Emmanuel Macron et le sport à l’école : un contresens sur l’école, sur le sport, et sur l’enfance

Emmanuel Macron et le sport à l’école : un contresens sur l’école, sur le sport, et sur l’enfance
Publié le 18 octobre 2023
En cette rentrée 2023, le président de la République a souhaité mettre l’école, qu’il a désignée dans la presse comme son « domaine réservé », au centre de ses préoccupations. Parmi les convictions qu’il a partagées à ce sujet, l’une est revenue dans plusieurs de ses interventions : l’importance cruciale de l’activité physique à l’école, dont il entend étendre la pratique dans les emplois du temps du primaire et du collège.

C’est un sujet qui lui importe de longue date :  en mars 2022, à Poissy  pour lancer sa campagne, il mettait déjà l’accent sur le bénéfice du sport pour les enfants, non seulement au plan de la santé et de la lutte contre la sédentarité, mais aussi, et même surtout, au plan cognitif et scolaire : pour les élèves « un peu agités », qui « n’aiment pas l’école », il serait nécessaire de « répartir les moments de stress dans la journée » et d’ « évacuer l’énergie » : « ils sont tout de suite plus calmes, ça va mieux ». Car sinon : « bon courage pour commencer les maths à 8h30 ». Le cœur du raisonnement est constant au fil des interventions présidentielles : un enfant qui se dépense, c’est un enfant qui canalise son énergie, un enfant plus discipliné, mieux cadré, et plus disponible pour apprendre.

Citons ici le verbatim de son argumentaire lors de l’interview de deux heures qu’il a accordée à la chaîne d’informations dédiée aux jeunes « Hugo décrypte » (2,2 millions de vues, 81.000 likes), le 6 septembre 2023 :

« C’est quoi la mission de l’école, c’est hyper important : transmettre des savoirs, transmettre de l’esprit critique, des valeurs, faire des républicains, et donner la confiance, permettre de travailler, et acquérir ce faisant, à mes yeux aussi, faire du sport, des activités artistiques etc. On a des programmes plutôt chargés, par rapport aux voisins, mais je ne compte pas les alléger. Est-ce qu’on a les meilleures conditions pour apprendre ? La réponse est non. Parce qu’en fait on concentre le temps scolaire sur quelques jours, ce qui fait qu’on a moins de temps pour le sport, les activités artistiques. Or c’est très bon pour le développement, pour la confiance en soi, et on apprend mieux. Il faut avoir plus de temps de sport, de culture, de repos, de devoirs dans l’année. (…) Le modèle ce que je vois c’est un modèle où chaque élève fait au moins, c’est ce qu’on a mis en place, une demi-heure de sport par jour, et moi j’espère, demain, une heure. On a largement la place. Qu’est-ce qu’on apprend quand on fait du sport ? C’est pour ça que moi j’y crois à fond. On a mis en place la demi-heure au primaire, et on fait deux heures de plus au collège, en utilisant le temps périscolaire. Pourquoi j’y crois à fond ? Un : quand on fait du sport, on est bien. Deux : c’est un formidable instrument pour mieux apprendre, parce que quand on est un élève dissipé, un peu hyperactif, on n’aime pas l’école, bon courage pour commencer les maths à 8h30. Les Finlandais l’ont fait très bien ; je regarde ce qui marche ailleurs. Il y a des endroits, les élèves sont calmes, pas besoin de faire du sport le matin, on fait le sport en fin d’après-midi. D’autres, vous leur faites faire le matin une demi-heure même de balle au prisonnier ou de rugby, ils apprendront les maths l’heure d’après vachement mieux. Trois : le sport c’est un instrument de santé ; ça prévient l’obésité, immense problème de santé publique. Et ça permet d’éviter des tas de maladies. Dans dix ans, quand votre successeur interrogera mon successeur (Hugo Décrypte : « moi je serai toujours là »), ok, vous avez raison, quand vous interrogerez mon successeur, vous lui direz qu’il n’y a pas assez de médecins pour s’occuper de diabète et d’obésité, comme vous le faisiez à l’instant sur la santé mentale, et j’espère qu’il pourra vous dire qu’on a moins d’obèses. Et puis, ça donne un cadre. Moi, je suis frappé, il y a des tas de jeunes qui n’ont pas assez de cadre.  Le sport en donne un ».

