Comment créer une icône urbaine ?

Comment créer une icône urbaine ? 
Publié le 29 avril 2024
À l'ère de l'apogée du marketing urbain et du tourisme dominé par Instagram, toutes les villes veulent construire un bâtiment iconique. Le monde regorge de bâtiments clinquants qui tentent de choquer et d'impressionner, mais la plupart de ces projets coûteux et grossiers n'ont pas réussi à capter l'attention. Alors, comment construire une icône qui marque les esprits ? Il ne faut pas chercher à être spectaculaire mais au contraire lier le projet à un enjeu important. C'est pourquoi les icônes de notre époque sont celles qui répondront aux véritables défis, à commencer par celui du changement climatique.
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Crédit image : ©CRA-Carlo Ratti Associati

En travaillant comme architectes depuis tant d’années, nous nous sommes rendus compte que l’on peut apprendre beaucoup du monde à partir de ce que l’on nous demande de construire. Une petite musique se fait entendre de plus en plus souvent autour de cette question : comment couronner une ville d’un monument emblématique ? Comment concevoir une icône ? Cette question trahit certes les instincts les plus superficiels de notre époque obsédée par l’image mais elle n’est pas dépourvue de sens pour autant. Dans un monde saturé de clickbait urbain, des projets peuvent se démarquer réellement s’ils répondent aux plus grands défis de notre époque, à commencer par le changement climatique.

Concevoir une architecture iconique n’est pas une idée nouvelle, mais les enjeux n’ont jamais été aussi élevés. À l’heure du marketing urbain et du tourisme scandé sur Instagram, les villes du monde entier se livrent une concurrence acharnée pour renforcer leur image mondiale. Une icône bien conçue est un symbole de puissance culturelle, attirant les touristes et stimulant l’imagination. Des projets emblématiques voient le jour partout où il y a de la richesse, depuis les économies émergentes désireuses de laisser leur empreinte jusqu’aux pays occidentaux bien établis qui espèrent rafraîchir leurs horizons vieillissants.

Oui, la faim d’icônes est partout, mais nous ne la nourrissons que de malbouffe. Les designers ont adopté une formule simple et grossière basée sur des superlatifs ahurissants, que ce soit en termes de complexité technique, d’invention formelle ou de la simple dimension physique. Plutôt que de s’élever vers de nouveaux sommets d’innovation ou de beauté, les architectes se noient dans un océan de rendus 3D clinquants de tours futuristes. Ces tentatives peu subtiles ont tendance à produire des résultats décevants ; la plupart des icônes brutes des 20 dernières années n’ont pas réussi à marquer la conscience du public.

Alors, quelle est la différence entre les projets qui échouent et ceux qui réussissent ? En examinant l’histoire, on est frappé de constater que de nombreux triomphes sont apparus par accident. La tour Eiffel et le London Eye, par exemple, n’étaient à l’origine que des installations temporaires. À l’inverse, les icônes délibérément conçues peinent à s’imposer. Pour un London Eye, il existe un Orbit d’ArcelorMittal, la tour hideuse que le maire de l’époque, Boris Johnson, a imposé sans tact au parc olympique de Londres en 2012, dans l’espoir de reproduire le succès d’autres icônes. Il a même osé dire que son horrible projet était « plus intéressant à regarder que la tour Eiffel« . Comme les concepteurs des Jeux olympiques d’été de Paris 2024 devraient s’en souvenir, ce ne fut pas le cas.

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Une vraie icône, qu’elle soit intentionnelle ou non, est captivante non pas parce qu’elle cherche à fasciner formellement, mais plutôt parce qu’elle capture le zeitgeist, l’esprit de son époque. Les pyramides d’Égypte étaient essentielles à l’orientation cosmologique de cette civilisation ; leur profonde signification religieuse et culturelle a permis à ces édifices de devenir l’icône la plus durable d’une époque disparue depuis longtemps. La tour Eiffel a été l’une des premières à adopter l’âge du fer, s’emparant d’une nouvelle ère et devenant la représentation visuelle la plus importante de Paris et de la France elle-même. Ces projets ont réussi parce qu’ils ont emprunté au tissu de leur époque pour accumuler un élan culturel, une force dynamique qui a animé leurs formes pendant des siècles.

