont voir l’âge minimal de la retraite se décaler (pour atteindre 64 ans pour la génération 1968). Enfin, toutes les personnes nées entre le 1er septembre 1961 et le 1er janvier 1974 vont connaître un allongement de la durée de cotisation bien plus rapide que prévu initialement dans la réforme Touraine (il atteindra 43 ans pour la génération 1965). Grâce aux calculateurs de retraites mis en place depuis l’annonce de la réforme, de nombreuses personnes ont ainsi découvert les changements qui vont les affecter.

On peut donc supposer qu’il s’agit-là d’une réforme très saillante qui laissera des traces électorales : elle fait l’objet de nombreux débats et d’une très forte visibilité médiatique, elle concerne dans l’immédiat de nombreuses personnes, et d’une façon plus générale une grande partie de la population active, dont les sondages montrent qu’une très large majorité y est opposée.

La réforme des retraites de 2023 est très impopulaire

Les travaux sur les conséquences politiques des réformes (« policy feedback ») montrent qu’une réforme saillante a d’autant plus d’impacts électoraux que la perception publique en est négative.

L’enjeu de la réforme des retraites de 2023 a été posé dès les élections présidentielles de 2022. La vague 10 de l’enquête électorale du Cevipof de 2022 (avec IPSOS-CJJ-Le Monde) montrait que 63% des personnes interrogées (69% des électeurs de Marine Le Pen et 70% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon) souhaitaient voir plus de dépenses publiques consacrées aux retraites (8% souhaitant qu’il y en ait moins). Cette enquête montrait aussi que, si la question des retraites figurait au cinquième rang des principales préoccupations des Français au cours de cette campagne (avec 25% des personnes interrogées qui mentionnaient cet enjeu comme l’une de leurs trois préoccupations majeures), elle était une préoccupation majeure pour 32% des électeurs de Marine Le Pen (plus haut niveau que pour aucun autre candidat).

Depuis que la réforme a été présentée en janvier 2023, les sondages se sont multipliés. L’opposition à la réforme a progressé tout au long du mois de janvier, pour se stabiliser depuis février à un très haut niveau (dans les différents sondages publiés depuis fin janvier 2023, au moins les deux tiers des personnes interrogées sont opposés à la réforme, avec un taux de sans réponse faible). Parmi les personnes d’âge actif, le rejet de la réforme est plus élevé encore (entre 75 et 90% des actifs y sont opposés à la réforme, la jugeant injuste, non nécessaire et inefficace). Les plus opposés sont les ouvriers et les professions intermédiaires (alors qu’on trouve plus de soutien chez les cadres et plus encore chez les retraités). Et du point de vue de l’orientation politique, les personnes les plus opposées à la réforme se trouvent parmi les électeurs de la NUPES comme du Rassemblement national. Il nous semble cependant probable que les conséquences politiques de la réforme de 2023 favorisent plus le RN que la Nupes (à moins d’un retrait de la réforme ou d’un changement de positionnement des différents partis, nous y reviendrons à la fin de cette note). Nous en détaillons les raisons ci-après.

Une réforme qui touche les plus modestes et les classes moyennes, réservoir de vote des partis populistes de droite radicale

Plusieurs études ont tenté d’analyser qui sont les perdants de cette réforme. Beaucoup s’accordent à dire qu’une mesure d’âge a plus d’impact sur les plus modestes, qui ont le plus souvent commencé à travailler plus tôt. Mais dans une note de l’IPP, Patrick Aubert rappelle que parmi ces plus modestes (personnes dont le revenu se situe dans les deux premiers déciles), une majorité (surtout des femmes) doivent déjà attendre 67 ans pour ne plus subir de décote tant leurs carrières sont hachées et donc incomplètes. La réforme ne changera donc rien pour ces personnes, qui devront continuer d’attendre 67 ans. On ne peut pas pour autant considérer que ces personnes soient particulièrement avantagées par le système existant. En outre, un quart des plus modestes partent au titre de l’invalidité et, pour eux, les règles ne vont pas changer (ils pourront continuer de partir à 62 ans).

