Parler des conditions de travail à l’hôpital, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Risques psycho-sociaux, perte d’attractivité des métiers, climat délétère : les sujets qui témoignent de conditions dégradées ne manquent pas, et malheureusement ne font que s’aggraver. Comme si cela n’était pas suffisant, la crise Covid a exacerbé cette situation, entraînant nombre de désillusions supplémentaires. Les conditions de travail constituent un problème récurrent pour l’hôpital.
C’est aussi un problème majeur. Car de mauvaises conditions de travail entraînent des difficultés en cascade. Elles limitent les possibilités de recrutement, la perspective de s’engager dans un tel contexte étant peu séduisante. Elles augmentent les risques en matière de qualité des soins, des conditions dégradées conduisant à faire plus d’erreurs. Elles entravent même l’équation économique que l’on devine, à savoir que des conditions de travail tendues seraient le prix à payer d’une productivité qui justifierait les dépenses publiques engagées dans le secteur. Car ces mauvaises conditions se paient cher du fait d’un recours à un intérim coûteux, d’un coût de la non-qualité et d’une perte d’activité liée à l’absentéisme. Sans compter l’insatisfaction à ne pouvoir garantir des conditions de travail décentes aux acteurs de ce secteur. L’opinion publique s’accorde à reconnaître l’importance des professionnels de la santé, leur témoignant régulièrement son soutien. La pandémie Covid a aussi rappelé avec force combien l’on doit à ces mêmes professionnels. Il est donc paradoxal de constater un tel écart entre la reconnaissance dont bénéficient les soignants et leurs conditions d’exercice.
Dans ce contexte, l’analyse proposée ici ne prétend pas évaluer l’importance du problème. Des études récentes l’ont déjà montré1. Elle cherche plutôt à cerner les raisons d’un mal profond, et d’en déduire des pistes d’amélioration. Si certaines analyses sont connues, d’autres le sont moins et constituent des opportunités de sortie du marasme actuel.
Les raisons d’une situation dégradée
Face à un contexte de travail difficile, chaque personne exprime des fragilités physiques ou psychologiques selon des degrés variables. Il n’existe pas d’égalité individuelle dans la faculté à être résilient face à un univers contraint. Une certaine logique s’impose donc à prévenir les effets négatifs des conditions de travail à l’échelon individuel. Cette préoccupation ne doit pas pour autant interdire la possibilité d’explorer des raisons situées au-delà de la personne, et de l’immédiateté du travail. Des causes plus éloignées, touchant au cadre collectif de l’exercice ou encore au contexte social et financier qui entoure la pratique professionnelle, existent. Chercher les raisons du malaise actuel invite donc à une prospection large.
- L’intensification du travail et la T2A est une première raison habituellement avancée. L’intensification progressive du travail ces dernières années met en lumière la mise en place du système de paiement des hôpitaux, la tarification à l’activité (T2A). Certains y ajoutent l’importation d’une forme de culture d’entreprise au nom du nouveau management public générant des outils et des comportements guidés par une efficacité purement économique. Mais c’est bien la T2A qui est surtout mise en cause.2 Ce mode de paiement instauré à partir de 2005 représente une incitation à augmenter l’activité. Plus les prises en charge des patients sont assumées dans des délais resserrés, plus les remboursements de l’assurance-maladie génèrent des recettes pour l’hôpital. Or, une activité plus soutenue entraîne logiquement les professionnels à assumer des charges de travail plus élevées.
Comprendre la portée exacte du phénomène d’intensification suppose néanmoins de connaître l’évolution des effectifs sur la même période. Si cette évolution suit la même courbe que celle de l’augmentation d’activité, la charge de travail reste identique.
Les données qui permettent de documenter cette relation « augmentation d’activité-effectifs » ne sont pas nombreuses. Trois études réalisées dans les années 2010 montrent que l’augmentation du nombre de séjours, et celle de la charge de travail pour un patient donné, n’ont pas été compensées par une augmentation parallèle des Equivalents Temps Plein (ETP) dans le cas des paramédicaux (infirmier, aide-soignant, et autres)3. Le corps médical et le personnel administratif sont moins impactés, avec néanmoins une situation variable selon les spécialités médicales. L’intensification du travail semble donc réelle, mais avec des situations contrastées selon le type de professions, et sans que l’on sache véritablement son importance sur les dernières années.
Les évaluations de l’impact de cette intensification sur la qualité de vie des professionnels et la qualité des soins sont également peu nombreuses. Celles menées par Linda Aiken constituent une référence. Menées en 2002 (sur 200 000 patients issus de 168 hôpitaux nord-américains) puis en 2014, elles montrent qu’une augmentation du ratio « patients pris en charge par une infirmière » d’un patient supplémentaire est associée à partir d’un certain seuil d’une augmentation du taux de « burn out » au sein du personnel infirmier (23%)4. L’impact de l’intensification du travail sur le « burn-out » des infirmières est donc significatif. Ajoutons que ce constat est le même dans différentes études qualitatives : dépassement d’horaires, pénibilité, retour sur lieu de travail, les motifs d’usure psychologique liés à une intensité accrue de l’activité ne manquent pas d’être régulièrement observés.
L’intensification du travail a donc des conséquences négatives plus ou moins documentées, mais qui convergent vers un même diagnostic : une augmentation des risques physiques et psycho-sociaux et un effet d’empiètement sur la vie privée. C’est une première raison expliquant les conditions dégradées. Mais elle n’est pas la seule.
- Les défauts de management hospitalier représentent une seconde raison moins connue. Elle couvre un ensemble de phénomènes qui ont en commun de questionner l’impact négatif de l’organisation hospitalière sur les conditions de travail.
Au sein des équipes de soins (service, département, pôle), plusieurs analyses montrent les difficultés à organiser une activité de prise en charge des patients toujours plus complexe. Plus rapide, faisant aussi intervenir plus d’acteurs, cette activité exprime des besoins de coordination et de réactivité qui mettent en miroir les défauts d’un management de proximité, c’est-à-dire celui exercé au sein des unités de soins. Les manques de reconnaissance au travail, l’absence de gestion des conflits et, d’une manière plus générale, l’incapacité à fédérer un esprit d’équipe sont les faiblesses les plus notables à ce niveau5. Lorsqu’elles sont présentes, elles jouent sur le climat ambiant et génèrent des dysfonctionnements en cascade. Rappelons notamment qu’on estime qu’un médecin passe en moyenne chaque jour un quart de son temps à résoudre des dysfonctionnements.
Les relations hiérarchiques entre les directions de l’établissement et les équipes de soins expriment une autre facette de ces faiblesses. Une hiérarchie exclusivement descendante alimente en effet une perte du sens des missions pour les soignants, surtout lorsque le rapport impose un exercice régulier de reddition de comptes, les « fichiers excel à remplir pour la direction », qui se vit comme un fardeau administratif. L’autorité excessive exprimée au cours de ces relations, comme le manque de soutien institutionnel, confortent ce sentiment de faible autonomie, et par conséquent de faible marge de manœuvre dans la définition des missions.
L’origine de ces malaises – perte de sens, temps consacré à résoudre des dysfonctionnements, ambiance délétère – est bien, à chaque fois, managériale. C’est la faiblesse du management de proximité comme du management global dans les relations hiérarchiques qui est en cause. Cette raison est moins souvent invoquée que la précédente, mais ces effets sont pourtant tout aussi délétères sur la qualité de vie au travail, auxquels s’ajoutent des conséquences négatives sur la qualité des soins et des gaspillages.
- L’environnement de l’exercice professionnel constitue une troisième raison. Cette troisième catégorie regroupe une variété de facteurs qui ont en commun d’être extérieurs au contenu du travail.
La rémunération financière est le premier de ces facteurs. La rémunération est une source de revenus qui détermine, au moins en partie, le pouvoir d’achat. En cela, une faible rémunération peut avoir un effet négatif à des moments clés de la vie, comme lorsqu’il s’agit de choisir un logement. Au sein des hôpitaux parisiens, les professionnels sont par exemple souvent confrontés à des choix délicats, obligés de choisir des logements éloignés de leur lieu de travail.
Les éléments de confort qui entourent l’exercice tiennent d’une manière générale un rôle important. Les possibilités d’accès à des places de crèche sur le lieu de travail représentent par exemple un sujet bien connu des directions de ressources humaines hospitalières, et aussi une source de tensions, les demandes étant généralement supérieures aux offres. Les modes de vie dans l’aire géographique de l’établissement ou du lieu de résidence sont aussi essentiels. L’accès à l’école, ou la possibilité d’emploi pour un/une conjoint(e) sont des facteurs qui déterminent le confort de vie. Tous ces sujets, et encore d’autres, même s’ils ne sont pas directement liés au travail réalisé au sein de l’hôpital, jouent un rôle essentiel dans le jugement porté par les professionnels sur les conditions d’exercice de leur métier.
Ce tour d’horizon, sans être exhaustif (on pourrait par exemple évoquer les perspectives de carrière), montre d’une manière générale que les causes à l’origine des conditions de travail dégradées à l’hôpital sont variées. Assemblées, elles permettent de former un diagnostic à partir duquel des pistes d’amélioration peuvent se dessiner. Quatre s’en dégagent.
Explorer toutes les pistes d’amélioration
- La valorisation financière et les aspects règlementaires de l’exercice professionnel (amplitude horaire, rémunération complémentaire) est la piste la plus identifiée à l’heure actuelle. De nombreux professionnels du secteur public ont ainsi bénéficié d’une revalorisation significative lors du Ségur de la Santé de 2020. Les métiers paramédicaux ont été particulièrement concernés par ces mesures, entraînant une question d’harmonie avec les autres métiers (les cadres de santé ont par exemple eu le sentiment d’être délaissés). Les manques d’effectifs dans le cas des métiers paramédicaux ont également conduit à adopter des mesures règlementaires plus favorables. Des ratios de charges de travail et des plans de recrutements ont été élaborés. Des postes ont été aussi créés en nombre (certains diront dans des proportions insuffisantes). Mais le problème n’a pas été résolu pour autant. Nombre des postes proposés n’ont pas été pourvus, témoignant ainsi du manque d’attractivité actuel des métiers de la santé. On le voit à travers ces actions, cette première piste a été largement investie, les efforts ont été importants et ne doivent pas être négligés, mais ils touchent en même temps sans doute leurs limites.
- Une seconde piste concerne l’amélioration de l’environnement de travail. La facilité de transports, les conditions d’installation et, plus généralement, les aspects qui facilitent le rapport de la vie professionnelle à la vie privée ont, on l’a vu, leur importance. Les établissements ont œuvré pour trouver des réponses dans ce domaine ces dernières années, les capacités à produire des places de crèche ou la création de conciergeries en témoignant. Mais en la matière, il existe un besoin de créativité tant les sujets sont nombreux et variés. Certains établissements se sont déjà engagés dans cette voie, en proposant des démarches originales comme par exemple des « packs d’installation » lors de l’entrée en fonction de jeunes médecins. D’autres idées existent certainement. L’enjeu est là de marquer l’essor d’une nouvelle forme d’innovation à l’hôpital.
- Une troisième piste a trait à l’évolution des modes de paiement hospitaliers. Si l’intensification du travail est liée à la tarification à l’activité, comme nous l’avons vu, une réforme de cette dernière semble logique. En la matière, la mixité des paiements est à l’ordre du jour de l’agenda politique, mais pour d’autres raisons que la réduction de l’intensité du travail. Par mixité des paiements, il faut comprendre la mise en œuvre simultanée de la tarification à l’activité et de paiements à la qualité et au parcours. L’enjeu réside dans la capacité à raisonner ces modes de paiement vis-à-vis de l’objectif d’amélioration des conditions de travail. Dans cette optique, le paiement à la qualité peut avoir pour vertu d’inciter à réaliser avec pertinence des actions-clés de l’organisation du travail (par exemple, s’assurer que les réunions de concertation pluridisciplinaires en oncologie soient réalisées dans un véritable esprit d’échange ou que le travail d’équipe soit valorisé). La recherche de la pertinence peut permettre de valoriser la qualité de ces actions, et non leur volume. Il en va de même pour le paiement au parcours dont l’objectif est d’inciter à une meilleure coordination entre les différents professionnels et structures de l’offre de soins. Comme dans le cas précédent, ce mode de paiement peut valoriser la bonne mise en œuvre d’actions réalisées dans un souci de coordination avec la ville, ou le suivi à distance des patients, autant d‘actions développées au sein des hôpitaux à l’heure actuelle sans financement dédié, ou sous contraintes de temps.
C’est donc un double avantage que peuvent procurer ces nouveaux modes de paiement à la qualité et au parcours. Leur introduction peut compenser l’effet d’intensification lié à la tarification à l’activité. Elle peut aussi favoriser une meilleure qualité du travail, en valorisant la réalisation d’actions d’organisation. Le sujet n’étant pas pensé à l’heure actuelle en ces termes, d’autres préoccupations relatives à la réduction des gaspillages ou l’expression de résultats de la prestation étant jugées plus prioritaires, un raisonnement plus axé sur les conditions de travail représente une voie d’amélioration importante.
- La quatrième et dernière piste touche au management. Si une partie des mauvaises conditions de travail est liée à la faiblesse des modes d’organisation mis en place, là aussi une réforme s’impose. Le management a pourtant mauvaise presse dans le système de santé. La proposition de loi Ségur, promulguée en avril 2021, visait à « améliorer le système de santé par la confiance et la simplification » et son article 11 évoquait le projet managérial de l’établissement. Mais le sénateur Alain Milon (Les Républicains) fit retirer le mot « managérial » arguant que « le seul objectif à atteindre est celui du soin des patients et non la logique de rentabilité sous-entendue à travers la logique managériale importée du privé lucratif »6. Gérer signifierait pour l’hôpital obérer la prise en charge des patients du fait de considérations de coûts. Le dilemme serait alors : soit on gère à l’hôpital, et donc on soigne mal ; soit on soigne bien, et il faut donc faire fi de toute considération gestionnaire. Pourtant, l’équipe et l’hôpital ne tiennent et ne réalisent leur fonction de soins que par le management. Un service hospitalier ne prend bien en charge les patients qui lui sont confiés que si l’équipe est bien gérée. Qualité des soins, qualité de vie au travail et maîtrise des coûts ne sont pas forcément antinomiques lorsqu’ils relèvent d’un management centré autour du parcours du patient. C’est dans ce cas tout un ensemble de compétences pratiques sur la coordination, le travail d’équipe, et l’innovation qui définissent l’organisation. Le paradoxe est que rien ou presque, aujourd’hui, n’est engagé dans ce type de management. Certains acteurs expriment bien la nécessité d’approches plus participatives et bienveillantes7. D’autres proposent d’engager des projets managériaux. Mais il n’existe pas de cadre général qui permette de concevoir et réunir ces projets. Une politique incitative dans ce domaine apparaît nécessaire. Il faut former à ces compétences pratiques de coopération, de gestion de projet ou de gestion des conflits. Des innovations dans l’organisation interne sont également à concevoir et mettre en place. Le recours au « Lean management ou gestion au plus juste » est une réponse possible, pour peu s’il soit bien compris. Son objectif n’est pas en effet de réaliser des économies de court-terme, mais d’améliorer la qualité de vie au travail des professionnels par des dosages de l’activité plus raisonnés, permettant de pallier absentéisme, usure psychologique et non-qualité. Il faut enfin revoir les formes hiérarchiques actuelles, en tenant mieux compte des besoins des équipes de soins. Le public concerné par ces formations est large, avec un accent particulier autour des métiers du soin, à commencer par les médecins8. Dans la même veine, il faut également évaluer et recruter les responsables hospitaliers (managers, médecins ou cadres de santé) sur leur capacité managériale, notamment sur leur attitude à fédérer, et à créer un climat psychologiquement serein au sein des équipes. L’objectif est de rendre la démarche plus systématique.
Une véritable stratégie est-elle possible ?
Ces quatre pistes évoquées n’épuisent pas le sujet. D’autres sont certainement à envisager. Mais, dans tous les cas, le constat appelle à une vision large du problème car les investissements sont de nature différente. Le Ségur de la Santé a par exemple beaucoup œuvré sur la revalorisation salariale des métiers. Mais, de l’avis des professionnels, ces mesures auraient dû être complétées par d’autres sur la qualité du travail et le management. Ces dimensions sont souvent occultées dans les réformes alors qu’elles constituent des pistes majeures aux yeux des professionnels,9 largement avancées aussi lors de la crise Covid10.
Il existe bien une nécessité de considérer les solutions de la manière la plus globale possible. Aucune piste ne peut être négligée. Réunies, toutes ces actions posent les jalons d’une stratégie plus harmonieuse d’amélioration des conditions de travail à l’hôpital. Il ne s’agit pas d’opposer la qualité de vie professionnelle à la contrainte financière, mais de penser les différentes voies d’amélioration d’une manière unie. L’urgence de la situation mériterait de penser sérieusement une telle stratégie.