Quel est l’esprit du temps d’aujourd’hui ? Quelle est la question urgente à laquelle l’architecture doit répondre ? De nombreuses réponses sont possibles mais nous suggérons de nous concentrer sur une seule : le changement climatique. La tendance de l’humanité vers l’excès a eu pour conséquence plus que des tours prétentieuses ; elle a poussé la planète entière au bord du gouffre. Le problème est universel, comme le montrent les inondations qui ont frappé le Pakistan et l’Allemagne et les incendies qui ont ravagé l’Australie et la Californie. De plus, contrairement aux esprits du temps des époques précédentes, nous pouvons prédire avec certitude que la crise climatique n’est pas près de disparaître. En l’absence d’exploits extraordinaires de géo-ingénierie, la Terre continuera à se réchauffer chaque année pour le restant de nos jours. En cette ère de calamités, des symboles d’espoir climatique seront lisibles et utiles pour tous ceux qui les verront. Si vous construisez une icône fondée sur la durabilité, vous construisez quelque chose dont la pertinence ne fera que croître pour les générations à venir.

Les exigences pratiques de la crise doivent servir de guide esthétique. Certains ont déjà compris le potentiel esthétique des conceptions qui intègrent le souci de l’environnement naturel : c’est en partie pourquoi les tours végétalisées de Stefano Boeri à Milan, malgré la controverse qu’elles ont suscitée, ont laissé leur marque. Mais trop de projets sont dominés par une comptabilité carbone douteuse et des performances de durabilité superficielles. Dans ce contexte de greenwashing et d’autopromotion, les icônes qui se démarqueront seront celles qui tenteront réellement de s’attaquer au défi du changement climatique.

Cela, du moins, est la voie que l’un d’entre nous a essayé de suivre lorsqu’il a participé à un concours visant à améliorer la durabilité à Helsinki. L’objectif était de repenser le système de chauffage de la ville, actuellement alimenté par des centrales au charbon. Pour résoudre le problème posé par l’intermittence de l’énergie solaire et éolienne, nous avons conçu d’énormes réservoirs d’eau flottant dans l’océan, qui agissent comme une batterie thermique. L’énergie renouvelable chauffe l’eau à des températures élevées, et lorsque le vent et le soleil ne sont pas disponibles, l’eau chaude est pompée dans les habitations. Pour couronner le tout, nous avons imaginé un dôme géodésique directement au-dessus de chaque réservoir, transformant les batteries en parcs publics permanents ressemblant à des saunas. Une fois que notre proposition a gagné le concours, elle a rapidement attiré plus d’attention que presque tous nos autres projets. Le changement climatique, en tant que défi universel et catalyseur créatif, nous a permis de développer un design original et captivant.  Notre projet n’est pas encore construit mais il pourrait faire école et se répandre à travers le monde.

C’est pourquoi nous lançons un appel à tous ceux qui veulent bâtir les icônes d’aujourd’hui : la meilleure façon d’atteindre vos objectifs est de lier le bâtiment à un enjeu planétaire. Si vous cherchez à inspirer, faites-le en vous concentrant sur les domaines où nous avons besoin d’inspiration. Nous avons besoin de tours Eiffel de l’innovation climatique ; nous avons besoin de statues de la Liberté écologiques pour exprimer notre destin commun. Le monde n’a jamais été confronté au genre de poly-crise qu’il vit aujourd’hui, pourtant notre profession répond à ces crises par des exercices vaniteux et frivoles. Nous pourrions faire tellement plus. Notre désir de concevoir, de construire et de laisser une trace est inévitable – c’est humain. La question de notre époque est de savoir si nous pouvons le mettre au service de l’humanité.

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Carlo Ratti

Carlo Ratti est directeur du Senseable City Lab au MIT, cofondateur du bureau international de design et d’innovation CRA-Carlo Ratti Associati, co-président du Global Future Council on Cities du Forum économique mondial et co-auteur de « The City of Tomorrow »

Antoine Picon