Michael Zemmour a cependant souligné que parmi les plus impactés, on trouve les travailleurs en situation de pénibilité reconnue dont le départ était prévu à 60 ans, et qui devront attendre deux ans de plus du fait de la réforme. Pour les carrières longues, certains subiront également un décalage d’un an par rapport à la situation actuelle (par exemple un travailleur qui avait commencé sa carrière à 18 ans, sans interruption, pouvait partir à 62 ans avant la réforme ; après l’adoption de la loi, ce serait à 63 ans). Il a également rappelé les estimations produites par les administrations des ministères sociaux (DARES et DREES), qui montrent que « la réforme des retraites augmenterait le nombre d’allocataires de minima sociaux (RSA et ASS) de 60 000 et le nombre de personnes au chômage indemnisé de l’ordre de 84 000. Si l’on ajoute les personnes sans aucune prestation sociale, la réforme maintiendrait de l’ordre de 150 000 à 200 000 personnes dans le sas de précarité entre l’emploi et la retraite, pour une hausse de l’emploi des seniors estimée autour de 300 000 ».

Nombreuses sont les études qui ont montré que les femmes seront plus fortement touchées que les hommes, notamment parce que le report de l’âge de départ sera plus important pour elles. Les mesures d’atténuation décidées par le gouvernement (ou par le Sénat), même si elles bénéficient un peu plus aux femmes (puisque ce sont elles qui ont en majorité de petites retraites), ne permettront pas de rétablir une quelconque égalité en la matière, et ne feront que réduire un peu l’écart de revenu à la retraite entre les hommes et les femmes, qui restera très significatif.

C’est pour les petites retraites que le gouvernement a annoncé des revalorisations, sur un mode de communication cependant particulièrement trompeur (certains membres du gouvernement semblant annoncer un minimum de pension à 1200 €, nous y reviendrons). Parmi les 5 millions de retraités qui touchent moins de 1200 € actuellement, 1,8 millions bénéficieront d’une revalorisation (en moyenne de 53 €) mais parmi ceux-ci, seulement 250 000 parviendront à une retraite à 1200 €. Parmi les nouveaux retraités, les plus basses retraites seront revalorisées de 33 € en moyenne, et seulement 10 à 20 000 des bénéficiaires du minimum contributif parmi les nouveaux retraités par an pourront compter sur une retraite minimale remontée à 1200 €.

Une précédente note de Fipaddict « publiée par « La Grande Conversation » de Terra Nova sur la réforme des retraites souligne que si l’impact sur les plus modestes est un peu atténué, la réforme touche de plein fouet les classes moyennes. Cette note fournit une représentation graphique de l’impact de la réforme en cumulant les effets de réduction de temps passé à la retraite et de variation du montant des pensions. Même si l’on peut discuter l’ampleur des gains espérés pour les plus modestes, notamment les femmes, cette représentation graphique (reproduite ci-après) souligne que l’effet le plus négatif se situe au niveau des classes moyennes.

De même, Antoine Bozio et Patrick Aubert soulignent que parmi ceux qui voient leur âge de départ décalé par la réforme, « les personnes aux pensions les plus élevées verront leur âge augmenter moins fortement que celui des catégories intermédiaires ». Ils rappellent cependant que « les individus avec les plus basses pensions, c’est-à-dire ceux dont l’espérance de vie en retraite est la plus faible, continuent de partir plus tard que les personnes dont les pensions sont les plus élevées ».

Les plus grands perdants, non compensés, seront donc au cœur des classes moyennes, notamment des « petites classes moyennes » (les lower middle classes), justement là où les partis populistes de droite radicale trouvent leur réservoir de vote le plus important. De nombreux travaux ont en effet montré que parmi les différents groupes de revenus, ce sont ceux qui se situent dans la partie inférieure du milieu, juste au-dessus des plus pauvres, les classes moyennes en déclin, qui votent plus que les autres pour ces partis. Ainsi, nous avons pu montrer que les personnes les plus touchées par l’impact économique de la mondialisation et de l’automatisation des emplois, à savoir les classes ouvrières et les employés dont les revenus se situent entre les troisième et sixième déciles, votaient plus que les autres pour les partis populistes de droite radicale. Nous avons montré que ces électeurs tendent à favoriser les partis populistes de droite extrême plutôt que les partis de gauche (gouvernementale ou radicale). Pour mobiliser ces votes, les partis populistes de droite radicale tendent à valoriser ceux qui travaillent et font le plus d’effort tout en soulignant qu’ils ne bénéficient pas de l’attention des pouvoirs publics ni des aides sociales dont sont censés jouir les plus démunis. Dans les discours populistes de droite, ils sont représentés comme les laissés pour compte de la mondialisation et de la modernisation économique dont seuls les partis populistes de droite radicale se préoccupent.

