Pour un travail de qualité pour toutes et tous

Pour un travail de qualité pour toutes et tous
Publié le 1 décembre 2025
  • Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de sciences Po
Le débat sur le travail porte trop souvent sur l’emploi et les cotisations et pas assez sur la qualité du travail. Or, la difficulté principale de la France est le choix qui a été fait d’une stratégie low cost dans une économie positionnée dans des produits de moyenne gamme. Pour renverser cette tendance qui conduit à une dégradation des conditions de travail, il faut améliorer la vie et la démocratie au travail, avec une stratégie de montée en gamme qui permettrait de sortir la France de l’ornière.

La question du travail frappe à la porte de l’agenda public : assises du travail en 2023, négociation pour un pacte de la vie au travail en 2024, lancement en novembre 2025 de la conférence sur le travail et les retraites (qui doit se tenir jusqu’au printemps 2026), multiplication des ouvrages concentrés sur le travail, dont celui de Bertrand Martinot et Franck Morel ou celui d’Antoine Foucher. Pour autant ces derniers auteurs ne parviennent pas à s’extraire de l’interprétation qui a dominé ces dernières décennies, à savoir que le problème du travail c’est son coût et qu’il suffirait de baisser le coût du travail pour résoudre tous nos problèmes. Dans ce texte, nous démontrons l’inanité de cette perspective et proposons plutôt une stratégie de la qualité pour le travail et pour l’économie française dans son ensemble.

En finir avec la baisse du coût du travail comme solution à tous nos problèmes

Alors que le travail a longtemps été le parent pauvre du débat public et des réflexions politiques, il semble aujourd’hui faire l’objet d’un intérêt renouvelé. En témoignent les nombreux ouvrages parus sur la question, dont celui de Franck Morel et Bertrand Martinot. Comme ces deux auteurs le soulignent, pendant longtemps « le travail a été de facto délaissé comme objet politique par la totalité des forces politiques de ce pays ». Ce constat, Thomas Coutrot le dressait déjà à sa manière, pour la gauche, en 20181.

Il serait pourtant erroné de prétendre que le travail a été complètement délaissé des préoccupations publiques. Un aspect du travail a fait l’objet d’une attention soutenue : son coût. C’est en effet avec l’idée simpliste que le coût du travail est trop élevé en France que l’on a longtemps expliqué le chômage et la faible compétitivité des entreprises françaises. L’ensemble des problèmes de l’économie française serait dû au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. On ne compte plus les rapports qui soulignent le poids trop élevé du coût du travail, qui sert d’explication au chômage (notamment des moins qualifiés) et aux déficits commerciaux français.

Dès lors, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), converti en 2019 en une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du Smic, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 Smic. En 2025, les exonérations de cotisations représentent plus de 80 milliards d’Euros, soit trois points de PIB.

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Ces politiques qui sont une constante depuis les années 1990 se révèlent pourtant peu efficaces, comme le soulignent les évaluations concernant la capacité des exonérations de cotisations sociales à créer des emplois2, ou bien à restaurer la compétitivité des entreprises3. Avec des coûts du travail équivalent, voire supérieurs, les Allemands ou les nordiques, qui ont su investir dans la qualification des personnes et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons4. Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, on a préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail, ce que nous avons appelé avec Clément Carbonnier une stratégie du low cost à la française5.

De nombreuses évaluations ont montré que ces politiques sont très peu efficaces pour l’emploi, qu’elles tirent l’économie vers le bas sans favoriser nos capacités exportatrices. Plusieurs analyses récentes suggèrent que ces politiques génèrent une pression à la précarité et des trappes à bas salaires6. Les entreprises françaises se sont elles aussi concentrées sur la réduction du coût du travail. Elles ont cherché à produire la même chose avec moins de monde en multipliant les plans de réduction des effectifs, les pré-retraites sans pour autant recruter les plus jeunes. Les jeunes et les plus âgés sont considérés comme trop chers par les employeurs, parce que pas encore ou plus assez productifs. Elles ont aussi eu massivement recours aux délocalisations (25 000 emplois délocalisés par an depuis les années 1990), à la sous-traitance (25% des salariés français travaillent dans une entreprise preneuse d’ordre). Cette logique de sous-traitance et de sous-évaluation des salariés non productifs a conduit au développement de plus en plus d’emplois atypiques (interim, contrats à durée déterminée, temps très partiel aux horaires subis, et emplois aidés, le plus souvent de mauvaise qualité, mal rémunérés et sans avenir, dont les conditions de travail sont dégradées et dangereuses)7

Cette stratégie du low cost passe en outre par une pressurisation des salariés les plus productifs. Pour rester compétitives dans une économie globalisée, beaucoup d’entreprises ayant choisi de ne garder que les salariés les plus productifs, de leur demander de travailler toujours plus intensément. Moins de gens travaillent que chez nos voisins, mais ceux qui travaillent doivent le faire de manière de plus en plus intense. Au bout du compte, la France combine un très faible taux d’emploi des séniors, de grandes difficultés pour les jeunes pour entrer sur le marché du travail8 (Bozio et al. 2025), et une productivité horaire du travail qui reste élevée même si elle a diminué depuis le début des années 2020. Cette stratégie d’hyperproductivisme épuise les ressources humaines et les ressources naturelles9. Elle n’est source ni d’emplois ni de prospérité ni de bien-être. Elle ne permet de répondre ni aux attentes des Français, ni au contexte actuel.

Dès lors, toute stratégie qui repose une nouvelle fois sur la seule réduction du coût du travail ne peut qu’accroître les difficultés présente. C’est pourquoi les propositions de Bertrand Martinot ne nous convainquent guère. Il s’agit de réduire encore plus « les charges » qui pèsent sur le travail, travailler plus au même tarif et dans les mêmes conditions et supprimer les critères de pénibilité au profit d’une négociation décentralisée qui n’a guère de chance de déboucher pour les métiers les plus pénibles où le taux de syndicalisation est faible et le rapport de force en défaveur des salariés… En prétendant que le vieil adage selon lequel le travail c’est la santé se vérifie, il dénie les difficultés réelles rencontrées par de nombreux Français au travail en matière de condition de travail, de santé, de perte de sens, que nous avons documenté amplement dans notre ouvrage collectif Que sait-on du travail ?10.

Travailler mieux, pour le bien-être de toutes et tous, et la prospérité de l’économie

Dans notre ouvrage Travailler mieux11 qui développe et étend les propositions que nous avons rassemblées sur le site de la Vie des idées, nous proposons à l’inverse d’améliorer les conditions de travail, la vie et la démocratie au travail, en faveur à la fois du bien-être des salariés, mais aussi d’une stratégie de montée en gamme qui permettrait de sortir la France de l’ornière, ce que nous avons appelé une nouvelle stratégie de prospérité pour la France, fondée sur la qualité pour toutes et tous12. Nous en résumons ici les traits principaux.

Sortir de la logique du low cost

Depuis les années 1980, les politiques publiques ont privilégié la baisse du « coût du travail ». Comme nous l’avons souligné, elles ont surtout contribué à tirer les salaires et les conditions de travail vers le bas. La stratégie du low cost a conduit à intensifier le travail, multiplier les contrats précaires et externaliser les risques vers les sous-traitants. Résultat : un épuisement humain et écologique, une faible productivité globale, et une économie coincée dans le milieu de gamme. Plutôt que de baisser les coûts, il s’agit de monter en qualité. Cela suppose de repenser le contenu et l’organisation du travail, d’encourager la recherche et le développement, et d’investir dans les compétences. La France dépense moins pour la R&D que ses voisins européens, alors que l’avenir économique dépend de l’innovation et des savoirs. Une économie de la qualité valorise la créativité, l’autonomie et la coopération plutôt que la simple intensification du travail. Cette transition exige de nouvelles formes d’organisation du travail, plus apprenantes et participatives, où les salariés ont voix au chapitre.

Les recherches récentes montrent que les entreprises les plus performantes sont celles qui favorisent l’apprentissage collectif et la participation. Comme le montre Salima Benhamou, dans ces « organisations apprenantes »13, les salariés peuvent proposer des idées, contribuer à la résolution de problèmes et participer à la définition des objectifs. Cela améliore non seulement la qualité du travail et des produits, mais aussi la satisfaction et la motivation. À l’inverse, le management vertical et la pression par les chiffres – encore dominants en France – génèrent stress, absentéisme et désengagement. Comme le propose Laurent Cappelletti, rendre visibles les coûts cachés de ces pratiques (turnover, accidents, arrêts maladie) inciterait les entreprises à adopter un management plus humain et efficace14.

Donner du pouvoir d’agir aux salariés

Pour réussir cette transformation, il faut redonner aux salariés un véritable pouvoir d’expression et de décision sur leur travail. Cela passe par une meilleure représentation dans les conseils d’administration, mais aussi par l’instauration d’espaces de parole indépendants, où chacun peut évoquer ses conditions de travail et proposer des améliorations, ce que Thomas Coutrot et Coralie Perez appellent le droit à avoir son « mot à dire » sur son travail15. Le sens et la santé au travail en dépendent. La France est en retard dans ce domaine : renforcer la démocratie au travail est un levier majeur pour améliorer la qualité globale de l’économie.

Améliorer la qualité des emplois

La stratégie de la qualité ne peut se limiter à quelques secteurs d’élite. Elle doit concerner tous les métiers, y compris les emplois dits peu qualifiés, souvent essentiels au fonctionnement collectif de notre économie et de notre société16. Ces emplois – dans le soin, le nettoyage, la logistique, le commerce, la sécurité – sont encore trop souvent précaires et mal payés. Garantir des salaires décents, des temps de travail soutenables et des perspectives d’évolution constitue un investissement collectif. Comme le propose Christine Erhel, l’idée d’un « salaire vital » ou de planchers de rémunération adaptés aux besoins réels permettrait de redonner dignité et stabilité à ces professions17. La revalorisation des métiers féminisés et essentiels est également un enjeu majeur d’égalité et d’efficacité sociale.

Mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle

Les horaires fragmentés, décalés ou imprévisibles pèsent lourdement sur la santé et la vie sociale. Limiter le recours à ces horaires, comme le proposent Xavier Devetter et Julie Valentin, mieux les rémunérer et donner aux salariés davantage de contrôle sur leurs plannings sont des conditions essentielles d’un travail soutenable. Le développement d’un service public de la petite enfance accessible à toutes les familles constitue également une politique clé pour favoriser l’égalité et la participation des femmes au marché du travail.

Vers un travail soutenable

L’enjeu n’est plus seulement de compenser la pénibilité, mais de la prévenir. Les réformes récentes ont affaibli les dispositifs de santé au travail et de prévention, alors que les accidents et l’usure professionnelle demeurent élevés. Promouvoir un travail soutenable, comme le propose Catherine Delgoulet, c’est permettre à chacun d’apprendre, de transmettre et de progresser tout au long de sa vie, sans sacrifier sa santé. Cela suppose de recréer des espaces de discussion, de renforcer la prévention et de soutenir les collectifs de travail. Comme le souligne Fanny Jaffrès, ce principe de soutenabilité vaut aussi pour les personnes handicapées, dont les besoins d’adaptation doivent être durablement intégrés.

Former et qualifier toute la main-d’œuvre

Une économie de la qualité repose sur une main-d’œuvre qualifiée à tous les niveaux. Investir dans l’éducation, la formation continue et l’apprentissage tout au long de la vie est essentiel. Il faut rompre avec une logique élitiste et favoriser la réussite de chacun. Cela passe par un meilleur accès aux formations, un soutien renforcé aux jeunes et la reconnaissance des compétences acquises dans l’expérience. Les politiques d’investissement social – de la petite enfance à la formation des adultes – offrent un cadre cohérent pour élever collectivement le niveau de qualification et d’innovation.

Conclusion : la prospérité par la qualité

Le modèle français fondé sur la réduction des coûts et l’intensification du travail montre ses limites. La stratégie de la qualité offre une voie alternative : produire mieux plutôt que plus, investir dans les personnes plutôt que les épuiser. Cela implique de valoriser le travail, d’améliorer les conditions d’emploi, de renforcer la formation et la démocratie dans les entreprises. Un index de la qualité du travail, comme le propose Christine Erhel, pourrait devenir un outil clé pour mesurer les progrès accomplis et orienter les politiques publiques. En s’appuyant sur les salariés, la France peut faire de la qualité du travail et de la vie un moteur de sa prospérité future.

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Bruno Palier