Mélenchon, Poutine et l’histoire

Mélenchon, Poutine et l’histoire
Publié le 28 février 2022
La position de Jean-Luc Mélenchon sur la crise ukrainienne suscite une interrogation légitime. Le candidat de la France insoumise a publié son analyse (https://melenchon.fr/2022/02/21/communique-de-jean-luc-melenchon-sur-la-situation-en-ukraine/) le 21 février, et il fait mine de s’étonner qu’on continue à l’interroger sur le sujet alors qu’il aurait levé tout malentendu. Pourtant, l’ambiguïté de sa position soulève de nombreuses questions.

La condamnation par Jean-Luc Mélenchon de la guerre russe contre l’Ukraine semble claire : « La Russie en porte toute la responsabilité », pourtant son communiqué est loin de dissiper les ambiguïtés. Il entoure cette condamnation de considérations révélatrices de sa conception des relations internationales et de l’histoire européenne récente qui suscitent la perplexité.

Il commence par un surprenant détour historique : il faudrait considérer la guerre actuelle comme « un rebondissement d’une de ces guerres sans fin qui, depuis Pierre Le Grand et Catherine II, tenaillent les peuples du secteur ». Il y aurait donc une sorte de responsabilité collective, partagée sans distinction par toutes les populations vivant dans la région (dénommée « le secteur », comme si les Etats-nations étaient quantité négligeable). La longue durée n’autorise pas toutes les approximations. Elle vise ici de manière un peu trop évidente à minimiser les responsabilités des dirigeants politiques, et en premier lieu celle de Vladimir Poutine, dans une forme de fatalisme historique lié à une improbable « culture » locale.

Progressant ensuite dans son rappel historique, il situe la période actuelle dans le prolongement de l’effondrement de l’empire soviétique auquel l’Occident aurait assisté sans prendre soin de mener des négociations sur les frontières, ce qui expliquerait d’inévitables querelles territoriales. Il néglige deux éléments qui contredisent cette lecture sommaire de l’après-1989. Le premier est le mémorandum de Budapest signé en 1994 par lequel l’Ukraine acceptait de ratifier le traité de non-prolifération nucléaire et se dénucléarisait en échange d’un engagement russe à respecter son intégrité territoriale (accord confirmé encore en 2009 par les Etats-Unis et la Russie). Le deuxième est que Poutine, après l’annexion de la Crimée en 2014 et le soutien aux républiques sécessionnistes autoproclamées de Donetsk et de Lougansk ne parle plus, lors de son discours fleuve du 21 février 2022 de litiges frontaliers mais conteste l’existence même de l’Ukraine comme nation indépendante.

 Jean-Luc Mélenchon estime que l’absence de négociation sur les frontières après la dissolution de l’Empire soviétique, entraîne que « le rapport de force serait partout la règle ». Témoin : « le déploiement d’armes et de militaires de l’Otan dans tous les pays baltes ». Jean-Luc Mélenchon semble ici savoir mieux que les Baltes eux-mêmes pourquoi ils sont entrés dans l’Otan. Leur adhésion s’expliquerait par un « rapport de force », c’est-à-dire implicitement par la volonté américaine, et non par la volonté de populations qui se sentent menacées par les menées russes à leur frontière (et qui ont en tête la situation potentiellement conflictuelle de l’enclave de Kaliningrad). 

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A ce stade du texte intervient la première condamnation de la « reconnaissance des républiques russophones du Donbass » qui est « une mauvaise affaire pour les Français ». En effet, l’ensemble de la prise de position est annoncée à la lumière de cette seule considération: « le seul point de vue qui vaille en temps de crise [est] l’intérêt de notre pays ». Car l’indépendance française – objectif donc exclusif – serait (logiquement) menacée si les frontières pouvaient être modifiées par la force. On trouve ici l’expression souvent revendiquée par Jean-Luc Mélenchon d’une position « non-alignée ». Or, peut-on dans une situation de guerre ouverte désigner un agresseur et un agressé et ne pas en tirer les conséquences ? Jean-Luc Mélenchon spécifie sa critique de l’agression russe. Il refuse en effet toute modification des frontières par la force, et cela avec la plus grande netteté. Cependant, en quoi ce refus serait-il spécifique d’une position « non-alignée » ? C’est l’ensemble du droit international tel qu’il se construit (difficilement) depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale qui est fondé sur le refus de l’usage de la force pour modifier les frontières. Sa position ne présente par conséquent aucune originalité. C’est une simple adhésion au principe de base des relations internationales dès lors qu’on refuse la logique du plus fort. La position originale et courageuse des « insoumis » correspond donc simplement au B-A BA de la grammaire internationale. Elle revient simplement à refuser la guerre comme moyen d’action géopolitique.