Au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, d’après une étude IPSOS Sopra Stéria, Marine Le Pen a rassemblé 57% du vote des employés et 67% du vote des ouvriers. Mais 33% de ces catégories s’étaient abstenus. Si elle a déjà attiré beaucoup des voix des classes moyennes et ouvrières, une réserve de ces voix semble encore disponible, en particulier chez les femmes, qui se sont longtemps retenues de voter pour le FN, mais tendent à rejoindre le vote des hommes depuis que Marine Le Pen a pris la direction du RN.

Une réforme qui heurte ceux qui sont insatisfaits de leur travail, qui ont tendance à plus voter pour le RN

Les sondages que nous avons cités précédemment montrent que l’opposition à la réforme des retraites de 2023 est plus forte chez les ouvriers ou les employés que chez les cadres ou les professions libérales (et que chez les retraités). Avec d’autres (notamment Dominique Méda), nous avons déjà pu souligner que si les Français ne souhaitent pas travailler plus longtemps, ce n’est pas par fainéantise, mais parce que les conditions de travail se sont fortement dégradées tandis que le travail s’intensifiait du fait de la recherche de compétitive à la française. La stratégie française repose sur un hyperproductivisme épuisant, qui cherche moins à améliorer les produits ou à développer des innovations pour conquérir de nouveaux marchés qu’à réduire les coûts de production en continuant de produire la même chose qu’avant, mais avec moins de monde.

De nombreuses entreprises, mais aussi des services publics, font appel au lean management, qui est fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu dans les stocks comme dans le processus de production, et de toujours fonctionner à flux tendu. Il s’agit d’un management vertical qui impose des objectifs toujours plus élevés aux salariés. Beaucoup de salariés souhaitent dès lors quitter le monde du travail dès que possible. Une étude de la CNAV de 2008 sur les motivations au départ à la retraite souligne que ceux qui souhaitent partir le plus tôt possible sont les personnes qui ressentent « fatigue au travail (physique et morale), contraintes (horaires, rythme de vie), obligations, usure, stress, pression, dégradation de l’ambiance au travail et du statut personnel ». Cette enquête souligne que ceux qui sont partis le plus tôt « ont souvent insisté sur la détérioration du climat professionnel, dénonçant la quête de productivité et la course au rendement. Il semble que ces nouvelles valeurs managériales aient conduit à la perte d’une ambiance sereine et conviviale que certains assurés ont connue en début de carrière, ambiance pâtissant désormais de comportements plus individualistes. Elles ont aussi amené des restrictions de personnel et ainsi contribué à l’accroissement des charges de travail ».

Dans ses travaux de thèse pour lesquels il analyse les mécanismes conduisant les milieux ouvriers à basculer dans le vote populiste en Autriche, Paulus Wagner a montré ce qui a dégradé les relations sur le lieu de travail : une idéologie de réduction des coûts, souvent sans rapport avec les objectifs substantiels de l’entreprise (tant dans le secteur privé que dans le secteur public) et un modèle de management dans lequel toutes les compétences décisionnelles et budgétaires relèvent du niveau supérieur, où le contrôle est fortement hiérarchique, où l’encadrement intermédiaire ne peut plus résoudre les problèmes, et où il n’y a plus de mécanismes de communication, de retour d’information et de résolution des problèmes partagés entre le haut et le bas de l’échelle. En conséquence, les personnes au bas de l’échelle ne se sentent pas reconnues dans leurs compétences, même les petits problèmes s’aggravent et des conflits apparaissent au sein du personnel. Ainsi, l’un des principaux facteurs d’insatisfaction professionnelle repose sur les mauvaises relations sur le lieu de travail : le sentiment d’être traité injustement et de ne pas être reconnu par la direction de l’entreprise.

Cela se traduit généralement par deux types de griefs. D’une part, les salariés des entreprises ayant de mauvaises relations au travail ont le sentiment que leurs droits ne sont pas respectés par la direction – ils se sentent « traités comme de simples numéros » plutôt que comme des êtres humains. Deuxièmement, les salariés de ces entreprises ne se sentent pas partie prenante d’un collectif associé à l’activité de l’entreprise. Pour la plupart des gens, ce n’est pas la tâche individuelle que nous accomplissons, mais plutôt notre rôle dans un processus collectif (par exemple, la production d’un produit ou d’un service) qui nous donne le sentiment de contribuer à quelque chose de significatif pour la société. Lorsque ce sentiment de participation est perturbé par une mauvaise culture organisationnelle et remplacé par un sentiment « d’aliénation », les personnes se sentent laissées pour compte, exclues socialement, même si elles sont officiellement insérées dans l’emploi. Cela vaut aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé.