Le sport à l’école : pour donner donc « un cadre » aux élèves, les calmer et les aider à se concentrer ? Pareille perspective rencontre peut-être l’intuition de certains parents, attachés dans leur quotidien du week-end, au square, au club de foot ou en forêt, à ce que leurs enfants se dépensent dans l’idée qu’ils seront ensuite plus sages pour faire leurs devoirs. Le sport à l’école donc, pour évacuer le trop-plein d’énergie des enfants et cadrer leur discipline d’apprentissage, en vue d’améliorer leur comportement et leurs performances cognitives et académiques ? Sur quelle prémisse prospère pareille représentation de l’enfance, du sport et de l’éducation ? Le raisonnement apparait fragile. Emmanuel Macron méconnaît la réalité des cours d’EPS à l’école et la culture de cette discipline scolaire. Il méconnaît également les données scientifiques qui décrivent aujourd’hui les liens entre activités physiques et cognitives. Enfin, il méconnaît plus encore la qualité première que l’éducation progressiste et humaniste prête aux enfants : une énergie inouïe d’apprendre, dès le tout premier âge et son cortège de défis cognitifs (apprendre à communiquer, à marcher, à parler…), énergie que l’éducation n’a pas vocation à drainer, cadrer ou dresser, mais à laquelle elle doit plutôt donner le loisir (scholè) de s’exprimer, de s’épanouir, de s’enrichir et de se cultiver. Des enfants dépeints par le président de la République comme naturellement agités, n’aimant pas l’école, instinctivement portés à courir plutôt qu’à s’instruire ? Postuler qu’il est plus naturel et plus facile, pour un enfant, de se dépenser que de travailler, et qu’il lui faudrait donc se défouler avant d’apprendre, c’est ignorer un siècle (au moins) de réflexions sur la pédagogie et sur l’enfance : « le travail est pour les enfants une nécessité de la croissance aussi indispensable que l’aliment pour le corps, et la liberté et la discipline ne sont rien d’autre que deux aspects de la même chose » disait Maria Montessori.

Genèse d’une politique publique

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Emmanuel Macron se félicite d’avoir impulsé la pratique d’une demi-heure quotidienne de sport par jour à l’école primaire, de l’élargir bientôt de façon systématique à une heure pleine, et de favoriser la pratique sportive au collège à raisons de deux heures hebdomadaires par semaine en périscolaire, en sus des trois heures d’EPS obligatoires par semaine (quatre heures en sixième). Il s’agit dans les deux cas de dispositifs à ce jour volontaires pour les établissements, avant leur généralisation.

S’agissant de la pratique d’une demi-heure quotidienne d’activité physique par jour au primaire, la réalité dans les écoles semble nuancée : si Amélie Oudéa-Castéra, la ministre des sports, assurait à la rentrée sur Sud Radio que seuls « 10 % à 15 % » des écoles primaires « ne sont pas rentrées » dans le dispositif, les échos sont nettement plus contrastés sur le terrain puisque Véronique Moreira, la présidente de l’Union sportive de l’enseignement du premier degré, considère à l’inverse que « seules 20 % des écoles l’ont mis en place ». Il ne s’agit au demeurant que d’estimations empiriques, faute de données colligées.

Quant aux heures de sport périscolaire au collège, elles doivent être organisées par les établissements dans le cadre de partenariats avec des clubs, sur un créneau de deux heures (voire plus s’il y a un temps de trajet) pris sur le temps « périscolaire ». Selon une instruction de rentrée du ministère, après une première année expérimentale avec 169 établissements volontaires, elles sont déployées dans 700 collèges volontaires en cette rentrée (soit un collège sur dix).

C’est dans le cadre de la préparation des jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 que ces dispositifs sont nés ; ils font partie du programme « Génération 2024 » qui promeut les JO. Ils sont soutenus par un investissement massif, dans le cadre des JO, dans les infrastructures sportives : 300 millions d’euros sont prévus à cette fin dans le projet de loi de finances pour 2024 (Plan « 5000 terrains »). Dès mars 2022, la nécessité, pour l’Etat, de « garantir » la pratique « quotidienne » d’une activité physique à l’école primaire a été inscrite au Code de l’éducation, portée par une proposition de loi Renaissance intitulée « Démocratiser le sport en France ». A l’Assemblée nationale, lors de la première discussion de ce texte en mars 2021, le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer souhaitait « renouveler, régénérer la pratique sportive » à l’école : « L’école doit transmettre non seulement des savoirs et des valeurs, mais aussi le goût de l’activité physique. ‘Un esprit sain dans un corps sain’, l’adage classique vaut plus que jamais dans cette période de crise (ndlr : nouvelle vague Covid) qui nous rappelle l’alliance entre la nation française et son école ; et le sport fait partie de cette approche ». 

