Entretien

Réforme du bac : l’urgence d’évaluer

Réforme du bac : l’urgence d’évaluer
Publié le 22 mai 2023
Pour la première fois depuis sa réforme, perturbée en 2021 et 2022 par le Covid, le nouveau bac est véritablement mis en place cette année. Les épreuves de spécialité ont eu lieu aux dates prévues, fin mars : les notes sont prises en compte dans la procédure d’orientation Parcourssup qui est maintenant close. Qu’attendre, dès lors, du troisième trimestre ? Les enseignants déplorent une année scolaire amputée et font état de leur inquiétude devant une certaine démobilisation des élèves de Terminale. La Grande conversation suscite aujourd’hui un débat sur ce sujet entre Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU, et Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lille qui a largement façonné la réforme en 2018. Tous deux membres du comité de suivi de la réforme, ils rappellent ici la philosophie générale des nouvelles épreuves et analysent les difficultés pratiques rencontrées aujourd’hui : un plaidoyer commun en faveur de l’évaluation de cette réforme, qui manque encore d’éléments statistiques suffisants pour guider la réflexion.
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Pour cette première année de mise en œuvre effective de la réforme du bac, quels sont vos points de vigilance et avec quels indicateurs suivez-vous la situation ?

La Grande Conversation

Après deux années scolaires bouleversées par la pandémie, les épreuves de spécialité ont eu lieu, pour la première année, en mars comme cela était prévu par la réforme, alors que jusqu’ici l’année scolaire de Terminale durait jusqu’en juin. Avant, pendant et après ces épreuves, ce sont surtout des questions d’ordre pédagogique que nous souhaitons souligner en tant qu’enseignants, à partir aussi des retours que nous avons de nos élèves. Ces épreuves en mars soulèvent de réelles difficultés pour préparer sereinement nos élèves ; pour leur transmettre les connaissances dont ils ont besoin, dans un calendrier serré, mais aussi pour les préparer au plan méthodologique, en termes de réflexion, de rédaction, de familiarité avec les types d’exercices demandés. Les enjeux de ces épreuves demandent du temps d’apprentissage, dans toutes les disciplines. Même si elles se préparent dès la Première, le calendrier s’avère très serré en Terminale : enseignants et élèves se sont sentis pris par le temps. 

Ceci a été particulièrement difficile à gérer s’agissant de nos élèves les plus fragiles, et beaucoup d’enseignants en ont ressenti une grande frustration. Depuis septembre, alors que nous devions accélérer pour amener nos élèves les plus avancés vers une ligne d’arrivée qui se rapprochait vite, nous avons vu, au contraire, nos élèves les plus fragiles peiner pour assimiler les savoirs et les méthodes, et nous demander davantage de temps : pour ces élèves, la pression des épreuves en mars a été source de grandes tensions et nous, enseignants, nous avons parfois eu le sentiment qu’ils décrochaient sans pouvoir leur accorder le temps dont ils auraient eu besoin. Le retour que nous avons, c’est que cela a fait beaucoup de mal au métier, avec des enseignants mis en difficulté par le sentiment d’être contraints de lâcher certains élèves – et de trahir au fond le sens de leur métier.

Plus largement, en termes de conditions de travail, le rythme qu’il fallait tenir a donné aux enseignants de spécialité l’impression de travailler à flux tendus depuis la rentrée, avec une vraie difficulté devant cette pression exercée par l’institution, dans un contexte plus général de tensions pour nos métiers. 

Beaucoup de collègues se demandent au fond le sens qu’il faut donner à cette séquence sous pression qui ressemble largement, il faut bien le dire, à du pur bachotage. La question que nous nous posons, c’est : que va-t-il rester de ces efforts pour la suite du parcours de nos élèves ? Ce travail à marche forcée pendant six mois, nous craignons qu’il ne favorise pas des bases très solides pour se préparer, notamment, au supérieur. 

