Parmi les rares bonnes nouvelles de ces derniers mois sur le front économique et social figure incontestablement la résurgence d’un débat qu’on croyait interdit sur la retraite par capitalisation.
En effet, l’opinion publique, qui ne se fait guère d’illusion sur la capacité du système actuel à continuer de générer les niveaux de pension les plus généreux de l’OCDE, commence à considérer d’un œil favorable la mise en place d’un tel système1. L’engouement récent des Français (du moins ceux qui ont la chance d’y avoir accès) pour les produits d’épargne retraite encouragés par la loi PACTE est bien un signe qu’il y a une véritable attente de ce côté-là. Enfin, plus récemment, les partenaires sociaux (du moins ceux qui sont restés à la table des discussions du « conclave ») ont accepté d’inscrire le sujet dans leur programme de travail sur le financement de la protection sociale.
Il s’agit d’une bonne nouvelle pour plusieurs raisons : parce qu’elle agrandit le terrain du débat politique sur les retraites, confiné depuis trop longtemps à la question mortifère de l’âge légal de départ en retraite, même si le problème du rééquilibrage financier de la répartition reste entier et devrait être remis sur le métier quoi qu’il arrive ; parce qu’elle ouvre des perspectives intéressantes du point de vue économique, financier et en termes d’équité entre les générations dans un contexte de vieillissement démographique ; parce qu’elle vient rappeler que la question des retraites a inévitablement quelque chose à voir avec le rapport entre le capital et le travail2.
Dans son article, Eric Weil rappelle les principaux avantages que l’on peut attendre de la capitalisation : un système largement immunisé contre le déclin démographique et qui améliore l’équité intergénérationnelle (son rendement n’étant pas décroissant au fur et à mesure que la population vieillit puisque chacun cotise pour « sa » retraite, pas pour celle de ses aînés), enfin un système qui permet de financer un même niveau de retraite avec des cotisations plus faibles, ce qui est, du moins à long terme, favorable au pouvoir d’achat et à la compétitivité des entreprises (rappelons que le régime général fait peser une charge de 28 % du salaire brut, soit le taux le plus élevé de l’OCDE après l’Italie).
Pour ma part, j’insisterais sur deux avantages qui me paraissent intéressants dans le contexte français.
Le premier est l’amélioration du financement de l’économie française, dont Eric Weil relativise la portée. Pour pallier le risque de diminution du rendement du capital dans notre pays, qu’il souligne à juste titre, il convient naturellement d’investir dans des zones géographiques démographiquement plus vigoureuses et où les gains de productivité sont plus importants que dans notre pays vieillissant (aujourd’hui aux Etats-Unis et en Asie, demain sans doute en Afrique). Pour autant, une partie non-négligeable (sans doute 15 ou 20 %) de ce fonds irait vraisemblablement s’investir dans des fonds propres d’entreprises françaises, cotées ou non cotées, ce qui n’est pas négligeable et permettrait sans doute de doper l’innovation, comme l’ont montré des études sur l’impact des fonds de pensions de ce point de vue. On peut également parier qu’une partie de cette épargne supplémentaire viendra s’investir dans des secteurs prioritaires pour le pays comme ceux de la défense nationale ou de la transition énergétique dès lors que ces activités auraient, comme on peut le penser, des rendements financiers importants dans les prochaines années.
Le second a trait à la question du patrimoine et de l’accès au capital des travailleurs les plus modestes. Les tendances statistiques de long terme démontrent la tendance à la patrimonialisation de notre économie et à la concentration des patrimoines. Certes, la hausse des prix de l’immobilier a joué le rôle essentiel dans cette évolution. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que l’absence de capitalisation pour tous a alimenté cette tendance. En favorisant fiscalement l’épargne des plus aisés et en privant la plupart des actifs de la possibilité d’accéder un jour au capital, notre système par répartition pure contribue à la hausse des inégalités patrimoniales. Cet argument n’avait pas échappé à Jean Jaurès, ardent défenseur de la retraite par capitalisation au début du XXe siècle, comme le rappelle Eric Weil. Plus près de nous, Dominique Strauss-Kahn et Denis Kessler ne disaient pas autre chose au début des années 1980, en affirmant, au terme d’une analyse serrée : « le développement important de la capitalisation collective aurait des effets favorables sur la distribution des fortunes »3.
C’est pourquoi, compte tenu de l’évolution démographique des prochaines décennies, personne ne songerait sérieusement à mettre en place aujourd’hui un système par répartition pure si l’on devait partir d’une feuille blanche. Un gouvernement avisé et instruit par les meilleurs travaux académiques4 mettrait en place un système à deux piliers, le mieux à même de mutualiser des risques assez fortement décorrélés (risques démographiques et politiques pour la répartition, risque financier pour la capitalisation).
Au total, donc, les rafistolages de la répartition, aussi nécessaires soient-ils, ne permettront pas d’échapper à la règle mathématique qui veut que le « rendement » des cotisations au système par répartition ne cessera de baisser génération après génération, comme le démontre le COR dans ses projections5. C’est un point sur lequel une grande majorité d’économistes et experts des retraites peuvent s’accorder.
Mais de quelle « capitalisation » parlons-nous ?
Commençons tout d’abord par lever une ambiguïté : un mécanisme de capitalisation facultative, que ce soit sur une base individuelle ou au niveau d’une entreprise, ne constitue pas véritablement un système de retraite par capitalisation. A la limite, toute épargne longue est potentiellement un financement de la retraite future sans pour autant constituer un véritable « système de retraite ». Après tout, c’est bien de cette manière que sont financées une grande partie des retraites dans certains pays. Il n’y a de « système de retraite » que lorsqu’un minimum de versement est obligatoire.
C’est pourquoi la solution proposée par Eric Weil, à savoir le développement de fonds de pension d’entreprises de type Plan d’Epargne Retraite (PER) sur une base volontaire est une alternative en trompe l’œil à l’instauration d’un régime de retraite par capitalisation « en bonne et due forme » ; non pas parce que le développement de tels fonds de pension ne serait pas souhaitable par ailleurs comme pilier supplémentaire en sus des obligations légales, mais parce qu’il ne concernerait essentiellement, comme c’est le cas aujourd’hui que les salariés plutôt aisés travaillant dans des entreprises suffisamment prospères pour abonder ces dispositifs avec déductions fiscales et sociales à la clé67. Autrement dit, en ne changeant rien au système par répartition actuel, cette proposition ne ferait que perpétuer l’inéquité intergénérationnelle inhérente à ce régime.
C’est précisément pour que l’ensemble des salariés, y compris les plus modestes, ceux qui n’épargnent pas et n’ont pas accès aux fruits du capital8, qu’un système de capitalisation obligatoire, prend tout son sens. Dans la suite de l’article, nous nous concentrons donc sur la question de la construction d’un pilier par capitalisation obligatoire, qui fait l’objet de critiques circonstanciées de la part d’Eric Weil. Plus précisément, nous envisageons les moyens de développer un tel pilier obligatoire qui se substituerait progressivement à hauteur d’environ un tiers au système par répartition actuel9. Il ferait l’objet d’une gestion au niveau national par les partenaires sociaux de l’AGIRC-ARRCO. Dans ce schéma, chaque salarié se verrait doté d’un compte individuel par points mais valorisé en euros lui donnant droit à une pension par capitalisation au moment du départ en retraite10. Il pourrait naturellement être complété par un étage de capitalisation volontaire, par exemple selon un schéma du type de celui proposé par Eric Weil.
Bien entendu, la situation n’est pas aussi simple puisque, précisément, nous ne partons pas d’une page blanche, mais d’un système par répartition qui représente bon an mal 98 % des pensions versées, comme le rappelle Eric Weil (les 2 % restant étant issues de systèmes par capitalisation sectoriels comme certains régimes particuliers ou encore les plans d’épargne retraite).
Se pose dès lors la redoutable question de la transition de notre système à répartition pure vers un système à deux piliers obligatoires. Cela conduit inévitablement, comme le rappelle à juste titre Eric Weil, à une longue période durant laquelle les actifs doivent cotiser à la fois pour accumuler un capital pour leur pension future et continuer à verser des cotisations pour financer les retraites par répartition des retraités actuels.
Certes, à long terme, le décès des retraités actuels et la diminution des dépenses consacrées au pilier par répartition permettra de baisser les cotisations retraite par répartition, au point que la somme des deux cotisations sera plus faible que les 28 % du salaire brut actuel, mais quelques simulations élémentaires montrent que ce ne sera pas le cas avant 10 ou 15 ans au mieux si aucune mesure correctrice n’est prise. Il faut bien admettre qu’une telle hausse, qui pourrait être de 3 ou 4 points de cotisation, serait difficilement supportable compte tenu des charges exceptionnellement élevées qui pèsent sur le travail en France.