Faire du sport pour mieux travailler à l’école : existe-t-il un lien?

« Un esprit sain dans un corps sain » ? Cité par le ministre de l’Education nationale, l’adage enseigne-t-il qu’une dépense physique engendre des bénéfices cognitifs ? « Vous vous appuyez sur des données : moi aussi » : ainsi Emmanuel Macron lance-t-il sur la chaîne « Hugo décrypte » son plaidoyer pour le sport à l’école. Mais qu’en est-il des données en l’espèce ?

On le sait, la question de savoir « ce qui marche » en éducation est au centre de la relation du Président à l’école depuis 2017. C’est fort de cette inspiration pragmatique et scientifique qu’il a souhaité la mise en place, avec son ministre Jean-Michel Blanquer, du Conseil scientifique de l’éducation nationale, dont la tâche est d’aider la décision publique en matière scolaire en s’appuyant sur les données de la science (sciences de l’éducation, neurosciences, sciences cognitives, etc.). Mais ce paradigme s’avère difficile à diffuser dans l’institution scolaire française. Rappelons que, dans d’autres pays, l’institution scolaire a intégré le paradigme scientifique du « what works », produisant, comme en Grande-Bretagne avec l’agence Education Endowment Foundation, des données d’« efficience » scolaire (avec des indicateurs de coût, progrès cognitifs et de réussite académique) pour chaque paramètre de l’organisation de la classe : les devoirs, la récréation, le nombre d’élèves dans la classe, la formation continue… chaque intervention de l’action publique dans l’école est évaluée, sur la base de méta-analyses de la littérature scientifique internationale, en vue de paramétrer l’action des enseignants. Et c’est également ce paradigme scientifique qui est au fondement des évaluations PISA de l’OCDE : ouvrir au chercheur la porte de la classe et évaluer, par une démarche statistique, ce qui permet aux enfants d’accéder le plus vite possible, et toutes choses égales par ailleurs, à ce que l’on attend d’eux à l’école.

Signalons qu’en France, pareille démarche pose problème à nombre de pédagogues. Est-il légitime de vouloir objectiver ainsi par une science statistique la noblesse de l’acte pédagogique ? Peut-on asservir ainsi sans ambages à la froideur de « process » chiffrés et déshumanisés, entés sur des critères de rentabilité, le savoir-faire et le savoir-être du pédagogue ? De la magie de ce qui se passe dans la classe, une fois la porte fermée sur le maître et ses jeunes édiles, qu’oserons-nous déconstruire, au nom de protocoles scientifiques ? Nous avons, pour Terra Nova et avec Marc-Olivier Padis, exploré et déploré déjà ailleurs la difficile conversion des sciences de l’éducation et de la pédagogie françaises à la démarche « clinique » de l’évaluation statistique de « ce qui marche » dans la classe. 

Installé en 2018 par Jean-Michel Blanquer, le Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) entend mettre à la disposition de l’action publique les avancées de la recherche ces vingt dernières années sur les mécanismes d’apprentissage et la pédagogie. Présidé par Stanislas Dehaene, chercheur en neurosciences, ce conseil est composé notamment de chercheurs en économie (Elise Huillery, Yann Algan, Marc Gurgand…), en sciences sociales (Gérald Bronner…), en sciences de l’éducation et en sciences cognitives (Elena Pasquinelli…) ; mais aussi de représentants des sciences du vivant et de psychologues et psychiatres. En février 2022, ce conseil a publié une note sur les effets de l’activité physique sur les performances scolaires. Il y analyse les résultats des études incluses dans les deux grandes méta-analyses disponibles à ce jour ; toutes comparaient les performances cognitives, et notamment les progrès en mathématiques, entre un groupe contrôle d’élèves pratiquant une dose minimale d’activité physique et un groupe d’intervention auquel une activité physique supplémentaire était proposée, soit sous la forme d’un cours d’éducation physique, soit intégrée dans la classe à une autre matière. Dans ces études, les élèves avaient entre 3 et 16 ans. Au terme de son analyse, le conseil scientifique a émis « une recommandation favorable à l’augmentation du temps d’activité physique à l’école pour améliorer les fonctions cognitives et les résultats scolaires des enfants, en particulier ceux ayant trait aux mathématiques ». Cette position « evidence-based » est donc venue consacrer le souhait formulé de longue date par Emmanuel Macron d’augmenter le temps d’activité physique à l’école.