Sophie Vénétitay

La période veut, c’est normal, que l’on focalise l’attention sur les épreuves de spécialité qui se sont déroulées en mars : mais il faut quand même garder à l’esprit que la réforme ne se limite pas à ces deux épreuves et a une portée beaucoup plus générale ! J’entends la problématique du bachotage, à laquelle tout enseignant est bien sûr sensible ; je ne suis pas certain, cependant, qu’avec des épreuves qui se déroulaient auparavant en juin, l’année de Terminale était significativement mieux exonérée de cette critique. Il y avait certes trois mois de plus, mais pour préparer des programmes qui étaient plus larges aussi : et on avait bien déjà l’idée, au fond, que c’était une pression dans les classes pour finir le programme en juin. Mars ou juin, j’ai parfois l’impression que pour certains collègues la difficulté c’est de faire le deuil de juin.

En revanche, un point pratique a quand même posé un problème très sérieux, et devra être corrigé : cette année, dans certaines spécialités notamment, les programmes d’examen ont été portés à la connaissance des enseignants beaucoup trop tard. Il n’était pas possible de commencer le programme en septembre sans connaître le périmètre des chapitres susceptibles de tomber à l’examen : cela a forcément créé des difficultés majeures pour les enseignants et nous avons été nombreux à le signaler fortement. Les programmes d’examen doivent être communiqués aux enseignants avant l’été, pour leur assurer des conditions sereines de préparation de leurs cours l’année suivante. 

Ma deuxième remarque concerne les attendus de l’épreuve. Il me semble qu’il a manqué une réflexion de fond sur la nature nouvelle de ces attendus : qu’est-ce qui a changé quant aux connaissances et aux compétences visées par ces épreuves de mars ? L’idée de la réforme du bac, ce n’est pas de faire se dérouler en mars les épreuves qui avaient lieu auparavant en juin ! La philosophie générale de la réforme est de préparer les élèves à de nouveaux enjeux, en les inscrivant mieux dans leur parcours vers le supérieur. Le constat de départ de cette réforme, qui guidait le rapport que j’ai remis en 2018, c’était celui de la puissance symbolique croissante qu’exerçait sur l’année de Terminale l’échéance de Parcoursup (et, avant, d’APB) : il fallait opérer un rééquilibrage dans le fonctionnement concret de cette année de cours, entre la préparation du parcours dans le supérieur, qui était devenu l’échéance majeure de l’année, et le baccalauréat. C’est à cette analyse-là que répond le positionnement des épreuves en mars, permettant que les notes de spécialité, comme celles du bac français en fin de Première, soient prises en compte dans l’orientation post-bac. Sachant qu’entre le temps de correction, les congés de printemps et les ponts de mai, le calendrier qui s’est imposé a été la fin mars. 

L’alternative serait qu’il y ait seulement le contrôle continu des deux premiers trimestres de Terminale dans les dossiers de candidature pour le supérieur : pour l’instant, l’objectif c’est d’éviter cela. Mais par ailleurs, sur le fond, à quoi prépare-ton réellement les élèves dans ces cours de spécialité de Terminale entre septembre et mars ? Je pense qu’il reste à approfondir une réflexion de fond sur cet enjeu, en lien avec le comité de suivi de la réforme, dont le mandat s’achève bientôt, mais aussi avec le Conseil supérieur des programmes et les inspections générales. 

Il faut aussi reconnaître, plus largement, que le contexte de ces épreuves de mars n’était pas favorable en termes de climat social dans l’Education nationale. Le Covid-19 avait empêché que les épreuves se tiennent en mars ces deux dernières années ; cette année, elles ont pu se tenir certes, mais avec en toile de fond une ambiance difficile dans les établissements et dans la société, à la veille d’annonces attendues sur la revalorisation salariale des enseignants, avec un climat général de difficultés sur le sens de la profession d’enseignant et sa place dans la société. 

Pierre Mathiot 

La réforme du bac a conduit à faire du mois de mars un mois décisif pour les élèves de Terminale, avec le déroulé de leurs épreuves de spécialité et la procédure d’admission Parcourssup : pourquoi un tel calendrier ?

La Grande Conversation

Des épreuves en mars, cela signifie concrètement dans les classes que nous devons être pied au plancher dès septembre. Le calendrier de juin impliquait certes aussi une part de bachotage, bien sûr, mais la différence réside dans le temps de la rentrée, un temps d’acclimatation : nous avions, auparavant, le temps d’accueillir nos élèves venus parfois de classes différentes, de former un groupe classe ; et pour les élèves les plus fragiles, nous pouvions repérer leurs difficultés de méthode, travailler sur leurs fragilités, et mettre toute la classe sur la bonne route. Ce temps-là, nous ne l’avons plus. 

Je ne sais pas si le comité de suivi de la réforme continuera à exister au-delà du mandat actuellement prévu, qui se termine bientôt. C’est pourtant un lieu d’échanges important, indispensable pour faire le bilan des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de cette réforme. 

Il nous faudrait en particulier évaluer dans quelle mesure les notes de spécialité sont effectivement intégrées dans la procédure d’admission du supérieur : c’était l’objectif de ce positionnement des épreuves au mois de mars, mais est-ce effectif ? Ce n’est par attachement atavique au calendrier antérieur que nous sommes inquiets aujourd’hui : c’est parce que nous pensons que l’intérêt des élèves est de bénéficier du rythme classique d’une année scolaire complète. Le calendrier sur lequel nous sommes aujourd’hui avec les épreuves de mars a été choisi parce qu’il correspond le mieux au fonctionnement du supérieur, et cela en dépit du fait qu’il ne correspond pas à la temporalité de l’année scolaire de Terminale. Mais les collègues du supérieur jugent-ils effectivement des candidats en intégrant ces notes, leur semblent-elles pertinentes en tant que critère de jugement dans la procédure d’admission ? Nous, au lycée, nous avons parfois l’impression, quand nous échangeons avec nos collègues du supérieur ou quand nous accompagnons nos élèves dans la procédure, que ces notes de spécialité ne seront pas forcément toujours bien intégrées aux critères de jugement. Qu’en est-il en réalité ? C’est un point important à évaluer, car c’est toute la problématique de l’orientation post-bac qui est posée, avec la question de savoir finalement à quel moment se construit le parcours de l’élève, sur quels choix, quels critères, etc. La procédure d’admission dans le supérieur est-elle améliorée par la mise à disposition des notes de spécialité pour Parcoursup ? Il est normal qu’on ne le sache pas encore clairement, puisque c’est la première année, mais il importera d’évaluer quel intérêt réel en est tiré par les collègues du supérieur. Car de l’autre côté nous pensons, nous, qu’élèves et enseignants auraient un intérêt réel, et non pas juste supposé, à disposer d’une année scolaire entière pour travailler dans ces disciplines, tant pour se préparer à l’examen que pour en retirer de la valeur, ensuite, dans le parcours post-bac qu’ils auront. 

Sophie Vénétitay

Pour des raisons là encore calendaires, les élèves ont aussi à formuler leurs vœux Parcoursup en avril. C’est une forte pression pour eux : vous avez 17-18 ans, on vous demande coup sur coup de passer les épreuves de votre bac, puis de faire vos vœux pour votre avenir. C’est une période très dense pour les élèves et les familles, il faut en avoir conscience.

Je partage entièrement la volonté que soit correctement évalué l’usage qui est fait, lors de l’admission dans le supérieur, des notes de spécialité. Evaluer, bien sûr, c’est comme toujours la clé. Il faut aussi avoir bien en tête l’ampleur du dispositif de Parcoursup : chaque année, ce sont 900.000 dossiers à évaluer (600.000 bacheliers et 300.000 reprises d’études) pour 7,2 millions de vœux exprimés. Il semble que les responsables du supérieur avec lesquels nous échangeons soient mobilisés pour faire de ces notes un critère de jugement, aux côtés des notes du contrôle continu. A Sciences Po Lille, que je dirige, nous considérons que c’est un élément important. Mais est-ce le cas dans tous les cursus ? Il faudrait également évaluer la cohérence entre ces notes de spécialité et les moyennes du contrôle continu, repérer d’éventuels deltas dans les notations, et pouvoir les expliquer. Et il y a aussi la question de la péréquation des notes qui doit être posée car les écarts entre disciplines sont significatifs : on sait qu’en avril dernier des pratiques de péréquation surprenantes ont eu lieu dans certaines académies, avec l’ensemble des notes qui ont été relevées, ce qui ne devrait se faire en principe que sur la base d’une évaluation individuelle. 

Pierre Mathiot

Comment va se passer la fin de l’année, en particulier l’épreuve de philosophie et le grand oral ? Y a-t-il une démobilisation des élèves ? Avez-vous des inquiétudes sur la capacité de maintenir une cohérence à l’année scolaire ?

La Grande Conversation

Oui, nous avons des inquiétudes. Nous constatons un relâchement dans l’assiduité des élèves, avec dans certains lycées des taux d’absentéisme qui atteignaient 50% fin mars et en avril, dans les enseignements de spécialité mais aussi même en philosophie. Les élèves, lorsqu’ils reviennent, nous disent aussi leur difficulté à se re-mobiliser, en particulier depuis qu’ils ont reçu leurs notes de spécialité : très rassurés si elles sont bonnes, découragées si elles sont moins bonnes qu’espéré, dans bien des cas il y a en tous cas un effet majeur sur la mobilisation pour la fin de l’année. 

Nous sommes d’autant plus inquiets que nous avons déjà eu l’expérience du Covid : des élèves qui ne travaillent plus dès mars et entrent en septembre dans la classe supérieure, voire dans le supérieur, c’est un cas de figure dont nous avons déjà vu les dégâts après le confinement de 2020. Nous avons retrouvé en septembre 2020 certains élèves qui étaient complètement déphasés par rapport au rythme scolaire.

S’agissant du grand oral et de la philosophie, nous préparons les épreuves depuis le début de l’année. La préparation du grand oral est un sujet spécifique : les instructions ministérielles nous recommandent de ne pas attendre mars pour commencer à y préparer les élèves, mais d’accélérer réellement avec le troisième trimestre. Là encore, nous nous posons la question de ce qui va rester sur le long terme de cet enseignement pour les élèves. On sait bien que certains élèves arrivent au grand oral pour réciter du par-cœur. L’oral est une compétence qui doit se travailler de longue haleine, et sur laquelle chacun connaît les grandes faiblesses du système scolaire français, avec un fort gradient social bien sûr. La préparation du grand oral à marche forcée au troisième trimestre de Terminale est-elle la bonne réponse à ces faiblesses ?

Sophie Vénétitay

Chaque réforme implique des deuils : on l’a déjà vu à l’époque de la réforme de l’Université, avec des collègues qui n’admettaient pas que les étudiants puissent arriver dès le début du mois de septembre. Mais finalement, la mue s’est faite. 

Je reste très surpris de voir que chacun parle de l’absentéisme des élèves depuis les épreuves de mars, mais que nul ne dispose de chiffres clairs sur ce point. Il faut rappeler qu’il n’est pas autorisé d’être absent au lycée : il semblerait normal de pouvoir bénéficier de remontées claires en temps réel. Il est évident par ailleurs que le mois de mars a pâti, dans les classes, de la perte d’heures liée aux épreuves elles-mêmes, comme l’a souligné le Syndicat National des Personnels de Direction de l’Education Nationale : organisation des épreuves, absences des enseignants pour correction, il y a bel et bien eu des pertes d’heures. D’un autre côté, dans la formule antérieure, c’est tout l’établissement qui subissait un impact, y compris les élèves de Seconde et de Première. 

S’agissant de la démobilisation des élèves liée au fait qu’ils connaissent leurs notes et peuvent parfois en être découragés, je pense qu’il faut en parler et s’interroger : faut-il que les notes soient portées à leur connaissance ? Je ne sais pas quelle est la solution, mais rien n’interdit de se poser la question. 

Enfin, sur les dangers du par-cœur au grand oral, je m’interroge : c’est une faille de la préparation à l’oral que nous connaissons et qui dépasse la nouvelle épreuve du grand oral. Le caractère socialement marqué des compétences d’oral est un enjeu majeur pour le système scolaire, même si le point est vrai aussi pour les épreuves écrites, par exemple en philosophie. 

Le point qui me paraît surprenant, c’est que les conseils de classe du troisième trimestre au lycée soient toujours organisés en mai, alors que la logique serait de les tenir fin juin, comme les textes le prévoient. Certes, on me dira que, pour certains élèves qui n’auraient pas obtenu l’orientation souhaitée, le conseil de classe tenu en mai laisse le temps de faire un recours ; mais je rappelle que cela ne concerne que 3% des élèves, et qu’il y aurait peut-être d’autres solutions à imaginer pour leur cas. En fait, c’est l’illustration que l’ancien monde continue à fonctionner sur le nouveau, comme dirait Bourdieu. 

Continuer à vanter les mérites de juin pour déplorer les défauts de mars, cela me fait penser à ces gens qui continuaient à raisonner en francs après l’arrivée de l’euro, comme s’ils pensaient que c’était juste une évolution transitoire. Que le nouveau rythme pose des problèmes et nécessite une évaluation et des ajustements, c’est évidemment un point que je partage ; mais il y a désormais, avec la réforme du bac et le poids de Parcoursup, un rythme qu’il faut investir avec de nouvelles organisations. La philosophie d’ensemble reste d’éviter que trop d’élèves ne se trouvent fragilisés à leur arrivée dans le supérieur. Nous voulons tous lutter contre le fait qu’il y a aujourd’hui environ 60% des étudiants qui ne valident pas leur première année de licence. Or rien ne permet de dire aujourd’hui que la réforme du bac et la tenue des épreuves de spécialité en mars au lieu de juin vont augmenter la proportion de ces élèves fragilisés. Inversement, la temporalité de l’année de Terminale sur neuf mois garantissait-elle que les élèves arrivent mieux armés en licence ? Rien ne permet non plus de le dire. 

Pierre Mathiot

La réforme du bac avait aussi pour objectif de renforcer la cohérence du parcours des élèves entre les disciplines majeures suivies au lycée et l’orientation post-bac. A-t-on déjà des retours du supérieur sur la meilleure adaptation des élèves au cursus post-bac ? 

La Grande Conversation

La première chose est qu’il ne faut pas oublier qu’il y a un tronc commun. Certains considèrent qu’il n’est pas satisfaisant, certes, notamment pour ce qui concerne les matières scientifiques. Reste que ce tronc commun compte quand même pour la majorité des heures. 

Sur les spécialités, au nombre de trois en Première puis deux en Terminale, la question qui est posée est celle de la cohérence entre les choix des élèves et le parcours qu’ils auront après leur bac. Ces choix les positionnent dès la Première par rapport à leur projet pour le supérieur. Les données disponibles sur les deux premières années de la réforme suggèrent, à ce stade, que les élèves ont, généralement, obtenu des parcours dans le supérieur qui correspondaient aux choix de spécialité faits au lycée. Ceci dit, il faut regarder les choses plus finement. On sait qu’il y a trop peu d’élèves qui choisissent la spécialité maths, et en particulier bien trop peu de filles. Les collègues nous disent que le niveau est globalement très bon, et que ceux qui choisissent les neuf heures hebdomadaires de maths vont, beaucoup plus souvent qu’avant, vers les filières scientifiques. Mais il est clair qu’ils ne sont pas assez nombreux. La place des filles dans les filières scientifiques est aujourd’hui une priorité majeure du comité de suivi de la réforme. Il est urgent de s’en occuper. 