Du point de vue de l’équité entre les générations, l’équation n’est pas non plus simple à résoudre : si l’on n’y prend pas garde, il ne serait pas excessif de parler à cet égard de « générations sacrifiées » : il s’agirait à tout le moins de toutes les générations aujourd’hui éloignées de moins de 10 ou 15 ans de la retraite, qui verraient un accroissement net de leurs cotisations sans bénéficier, comme les plus jeunes générations de leur baisse substantielle à l’avenir, celle-ci n’intervenant que lorsqu’elles seraient déjà en retraite…
Néanmoins un cocktail de solutions existe, que j’ai développé dans les deux notes récentes précitées réalisées pour la Fondapol. Concrètement, trois pistes peuvent être explorées :
La première consiste à constituer un capital d’amorçage, afin de « sur-capitaliser » le régime à son démarrage, lui permettant de pouvoir monter en puissance avec des taux de cotisation à la capitalisation réduits pendant un certain nombre d’années. Plusieurs possibilités d’amorçage existent. On peut penser bien entendu à un basculement du fonds de réserve des retraites et des fonds de réserve de l’AGIRC-ARRCO. A cet égard, l’impossibilité juridique de transférer les fonds de réserve évoquée par Eric Weil ne paraît pas un argument très convaincant. Ces fonds n’ayant pas constitué des droits individuels à une retraite future, il y a tout lieu de penser que leur basculement vers un fonds de capitalisation permettant de financer un autre régime de retraite serait parfaitement constitutionnel. Et d’un point de vue politique, cette bascule serait admissible par les partenaires sociaux si ces derniers devenaient, comme il est proposé, responsables du nouveau fonds ainsi créé11.
Mais ces transferts ne suffiraient pas et il serait nécessaire de placer dans le fonds un certain nombre d’actifs de l’Etat ou, alternativement, comme proposé dans la note de la Fondapol précité, que l’Etat achète un pool d’actions incessibles et sans droits de vote d’entreprises cotées sur la place de Paris12.
La deuxième famille de solutions englobe toutes celles qui visent à accélérer la baisse du pilier par répartition et, à due concurrence, les taux de cotisation qui le financent de sorte que l’introduction d’une nouvelle cotisation dédiée à la capitalisation ne conduise pas à une surtaxe par rapport aux 28 % de cotisation actuels. Il en va ainsi d’une désindexation des pensions pendant plusieurs années, ainsi que des économies supplémentaires sur le système de retraite par répartition qui pourraient être réalisées pour les futurs retraités sans nécessairement reporter l’âge légal au-delà de 64 ans (suppression des majorations pour famille de trois enfants et plus, introduction dans le régime complémentaire Agirc-Arrco d’un âge minimum de 67 ans, renvoi aux branches des mécanismes de retraites anticipées pour carrière longue…).13
La troisième solution consiste à « flécher » une dotation pérenne de l’Etat. Cette ressource pourrait être gagée à hauteur de 4,5 milliards d’euros par an par la suppression de l’abattement de 10 % de l’assiette de l’impôt sur le revenu des retraités.
Bien entendu, d’autres solutions peuvent être envisagées. Ainsi, la proposition de la CPME d’accroître légèrement la durée du travail pour dégager de nouvelles ressources pour financer le pilier par capitalisation est une piste intéressante.
Selon certaines simulations, ces solutions permettraient non seulement d’éviter que l’introduction d’une cotisation pour la capitalisation entraîne une hausse des prélèvements sur le travail durant la période de transition mais encore de les baisser d’1 ou 2 points de cotisations quelques années après sa mise en place14.
En résumé, la voie de passage vers une capitalisation pour tous est évidemment étroite, mais elle existe, la condition sine qua non étant sans doute notre capacité à répartir équitablement la charge : plus de travail pour les actifs, un effort financier pour les retraités actuels. Elle suppose des efforts importants, tout particulièrement de la part des retraités d’aujourd’hui au bénéfice de leurs enfants et petits-enfants, ce qui rend naturellement cette réforme difficile à faire passer auprès d’un corps électoral vieillissant.
Toutefois, par rapport à tous les rafistolages du système par répartition actuel aussi impopulaires les uns que les autres, elle aurait des vertus considérables : donner un sens politique aux efforts demandés en fléchant les ressources supplémentaires pour consolider notre économie à long terme ; donner de bonnes raisons aux actifs de penser qu’ils bénéficieront d’une retraite raisonnable en échange d’un surcroît de travail et, plus généralement offrir de véritables perspectives d’avenir pour une société qui ne semble plus avoir la force de se projeter en avant.
Capitalisation ou pas, le redressement économique et financier du pays passe par davantage de travail et davantage d’épargne (plus d’épargne longue des ménages et moins de désépargne du côté de l’Etat). De ce point de vue, si la capitalisation n’a rien d’une solution miraculeuse, elle a le grand mérite de proposer un schéma cohérent qui « fait système » tout en allant dans le sens d’une plus grande équité entre les travailleurs et entre les générations.
Annexe
Taux de rendement interne réel du régime de retraite actuel d’un salarié non-cadre ayant une carrière complète selon la génération (source : COR, rapport annuel 2024) :