Mais quelle est au demeurant la robustesse de cette orientation ? Pour l’agence britannique Education Endowment Foundation, qui a pour mission, un peu comme la Haute autorité de santé en France pour la médecine, d’évaluer les paramètres de l’action publique en matière de politique éducative, l’activité physique à l’école est une intervention « à faible impact, pour un coût mineur, avec un grade d’évidence modéré ». En outre, dans l’analyse fournie par le Conseil scientifique de l’Education nationale, les études citées correspondent finalement assez peu à la réalité de l’enseignement de l’EPS dans notre pays, y compris au sein des dispositifs promus aujourd’hui par le président de la République et les ministères compétents.

Ces études comparent deux groupes d’élèves, l’un (groupe contrôle) recevant une offre standard, et l’autre (groupe intervention) une offre renforcée de sport. En quoi consiste cette offre renforcée ? Ce n’est pas seulement la durée, mais aussi la nature des activités qui change. L’offre renforcée, ce sont, dans ces études, des tâches exigeantes du point de vue cognitif, nécessitant des niveaux de coordination importants (mouvements moteurs complexes et interactions entre élèves) ; du côté des pratiques « standard », on trouve des activités aérobies considérées comme moins exigeantes au plan cognitif, en particulier la course à pied. Par exemple, dans la revue de littérature publiée dans le British medical Journal en 2019, que le CSEN étudie, les activités physiques « standard » et « enrichies » sont classées selon une typologie qui combine le degré de complexité motrice (coordination) et le degré de complexité cognitive (apprentissage de règles, interactions entre élèves, orientation vers un but donné). Les auteurs de cette méta-analyse classent les études qu’ils ont colligées en fonction des activités évaluées : par exemple, cinq études ont comparé les effets du yoga à ceux de l’exercice aérobique,  neuf études ont mis en œuvre une activité physique « plus engageante sur le plan cognitif, consistant soit en un exercice de coordination, en un entraînement basé sur les compétences, en un entraînement moteur, en un exercice physique gestuel, en un entraînement moteur perceptif, ou encore en des activités d’apprentissage enrichies sur le plan moteur » ; six études ont évalué « les effets d’activités exigeantes sur le plan moteur ou engageantes sur le plan cognitif, dont trois avec des jeux spécifiquement conçus pour solliciter les fonctions exécutives essentielles de manière globale » ; et, enfin, quatorze études ont dispensé des leçons physiquement actives dans d’autres disciplines scolaires (« classe active »).

Notons qu’il est difficile de croiser cette typologie des activités sportives telle qu’appliquée dans la littérature scientifique avec les données disponibles sur les pratiques le plus proposées aux élèves en cours d’EPS dans notre système scolaire. Ces activités, recensées par la DEPP du ministère en 2006, révèlent que l’athlétisme vient très largement en tête, avec 98% d’établissements concernés, mais il paraît complexe d’appliquer à ce recensement la typologie des méta-analyses disponibles.

En outre, des deux méta-analyses mobilisées dans la note du CSEN pour justifier des bénéfices cognitifs de l’activité physique, l’une (Norris et al., 2020) repose en réalité exclusivement sur le concept de « classe active » : les interventions « renforcées » combinent alors une activité physique avec l’apprentissage de contenus académiques (par exemple, réciter les tables de multiplication tout en sautant à pieds joints, réciter ses conjugaisons en échangeant une balle, etc.). Le CSEN note donc que ces pratiques d’activité sportive renforcée sont évidemment plutôt atypiques au regard des cours classiques d’EPS. L’avantage de ce type d’intervention, souligne le conseil scientifique, « est que l’on peut augmenter le temps d’activité physique sans diminuer le temps consacré aux apprentissages scolaires ». La méta-analyse révèle une amélioration statistiquement significative des résultats scolaires globaux dans le groupe ayant bénéficié de « leçons actives » :  celles-ci « augmentent largement les performances scolaires durant la leçon, ainsi que le temps que les élèves passent concentrés sur leurs apprentissages ».  