Paulus Wagner démontre dans sa thèse que les mauvaises relations sur le lieu de travail et la faible satisfaction au travail sont l’une des principales sources de ressentiment sur lesquelles les partis populistes de droite radicale s’appuient, en particulier parmi les travailleurs et les lower middle classes. Ces partis arrivent en effet à mobiliser cette insatisfaction au travail en s’adressant aux « citoyens qui travaillent dur » et en les opposants à « ceux qui ne travaillent pas », à savoir les chômeurs et les immigrés, qu’ils dépeignent comme des « paresseux » qui profitent indument des prestations sociales et « ne veulent pas faire d’efforts ».

Des analyses quantitatives préliminaires suggèrent que dans tous les pays européens, cette stratégie permet à l’extrême droite de mobiliser les citoyens qui cumulent les griefs sur leur lieu de travail avec une probabilité 2,5 fois plus élevée que ceux qui sont heureux sur leur lieu de travail, comme l’illustre le graphique suivant :

Effet de la qualité subjective des relations au lieu de travail sur le vote pour les partis populistes de droite radicale, Europe de l’Ouest et de l’Est, 2015

Source : Paulus Wagner, The Making of Populism at the Workplace. Enterprise Organizations as a Site of Political Preference Formation » unpublished manuscript, preprint at https://osf.io/preprints/socarxiv/cb5pq/

Pour la France, Luc Rouban a souligné le lien entre l’absence de reconnaissance professionnelle et le vote RN : 60 % des personnes enquêtées étudiées dans son ouvrage disent que leur travail n’est pas ou n’a pas été reconnu et récompensé (9 points de plus que la moyenne des personnes enquêtées). Ces pourcentages sont encore plus élevés parmi les professions de la fonction publique qui ont voté pour Marine Le Pen en 2022.

Avec la réforme de 2023, une grande partie des personnes qui subissent ces dégradations des relations de travail et souffrent de l’absence de reconnaissance professionnelle, va pourtant devoir travailler plus longtemps. Il y a fort à parier que le ressentiment engendré viendra nourrir un peu plus le vote pour le RN, et ce d’autant plus que le sentiment d’être maltraité au travail est redoublé par le sentiment d’être maltraité par les élites.

« Mensonge et surdité » nourrissent le populisme

Les partis populistes reposent historiquement sur la construction d’une vision du monde en groupes opposés : des « élites » coupées du « peuple ». La montée des partis populistes de droite radicale repose à la fois sur la perception d’un écart croissant entre ces deux mondes, entre « eux » (les gagnants) et « nous » (les perdants), et sur le contraste entre les classes moyennes (perdantes mais délaissées, négligées) et les « assistés » (bénéficiaires de toutes les attentions des politiques publiques). Elles ont le sentiment de subir de plus en plus de contraintes, d’être prises en étau et protestent vigoureusement contre ce qu’elles ressentent comme une menace de disparition.

Du côté des électeurs, de nombreux travaux de science politique ont montré que deux sentiments nourrissent le rejet des élites et du système : celui que les élites mentent et celui d’être ignorés par celles-ci.

Le sentiment qu’« ils nous mentent » est un ressort majeur du vote populiste. Lorsque les hommes politiques disent une chose et en font une autre, établissent une norme de justice et la violent ensuite ou s’y dérobent, cela alimente l’archétype que les populistes utilisent dans leurs discours : un peuple honnête et vertueux contre une élite corrompue, comme l’ont montré l’expert de l’extrême droite Cas Mudde ou le théoricien politique Jan-Werner Müller.

Plusieurs ministres du gouvernement ont pu laisser croire qu’un minimum de pension à 1200 € allait être mis en place pour les petites retraites. Des chiffres fantaisistes ont été mis en avant, certains ministres annonçant que 1,8 millions de personnes allaient bénéficier de cette mesure, le ministre du travail lui-même s’engageant devant l’Assemblée sur un chiffre de 40 000 bénéficiaires, sans vouloir fournir les sources d’une telle estimation, avant d’admettre qu’au final il n’y en aurait qu’entre 10 000 et 20 000 chaque année (soit 1,7% des nouveaux retraités). D’une façon plus générale, l’affirmation par le ministre du Travail, et par la Première ministre, que la réforme était juste et qu’elle ne ferait pas de perdants, est entrée en contradiction avec les estimations que les Français pouvaient faire eux-mêmes grâce aux calculateurs de retraite. Ils ont ainsi pu mesurer l’écart entre les discours tenus et la réalité de l’impact de la réforme sur leur propre vie, notamment pour les personnes les plus proches de l’âge de la retraite, qui voient celle-ci s’éloigner de plusieurs mois voire de plusieurs années d’ici à 2027. Tout cela ne peut que nourrir le sentiment que les gouvernants leur ont menti sur la réforme des retraites.

Il est également clairement établi que le sentiment d’être « ignoré », de « ne pas être entendu » dans ses besoins et ses demandes par les décideurs politiques prépare généralement le terrain à une réaction populiste de droite. Ce sentiment d’absence de reconnaissance joue un rôle encore plus important que les pertes économiques dans le soutien à la droite radicale populiste, comme l’a souligné Hans-Georg Betz.

Plus précisément, comme l’ont montré de nombreux ethnographes, psychologues sociaux et théoriciens politiques, l’impression d’être totalement impuissant face aux grandes évolutions socio-économiques et aux décisions politiques, de ne pouvoir avoir aucun impact, se traduit par un ressentiment silencieux qui est mobilisé par les « discours de ressentiment » des partis populistes de droite radicale. Ces discours sont conçus pour faire écho aux sentiments d’impuissance, de peur, de honte et de colère – et pour les canaliser vers le ressentiment à l’égard des élites politiques et d’autres groupes sociaux.

Avec les manifestations contre la réforme des retraites, les Français espèrent être écoutés, et empêcher la réforme des retraites ou au moins l’infléchir. Si rien n’est entendu ni concédé, de nombreux Français perdront cet espoir de pouvoir influer sur la politique, et le mécanisme de ressentiment sera enclenché. Il ne faut ainsi pas croire que la résignation éteindra l’opposition des manifestants à petit feu, mais plutôt considérer qu’elle se traduira en un ressentiment débouchant sur un vote pour le RN.

Dès lors, chercher à faire passer cette réforme contre l’opinion, malgré les mobilisations, en bloquant les débats parlementaires, ne peut que nourrir le ressentiment social qui alimente le vote pour le RN. Ce passage en force ne peut que contribuer à laisser penser que le gouvernement ne reconnaît pas leurs besoins et leurs doléances et ne répond pas à leurs demandes.

Conclusion : Peut-on éviter le pire ?

Nous avons montré en quoi la réforme française des retraites de 2023 concentre les facteurs d’une réaction populiste de droite aux prochaines élections : surdité, mensonges et passage en force pour imposer une réforme qui touche particulièrement les personnes insatisfaites au travail, les perdants de la modernisation qui se tournent plus que les autres vers les partis populistes de droite radicales. Cependant, le pire n’est jamais sûr. Les enquêtes électorales montrent que l’électorat de l’extrême droite est toujours partagé entre le choix de l’abstention et le choix du vote extrême. Certains considèrent que la réforme pourrait favoriser le retrait politique et l’abstention. Nous souhaitons surtout insister sur une difficulté propre aux partis populistes de droite radicale qui les empêche d’exploiter totalement le malaise au travail, tandis que la Gauche pourrait le faire plus facilement.

Comme tous les partis populistes de droite radicale, le RN repose sur une coalition interclassiste composée (1) de propriétaires de petites entreprises, artisans et commerçants (2) de membres de la classe moyenne inférieure actifs sur le marché du travail (qui souffrent d’absence de reconnaissance au travail et craignent pour leurs droits à la retraite) et (3) d’exclus du marché du travail ou en situation précaire (qui connaissent des périodes de chômage ou n’ont pas droit à une retraite complète pour d’autres raisons).  Comme Paulus Wagner le montre dans sa thèse de doctorat, dans leurs revendications, ces partis doivent jongler entre les intérêts de ces différents groupes. Ils ne peuvent ainsi remettre en cause explicitement les conditions de travail et de management qui dégradent les relations au travail, sinon ils perdraient le soutien de leur groupe numéro 1.  Ils ne politisent donc pas cette question en elle-même mais utilisent plutôt des stratégies de déplacement des conflits. Pour attirer les voix des membres de la petite classe moyenne (groupes 2), ils préfèrent seulement s’opposer à toute réforme des retraites qui allongerait la durée de travail, et faire reporter les ressentiments qui pourraient naître contre une partie de leur électorat (entrepreneurs, artisans et commerçants) contre ceux qui bénéficient des aides sociales, les assistés et les immigrés. Ces derniers sont dénoncés comme « paresseux », ne faisant « pas d’efforts », ne « méritent » pas les aides reçues tandis que ceux qui travaillent sont négligés. Ils exigent des politiques sociales punitives : au lieu d’améliorer la situation des travailleurs, ils proposent d’aggraver celle des « assistés », en introduisant des frontières morales fortes entre les deux groupes. Les plus mal lotis sur le marché du travail ne reçoivent pratiquement aucune promesse, mais ils sont mobilisés par l’idée de mettre les immigrés dans une situation encore pire que la leur, afin de rétablir un sentiment de justice.

Cela les conduit à ne presque jamais parler des relations sur le lieu de travail, de la satisfaction au travail, de la qualité de l’emploi, puisque cela risquerait de heurter les intérêts de leur électorat venu de la boutique, des artisans commerçants, du patronat des petites (et moyennes) entreprises.

L’insatisfaction professionnelle populaire pourrait en revanche être investie par la gauche, devenir un enjeu majeur de mobilisation, comme le mouvement contre la réforme des retraites le met en exergue. Il faudrait pour cela questionner les formes dominantes de management en France, promouvoir une participation plus grande des salariés aux décisions stratégiques et quotidiennes des entreprises, reconnaître leur travail et l’importance de leur contribution. Il s’agirait de promouvoir une participation de tous à une économie de la qualité soutenue par des politiques d’investissement social. En mettant les relations de travail au cœur du débat public, la gauche pourrait ainsi se reconnecter avec les perdants de la modernisation.

Annexe

Données fournies par Olivier Rozenberg et Richard Kiss

Selon les chercheurs Olivier Rozenberg et Richard Kiss, 72 circonscriptions pourraient basculer en cas de progression du RN de 5% des voix obtenues en 2022. Ce sont des circonscriptions pour lesquelles le score du RN était au-dessus de 45% des suffrages exprimés au second tour, et celles où le RN était à moins de 5% d’une qualification au second tour et que le RN aurait pu remporter s’il avait été au second tour. Il s’agit de 51 circonscriptions où il est certain qu’avec +5%, le RN l’emporte quelle que soit le modèle retenu, et de 21 circonscriptions où le RN peut l’emporter avec +5% s’il y a une démobilisation équivalente dans le camp adverse.

Code circonscriptionNb de voix manquantes*Score de second tour**Cumul du nombre de voix manquantes
691355
45051149,98%16
81031430
62037149,89%101
360188189
300689278
580210536,34%383
540614949,77%532
80119849,66%730
880234249,45%1072
270435049,55%1422
77034211843
591844349,42%2286
60074462732
340845849,41%3190
130147949,21%3669
900250548,63%4174
840557449,21%4748
340467449,35%5422
720370249,03%6124
760970849,16%6832
620573048,97%7562
250375149,17%8313
170476249,1%9075
570379748,54%9872
170384348,82%10715
610184911564
770785248,69%12416
770485948,84%13275
890287748,66%14152
720488749,85%15039
510393948,57%15978
6802101416992
7610106448,95%18056
102107219128
7709110820236
8804113948,08%21375
6801114822523
4701116548,52%23688
5903121148,3%24899
5101125226151
5913149547,63%27646
1313155747,99%29203
7105185231055
603185632911
1705189748,26%34808
3810193747,49%36745
8301204346,51%38788
7705216746,79%40955
1802232045,63%43275
5701234846,41%45623
2803235446,04%47977
3310239646,74%50373
1403242646,5%52799
7604246346,28%55262
3808246946,37%57731
7103259346,25%60324
3005260747%62931
8603267345,86%65604
5801269645,57%68300
6803270446,12%71004
5920271445,5%73718
1308271946,83%76437
5914276146,79%79198
203280345,07%82001
8604284045,42%84841
8003301546,18%87856
2105313445,76%90990
6004339345,65%94383
6202362645,27%98009
1803366845,07%101677
6804401745,02%105694
Apparaissent en gras les circonscriptions où le RN ne s’est pas qualifié au second tour. 
* au second tour lorsqu’un candidat RN était présent, au premier tour lorsque le candidat RN ne s’est pas qualifié.
** lorsqu’applicable.

(Nous tenons à remercier Nonna Mayer et Olivier Rozenberg pour leur relecture attentive).

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Bruno Palier

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