La difficulté est que nous ne disposons pas, malheureusement, des statistiques qui nous renseigneraient sur ce qu’il s’est passé pour la première cohorte de la réforme à la fin de l’année de licence : ce serait un éclairage crucial, qui fait vraiment défaut pour pouvoir réfléchir sur cette réforme. 

Le monde du supérieur, lui aussi, semble finalement porté à continuer de fonctionner sur le bac antérieur, dans le monde ancien ; j’ai le sentiment que certains collègues du supérieur continuent à envisager l’admission post-bac selon leurs anciens critères, sans prendre en compte les apports de la réforme. Il y a par exemple des scories évidentes avec les classes préparatoires : les collègues cherchent le bac S dans le nouveau bac pour les dossiers d’admission en maths-sup, sans évoluer.  

La philosophie d’ensemble de cette réforme, c’est d’articuler au maximum le lien entre le lycée et le supérieur. C’est une réforme structurelle, en fait, qui donc suppose beaucoup de temps d’adaptation. Je dis souvent qu’il faudra peut-être dix ans pour ancrer vraiment les nouvelles réalités et pour pouvoir les évaluer, aussi bien au lycée que dans le supérieur.

En revanche, il y a quand même un angle mort criant dans cette réforme, c’est l’accompagnement à l’orientation. D’abord en Seconde, pour les spécialités, puis face à Parcoursup : les élèves semblent globalement trop livrés à eux-mêmes. On voit bien que c’est très lycée-dépendant, ou enseignants-dépendant : certaines situations sont exemplaires, évidemment. Mais nous ne pouvons nous satisfaire de cela. Mieux les élèves seront accompagnés, mieux ils feront des choix éclairés par rapport à Parcoursup et mieux ils seront préparés à la bascule vers le supérieur. Or l’objectif de cette réforme, c’était quand même d’abord cela : réduire la probabilité que, pour les élèves, cette bascule relève du saut à l’élastique mal réglé. 

Pierre Mathiot

Sur l’orientation, il faut être transparent : il y a des heures d’accompagnement à l’orientation qui sont prévues par les textes mais qui ne sont pas financées et qui ne sont pas faites. Il faut d’autant plus y insister que nous savons combien les choix d’orientation sont marqués par les inégalités de genre et par les inégalités sociales. Dès les choix de spécialités en Seconde, nous voyons bien aujourd’hui que certains choix sont socialement situés. Certaines « triplettes » d’option reproduisent des parcours qui existaient déjà, avec des choix socialement situés : le choix des trois matières scientifiques est clairement plutôt un marqueur des catégories aisées. Il faut bien insister aussi sur le fait que nous ne savons pas suffisamment encore ce que donnent ces choix de spécialités dans le supérieur, qu’il s’agisse d’ailleurs des choix qui reproduisent les anciennes séries, ou bien de ceux qui intègrent pleinement un panachage qui n’était pas possible autrefois. Il faudrait pourtant pouvoir évaluer ce que donnent ces choix de spécialité dans le supérieur pour pouvoir évaluer dans quelle mesure cette réforme répond ou non aux enjeux de diversification sociale dans le supérieur. 

Sophie Vénétitay

Il est frappant de voir en effet queles élèves qui reproduisent le plus les séries d’avant, notamment la série S, donc en prenant les spécialités maths, physique, SVT, sont plutôt des élèves de milieux qui ont du capital culturel, voire du capital social ou économique. Et plus on a affaire à des élèves de milieux modestes, plus ils s’approprient, si l’on peut dire, l’esprit de la réforme avec des choix panachés qui n’étaient pas pensables autrefois. A mon sens, c’est positif, parce que l’on peut considérer qu’ils choisissent réellement les disciplines qui leur plaisent, et qu’ils ont donc du plaisir à aller en classe. Mais la question demeure effectivement de savoir ce que ces choix-là donnent dans Parcoursup et en termes de réussite post-bac. Il est trop tôt pour le dire, mais c’est clairement l’enjeu majeur. 

Pierre Mathiot
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Pierre Mathiot

Sophie Vénétitay