Et c’est bien cette voie méthodologique très spécifique de la classe active qui a donc, par rapport à la simple augmentation du temps de cours d’EPS, la préférence du CSEN, qui note : « les interventions d’activité physique lors de cours d’activité physique spécifiques demandent un certain investissement de la part des enseignants, des déplacements dans l’école et un aménagement du temps scolaire. En revanche, limiter le temps sédentaire au cours de leçons actives en se levant ou en faisant des petits temps d’activité physique, intégrés aux contenus académiques, pourrait être plus facilement mis en œuvre dans des conditions scolaires standards. Néanmoins, ce type d’intervention nécessite d’être soigneusement piloté afin de connaître les motivations des enseignants à intégrer ce type d’intervention en classe. En effet, ces interventions nécessitent un aménagement non négligeable des pratiques pédagogiques actuelles ».

Autrement dit, mobiliser l’argument du développement cognitif des enfants pour augmenter le temps d’activité physique à l’école n’est véritablement fondé que si l’on intègre une réflexion plus large sur la pédagogie, la place du mouvement dans les apprentissages : à suivre le CSEN lui-même, augmenter le temps de cours d’EPS qui resteraient par exemple centrés sur la course à pied manquerait manifestement la cible. 

Que proposent concrètement les dispositifs promus aujourd’hui ?

En réalité, les orientations prises actuellement pour augmenter le temps d’activité physique à l’école ne correspondent que très partiellement aux connaissances partagées par le CSEN : loin de généraliser les démarches de classe active dont la littérature démontre l’intérêt, les « pistes et propositions » fournies par le ministère aux écoles volontaires mentionnent plutôt les « courses de relais », les « jeux d’antan », la « récréation active », ou encore la course à pied (« courir chaque jour 1,6 km en 15 minutes, à l’air libre, sans équipement, ni tenue sportive »). D’ailleurs, le ministère met en avant, dans sa note de service de 2022 consacrée au dispositif « 30 minutes d’activité physique quotidienne », un objectif explicite : « amener les enfants à se dépenser davantage ». Cet objectif ne rencontre guère l’adhésion des enseignants d’EPS, qui y voient à la fois une trahison de leur culture disciplinaire et une négation des réalités pratiques auxquelles ils font face dans leur enseignement.

L’effort demandé aux établissements soulève deux écueils soulignés en cette rentrée 2023 par les syndicats. D’abord, un problème de temps scolaire disponible, l’activité physique entrant en concurrence avec la transmisison des savoirs fondamentaux : « Il est difficile de trouver ce temps alors qu’on nous demande en parallèle de mettre l’accent sur les fondamentaux, français et mathématiques », remarque Guislaine David, du syndicat des enseignants du primaire SNUipp-FSU. Ensuite, un problème d’effectifs chez les enseignants d’EPS, et de formation des enseignants du primaire en EPS ; Amélie Oudéa-Castéra a bien reconnu en cette dernière rentrée un « petit déficit d’accompagnement », concédant que « les enquêtes de terrain montrent que les professeurs des écoles ont besoin d’être mieux accompagnés ».

Plus largement, les enseignants d’EPS n’adhèrent guère à l’idée que le sport soit une occasion d’ « évacuer l’énergie » ou de « se dépenser » ; le corpus disciplinaire qu’ils défendent est plutôt centré sur la « culture sportive », le « plaisir » et le « souci du vivre-ensemble » : des notions qui sont au fondement de leur enseignement tel que défini au Bulletin officiel. Les programmes de la discipline EPS n’ont pas pour objet de permettre aux élèves de se vider d’une énergie débordante, en surplus, comme pour se purger d’un excès qui empêcherait de faire autre chose ; ils ont plutôt pour ambition d’enseigner comment se maîtriser, doser ses efforts, distribuer son énergie selon des règles et des visées particulières, dans l’espace et dans le temps, et, dans le cas des sports collectifs, en coopérant étroitement avec les autres. Si le sport à l’école s’inscrit donc dans une continuité avec les efforts cognitifs requis dans les autres disciplines, ce n’est pas en tant qu’il favoriserait une dépense d’énergie dont l’enseignement des « maths à 8h30 » ne tolèrerait pas le trop-plein ; mais en tant que, en sport comme en mathématiques et ailleurs, les élèves apprennent à être concentrés, rigoureux, précis, et coopératifs.