Après cette lecture approximative de l’histoire récente, Jean-Luc Mélenchon se fait l’avocat du despote russe : « Poutine a dû comprendre que la décision [américaine d’intégrer l’Ukraine dans l’Otan] était déjà prise ». Il n’a donc fait que prendre les devants sur une offensive américaine dont il avait annoncé qu’il la considérerait comme une agression, par une action préventive rétablissant par avance un équilibre que le candidat insoumis considère comme légitime. Cette hypothèse sortie de nulle part (« tout cela se déduit facilement de l’observation » explique-t-il) ne fait rien d’autre que reprendre à son compte le discours victimaire de Poutine, selon lequel la pression de l’Otan sur les frontières de la Russie désigne son pays comme une victime de l’Occident acculée à une légitime défense : si Poutine envahit l’Ukraine, c’est de la faute de Biden.

Dans ce texte rempli d’hypothèses hasardeuses, Jean-Luc Mélenchon tente de fonder la défense d’un ordre international sur la considération exclusive de l’intérêt national indépendamment des « bavardages sur l’autonomie de défense européenne » et des illusions humanitaires mielleuses sur les droits de l’Homme. Mais l’intérêt national est-il un levier d’Archimède de cette sorte ? Peut-on rigoureusement plaider pour une indépendance nationale stricte – donc hors Otan et hors UE comme en rêve le leader de la France insoumise – tout en expliquant que « le rapport de force est partout la règle » dans les relations internationales ? Son argumentation se brise sur trois obstacles.

Le premier vient d’une compréhension excessivement réductrice de l’espace post-soviétique qui n’est pas fragilisé par des contentieux frontaliers comme il semble le croire en pensant pouvoir régler le conflit ukrainien par une « conférence des frontières ». C’est la nature du pouvoir à Moscou qu’il faut analyser pour comprendre comment une décision guerrière aussi brutale que celle déployée par Poutine peut s’imposer dans les couloirs du Kremlin. Le deuxième est que la solution préconisée pour bâtir un ordre international est simplement oiseuse et chimérique : des frontières reconnues, garanties et qui ne peuvent être modifiées par la force, c’est simplement sortir de l’état de guerre, ce n’est pas la construction d’un ordre international. Celle-ci suppose au minimum une volonté de coopérer, la capacité de négocier des accords et de les respecter, ce qui implique des responsabilités qui vont au-delà des strictes considérations d’intérêt national et des engagements mutuels qui créent des obligations réciproques vis-à-vis d’autres Etats, et pas seulement vis-à-vis de soi-même. Être « non-aligné », c’est, au contraire, compter sur soi-même pour sortir de l’état de guerre de tous contre tous – ce qui n’est guère cohérent avec une lecture qui se présente comme volontiers réaliste des affaires internationales, et qui voit partout intérêts privés, hégémonie américaine et rapports de force. Le troisième obstacle se trouve dans cette volonté contradictoire d’établir une symétrie des causes tout en reconnaissant une responsabilité russe dans le déclenchement de la guerre : la volonté américaine d’élargir l’Otan reste le point de départ, dans cette analyse, de la décision du Kremlin. Tenir à équidistance les protagonistes du conflit ici ne revient donc pas à traiter à égalité leurs argumentaires, puisque l’explication russe du conflit est, en fin de compte, avalisée par ce communiqué de « clarification ».

En 2014, la révolution du Maïdan à Kiev a provoqué le départ du président pro-russe Victor Ianoukovitch. Un affront que Vladimir Poutine n’a jamais accepté. Cette volonté d’indépendance des Ukrainiens n’est pas mentionnée par Jean-Luc Mélenchon, elle reste la part oubliée de cette histoire. Il est vrai que les Ukrainiens souhaitent rejoindre l’UE et l’Otan, et ne souhaitent pas être « non-alignés ».

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Marc-Olivier Padis