« C’est la gloire de l’homme que de pouvoir se dépenser dans le vide » (Valéry, Variété I, 1924)

Le plaidoyer présidentiel en faveur du sport à l’école a donc ceci de surprenant qu’il ne rencontre donc ni l’adhésion des enseignants de la discipline, ni leur culture professionnelle, ni même vraiment (en dépit d’un juste attachement proclamé à une école plus evidence-based) les évidences scientifiques, qui inviteraient à repenser la place du mouvement dans la pédagogie plutôt qu’à allonger le temps de course à pied des enfants.

Dès lors, quel socle de représentations de l’enfance et de l’éducation soutient cet engagement ? Cet enfant « agité », qui « n’aime pas l’école », que son énergie spontanée détourne des mathématiques et qui le porte plutôt à se défouler tant il est rétif à l’effort d’apprendre : cet enfant malmené dans sa soif de connaître par une école rigide est celui dont le film Les 400 coups a marqué notre imaginaire. Les enfants de l’école d’aujourd’hui ne sauraient être décrits pas ces mots humiliants : un président ne devrait pas dire ça. L’école donne aux enfants le loisir (scholè), qu’ils chérissent, de cultiver leur imagination et leur soif d’apprendre.

Car la science nous enseigne que les enfants, écrit Stanislas Dehaene, président du CSEN et chercheur en neurosciences, ont, tout comme Antoine Doisnel lisant Balzac, « la passion de connaître » : la recherche, note Dehaene au fil de tous ses articles et ouvrages, démontre désormais qu’être enfant, c’est justement ne pas pouvoir concevoir la moindre distinction entre jeu et travail, entre passion et concentration, entre corps et esprit, entre effort et spontanéité. Les enfants, dit Dehaene, sont animés par une curiosité et un sens de l’effort hélas inouïs à nos yeux d’adultes. C’est tout bonnement parce qu’il y va pour eux, à cet âge précoce, d’une véritable « nécessité darwinienne » : ce que l’enfant sait d’emblée plus clairement qu’aucun adulte, c’est que, sans effort et sans concentration, il n’y a pas d’apprentissage de la communication, de la marche, de la parole, puis de la lecture, de l’écriture, etc. L’école, selon Dehaene, est cette incroyable instituion dédiée à aider les enfants dans leur volonté innée et insatiable d’apprendre ; elle a pour vocation d’accompagner ce mouvement spontané, autonome et nécessaire de l’enfance vers la connaissance. Trop souvent cependant, note-t-il, elle s’emploie au contraire à tuer la curiosité naturelle des enfants, que ce soit en leur offrant trop peu (ennui) ou à l’inverse en décourageant leurs efforts (échec scolaire). Bref, en les « cadrant » par une offre fermée, là où elle devrait au contraire fêter, cultiver et soutenir un élan spontané et forcené. Reconnaître et respecter le caractère inné de ce désir d’apprendre : c’est là le point de départ de toute théorie de l’éducation, de Rousseau à Dewey en passant par Freinet ou Montessori, qui a réhabilité les mots d’activité, de concentration et de travail comme les habits propres de l’enfance au même titre, et plus encore, que le jeu.

A l’inverse, ce serait une posture fort réactionnaire, au regard du sens même de l’éducation progressiste et humaniste que notre école incarne, que de postuler que l’enfance est l’âge de la dispersion portée à se défouler, que l’intelligence et l’attention ne peuvent y être que contraintes, et que l’énergie spontanée demande à être évacuée, drainée, canalisée par une dépense physique si l’on veut convertir l’enfant en élève consentant l’effort d’apprendre.

La question n’est évidemment pas de savoir si l’EPS est ou non à sa place à l’école. Obligatoire dans les programmes scolaires depuis Victor Duruy en 1869, la « gymnastique » revêt incontestablement de longue date à l’école « l’importance considérable » que le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson lui conférait en 1887 : « les pouvoirs publics ont compris la nécessité de faire marcher de front l’éducation du corps et celle de l’esprit, toutes deux également salutaires pour le développement normal de l’individu, toutes deux concourant à établir dans l’être humain une harmonie aussi complète que possible, mens sana in corpore sano » y lit-on à l’article « Gymnastique » sous la plume de l’inspecteur général C. de Féry d’Esclands. Présenter l’exercice physique comme un gage de réussite scolaire n’est pas, non plus, une nouveauté : les historiens ont montré combien cet argument a servi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à légitimer la pratique physique au lycée (pour masquer la volonté politique de préparation militaire sous un habillage rhétorique plus conforme aux aspirations de la bourgeoisie). Le rapport du Dr Bérard, par exemple, commandé par le ministre de l’Instruction publique du Second Empire Henri Fortoul, affirme dès 1854 que le bienfait physique des leçons de gymnastique met la population lycéenne « en mesure d’accomplir, sans fatigue, le travail intellectuel qui lui est demandé ». La ligne même, donc, du discours présidentiel sur les bénéfices cognitifs de l’activité sportive.

Mais depuis lors, plus d’un siècle de réflexions sur la pédagogie est venu enrichir nos représentations de l’éducation. Comment accepterions-nous, aujourd’hui, de construire l’école en partant du principe que les enfants ne l’aiment pas, et qu’il n’y aurait qu’en cédant du temps scolaire à leurs instincts athlétiques qu’on pourrait canaliser leur agitation organique afin de les instruire ? Par contraste avec le discours présidentiel pourfendeur d’une enfance agitée et brouillonne, rétive à la réflexion, lisons plutôt ici, en conclusion, l’article « Récréation » du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, sous la plume d’Elie Pécaut (1854-1912, fils de Félix (1828-1898) le premier directeur de l’Ecole normale de Fontenay où s’inventent les sciences de l’éducation et la pédagogie à la fin du XIXe), grand admirateur du sérieux des enfants – un sérieux qui nous oblige :

« Oui, il est parfaitement vrai que, fût-on nourri d’ambroisie comme disaient les Anciens, ou d’urée et de créatine comme diraient nos savants, on ne peut pas penser longtemps de suite, on ne peut pas avoir de l’imagination, ni de la réflexion, ni même du génie au-delà d’un nombre d’heures assez restreint. Il faut arrêter, quoi qu’on en aie, et changer brusquement le genre de son activité, la faire purement physique ou bien même l’interrompre tout à fait, pour laisser aux autres ressorts trop tendus le temps de retrouver leur élasticité première. S’il y a un art de penser, en voilà certes une loi fondamentale, comme le confirment d’ailleurs les découvertes de la science moderne. Mais ne vous semble-t-il pas que, pour la mieux connaître, nous ne sommes pas précisément en passe de la mieux respecter ? Nous perfectionnons les méthodes de travail, nous arrivons à faire rendre au cerveau son maximum d’efforts, surtout, nous élargissons tous les jours le champ de son activité : mais de le recréer, de balancer cet accroissement de labeur par une rénovation plus parfaite, il semble que nous n’en ayons cure. Nous tendons tous les ressorts de la machine, nous la lançons à en train d’enfer, sans trop nous soucier qu’elle s’use ou se brise. Mais c’est dans le travail du jeune âge que le mal est le pire. Ah ! que la récréation est une chose plus précieuse à cet âge, plus féconde, plus indispensable ! Le jeu, c’est la moitié au moins de la vie de l’enfant. C’est là seulement qu’il trouve l’emploi de quelques-unes de ses facultés les plus charmantes et les plus naturelles, la satisfaction de certains de ses besoins les plus impérieux. Le jeu n’est pas seulement pour le petit enfant l’exercice de ses muscles, la régénération de son sang, le plaisir de dépenser son énergie vitale et de la sentir redoubler en lui. Ah, que le jeu est bien autre chose que ce qu’y voit notre pédantisme ! C’est toute la petite âme enfantine qui s’y ébat et s’y déploie dans son charme incomparable. Laissez-la faire, regardez-la seulement agir, et vous verrez le jeu devenir une improvisation d’une richesse et d’une justesse qui vous frappera de surprise, où la faculté maîtresse de cet âge, l’imagination, se donne libre carrière, se crée un monde à elle et mille mondes successifs au gré de sa changeante fantaisie, et déroule ces drames copiés sur la réalité la mieux observée, ou inventée de toutes pièces, selon un art infini. La spontanéité, c’est-à-dire l’invention, la création, voilà le trait caractéristique et voilà aussi la secrète et féconde vertu du jeu du petit enfant, voilà la source des plaisirs qu’il y trouve. Plaisir très particulier, très intense, d’un ordre très élevé, qui plus tard, transporté dans le plein de la vie, n’est pas autre chose que la joie du génie en ses heures de création. Cette joie d’espèce si rare et si haute, bien peu d’hommes sont destinés à la connaître : elle est le partage de la petite élite des artistes créateurs. Mais du moins la nature a permis que le plus humble d’entre nous la savourât au matin de sa vie, et c’est elle qui fait la poésie radieuse, l’enchantement de cet âge ».

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova