Soutenabilité du travail et opportunités d’emploi : la position singulière de la France en Europe

Soutenabilité du travail et opportunités d’emploi : la position singulière de la France en Europe
Publié le 31 mai 2023
Si la réforme des retraites a suscité un rejet aussi vigoureux et quasi unanime de la part des actifs, c’est qu’elle a laissé de côté la réflexion sur la soutenabilité du travail et de l’emploi. Or, cette question se situe au cœur des anxiétés françaises. La difficulté des conditions de travail et les effets de quatre décennies de chômage de masse – fait presque unique en Europe – sont deux facteurs qui contribuent à la singularité de la situation française et que les comparaisons avec le reste de l’Europe mettent clairement en exergue. Ils expliquent l’opposition à une réforme qui, sous des formes assez similaires, s’est mise en place dans d’autres pays européens sans traumatisme particulier.
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Nous remercions Jean-Louis Dayan pour son aide précieuse dans la capture et l’interprétation des données Eurostat sur les conditions de travail.

L’anxiété vis-à-vis de la soutenabilité de son travail

« Est-ce que je serai capable de tenir dans mon travail jusqu’à l’âge de la retraite ? » La DARES (branche études du ministère du Travail) a posé précisément cette question à un échantillon représentatif de salariés français en 2019, avant que les débats liés à la réforme actuelle ne s’enflamment.

Les résultats publiés en mars 2023 sont sans appel : près de quatre salariés sur dix (37%) répondent par la négative (41% des femmes et 34% des hommes), ce qui représente neuf millions de salariés. La pénibilité est au cœur de cette inquiétude : près de la moitié (46 %) des salariés exposés aux risques physiques (bruit, chaleur, humidité, fumées, poussières, postures pénibles, port de charges lourdes…) déclarent ne pas pouvoir occuper ces métiers jusqu’à la retraite alors que ceux faiblement exposés sont bien moins nombreux (27 %). Les contraintes psychosociales (travail intense, manque d’autonomie, exigences émotionnelles, insécurité socio-économique, conflits de valeur, rapports sociaux dégradés) en font aussi partie : 58 % des salariés qui y sont les plus fortement exposés déclarent estimer ne pas pouvoir tenir jusqu’à la retraite.

Les salariés très fortement exposés à la fois à des risques physiques et à des risques psychosociaux sont 61 % à déclarer ne pas être capables de tenir dans le même poste jusqu’à la retraite, contre 20 % de ceux qui sont très faiblement exposés. Les liens avec la santé sont tout aussi évidents : plus de deux tiers des salariés qui jugent leur état de santé très mauvais déclarent qu’ils ne sont pas capables de tenir jusqu’à la retraite.

L’âge rend la soutenabilité plus difficile : pour les salariés âgés de 50 à 54 ans, le nombre de jours d’arrêt maladie par an s’établit à 11 selon la DARES, mais il est 5 fois plus élevé pour ceux âgés de 60 à 64 ans (57 jours).

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La crainte ressentie par les salariés qui pensent ne pas être capables de tenir dans leur emploi jusqu’à l’âge de la retraite n’est pas un simple phantasme : elle se fonde sur l’observation de la réalité. Effectivement, les salariés considérant leur emploi insoutenable partent à la retraite plus tôt, sans avoir atteint l’âge légal (19 % contre 12 % pour ceux qui le considèrent soutenable) dans des conditions financières plus défavorables, bien avant de pouvoir prétendre à une retraite à taux plein (30 % contre 16 %). Parmi eux, ils sont 62 % à citer la santé comme motif de départ et 45 % les conditions de travail, contre respectivement 45 % et 39 % des salariés partis avant l’âge légal mais ayant occupé un travail jugé soutenable. Ces éléments mettent en évidence l’impact de la qualité des conditions de travail sur la capacité à le tenir à long terme. Ils illustrent aussi la nécessité d’améliorer les organisations du travail, qui aurait dû être prise en compte en amont ou, à tout le moins, en parallèle de la réforme des retraites.

Qu’est-ce qu’un travail soutenable ?

Dans ses travaux les plus récents, la Fondation de Dublin (Eurofound), a adopté une conception large de la notion de travail soutenable, qui nous semble très pertinente. Elle le définit par six critères : bien sûr les exigences physiques et mentales du poste, mais aussi l’intensité du travail et le niveau d’autonomie, le pouvoir d’agir, la maîtrise du temps au travail, les perspectives d’évolution et la reconnaissance du travail.

Sur cette base, les métiers (et leurs contraintes) pèsent lourdement, avec des différences considérables d’un secteur à l’autre. Les secteurs les plus soutenables sont les services financiers, suivis par les services divers et les services publics. Ceux qui sont les moins soutenables sont la santé, suivie des transports, puis de l’agriculture et du commerce-hôtels-restauration. Dans cette seconde catégorie, on retrouve les fameux « invisibles », qui ont maintenu le pays debout pendant la pandémie, à qui nos gouvernants avaient promis un surcroît de reconnaissance et qui ont finalement  reçu une réforme qui les pénalise plus fortement du fait de leur entrée précoce dans la vie active. Même si des efforts incontestables ont été effectués vis-à-vis de certaines des professions concernées (par exemple le Ségur de la santé), ils n’ont pas permis de renverser la situation sur le plan du déficit de reconnaissance. Cette réforme est donc paradoxale en ce qu’elle demande de rester plus longtemps en activité… à ceux qui tiennent les métiers les moins soutenables (à l’exception de ceux qui pourront bénéficier des nouveaux dispositifs « carrières longues »).

La singularité de la situation française dans le contexte européen

Eurofound vient d’entamer la publication des résultats de sa dernière enquête EWCS (European Working Conditions Survey), une enquête particulièrement robuste sur le sujet des conditions de travail en Europe.  Elle porte sur l’année 2021. Elle montre que, parmi les 8 pays retenus par la Conseil d’orientation des retraites (COR) pour dresser ses diagnostics, la France est désormais le pays dans lequel la soutenabilité du travail est la moins bonne (dans l’ordre décroissant de soutenabilité : Pays-Bas, Allemagne, Suède, Espagne, Belgique, Italie, Royaume-Uni, France). Par rapport à l’édition précédente de 2015, la position de notre pays s’est même dégradée, alors qu’elle s’est fortement améliorée pour l’Allemagne et l’Espagne.

A la lumière de cette position très défavorable, les réactions d’hostilité à la réforme des retraites prennent tout leur sens. Cette position est d’autant plus problématique qu’Eurofound montre qu’un travail peu soutenable non seulement compromet la capacité du travailleur à atteindre l’âge de la retraite dans de bonnes conditions mais est aussi « associé à une santé dégradée, un moindre engagement au travail, une défiance plus prononcée et une mauvaise conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle ».

On remarque une autre singularité française, elle aussi liée à la soutenabilité du travail : en France, les sorties d’emploi entre 55 et 64 ans s’effectuent peu par l’invalidité par rapport à d’autres pays (4 % en France environ, contre environ 10 % dans les pays de l’OCDE en 2013). Dans les pays où les conditions d’accès à ces dispositifs sont plus strictes, comme la France ou l’Allemagne, les seniors ont en effet davantage recours à d’autres voies : préretraites (en voie d’extinction), chômage ou encore inactivité, en particulier pour les femmes. L’absentéisme et les congés maladie de longue durée constituent des moyens de sortie encore moins visibles.

France Stratégie a publié le 20 avril 2023 un rapport sur les fins de carrière des plus de 51 ans pour examiner les phénomènes de sortie précoce de l’emploi et leurs causes. Trois raisons expliquent pourquoi environ 30 % des départs en fin de carrière ne relèvent pas d’un passage immédiat de l’emploi vers la retraite : les départs pour raison de santé pour 10 %, le chômage pour 4 % et les autres situations d’inactivité pour 15 %. Dans ces dernières, on retrouve notamment les seniors qui sont dans le « halo autour du chômage ». Jean Flamand, l’auteur de l’étude, montre que « la proportion de sorties précoces est d’autant plus importante que l’on descend l’échelle des qualifications ». Parmi les 20 métiers les plus concernés par les départs précoces, quatre secteurs sont sur-représentés, l’hébergement-restauration, le bâtiment, les services aux particuliers et aux collectivités et la manutention. Or ces quatre secteurs emploient une forte proportion de travailleurs « peu qualifiés ».

Ainsi, « une partie des départs pour raison de santé peut être mise en relation avec des conditions de travail pénibles ou contraignantes », estime Jean Flamand. De ce fait, France Stratégie met en avant l’amélioration des conditions de travail comme un levier pour réduire les tensions de recrutement dans ces métiers et éviter que la réforme des retraites ne vienne peser sur les comptes de la Sécurité sociale par le gonflement des dépenses de santé et d’indemnisation chômage.

En France, deux fois plus d’accidents du travail qu’en moyenne en Europe

La situation n’est pas beaucoup plus favorable du côté des accidents du travail. Nous comparons ici la situation de la France avec la moyenne obtenue pour les 27 Etats membres et celle des plus grandes économies de l’Union Européenne (UE) par le PIB (Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas, en ajoutant la Grande-Bretagne lorsque les données sont disponibles) et deux pays nordiques (Suède et Danemark), qui ont la réputation d’être en avance sur la santé au travail. Dans tous les cas, les personnes interrogées sont les actifs (en emploi et précédemment en emploi dans les 12 mois) âgés de 15 à 64 ans.

Le constat sur la fréquence des accidents du travail est alarmant. Sur toute la période et pour les trois points d’observation (2007, 2013 et 2020), la fréquence des accidents du travail en France (définie par la proportion des actifs qui ont déclaré avoir eu un accident du travail dans les 12 mois précédant l’enquête) est très significativement supérieure à la moyenne européenne. Pour 2020, dernière année disponible, elle s’élève même au double de la moyenne européenne (4,6% vs 2,3%). Le chiffre obtenu cette année-là est sans doute minoré (pour la France comme pour l’UE) du fait des confinements qui ont rythmé l’activité à partir du mois de mars 2020.

Parmi les pays étudiés, seule la Suède présente une situation plus dégradée. On pourrait penser que cette situation est due à sa structure productive très orientée vers l’industrie mais les cas de l’Allemagne (1,9%) et de l’Italie (1,5%), deux pays plus industriels que le nôtre et qui réussissent à conserver un taux beaucoup plus bas que celui de la France, contredisent cette hypothèse.

Cet écart entre la France et la moyenne européenne est encore plus prononcé pour les femmes (qui certes, sont en moyenne moins exposées que les hommes) : 3,9% vs 1,8%.

On constate aussi, sans surprise, que le diplôme est un grand protecteur vis-à-vis des accidents du travail. Pour la France, le taux de fréquence en 2020 pour les personnes sans diplômes ou avec un diplôme inférieur à l’enseignement primaire, de l’enseignement primaire ou du premier cycle de l’enseignement secondaire s’établit à 5,6% (contre 3,0% en moyenne européenne). De façon surprenante, il est légèrement plus élevé, 6,1% (contre 2,7% en moyenne européenne) pour les diplômés du deuxième cycle de l’enseignement secondaire et de l’enseignement post-secondaire non-supérieur. Il se réduit à 2,8% (contre 1,5%) pour les diplômés de l’enseignement supérieur.

Ces données mettent en perspective l’injustice de systèmes de retraite basés sur l’âge d’ouverture des droits plutôt que sur la durée de cotisation, qui font peser la triple peine sur les travailleurs les moins qualifiés : ils devront travailler plus longtemps alors qu’ils ont été plus exposés à la pénibilité mais aussi au risque d’accidents du travail.

A tous les niveaux de qualification, le taux de fréquence des accidents du travail reste en France très supérieur à la moyenne européenne.

Un autre facteur protecteur est la nature du travail, approchée par le secteur d’activité. Le taux de fréquence pour 2020 est de 4,6% en France mais il est un peu plus bas dans les activités financières et d’assurance, activités immobilières, activités spécialisées, scientifiques et techniques, activités de services administratifs et de soutien, administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale, arts, spectacles et activités récréatives (4,0%).

En revanche, le taux de fréquence dans le commerce, transport, hébergement et activités de restauration ; information et communication (4,8%) dépasse celui de l’industrie (4,6%). C’est le secteur de la construction qui présente le taux le plus élevé, avec 7,9%.

Là encore, le taux de fréquence des accidents du travail reste en France très supérieur à la moyenne européenne, quel que soit le secteur d’activité.

Télétravail et santé : nouvelle fracture française

L’accès au travail à distance ou télétravail est un autre facteur de protection. Ainsi, pour la France et pour l’année 2020, la proportion des personnes déclarant un accident du travail n’est que de 1,8% parmi celles travaillant habituellement depuis leur domicile mais monte à 3,4% pour celles qui y travaillent « parfois » et à 5,5% pour celles qui ne travaillent « jamais » depuis leur domicile. Les travailleurs qui ne peuvent accéder au télétravail supportent donc un autre facteur d’inégalité, la plus grande exposition aux accidents du travail. En France, 5,5% d’entre eux ont déclaré un accident du travail en 2020, soit plus de 2 fois plus que les Allemands, les Espagnols, les Italiens ou les Néerlandais.

L’extension du travail à distance est donc un levier efficace de lutte contre les accidents au travail, notamment en s’efforçant de l’élargir aux activités qui sont aujourd’hui jugées impropres au télétravail, mais qui peuvent parfois le devenir avec des investissements ou des aménagements des postes.

Regardons donc d’abord l’évolution dans le temps. La proportion des actifs en France qui ne travaillent jamais à domicile reste située entre 79% et 81% sur toute la période 2012-2018 : la France n’était pas en avance et ne présentait aucune dynamique de changement. Elle passe à 77% en 2019 (du fait des grèves de fin d’année qui ont poussé de nombreuses entreprises à s’adapter en permettant à leurs salariés de travailler depuis leur domicile) et surtout à 71% en 2020 (année du premier confinement), puis 66% en 2021 (en raison des politiques publiques en faveur du télétravail pour des raisons sanitaires). Ce sont donc des événements extérieurs qui ont provoqué le changement « à marche forcée ». Comme l’affirmait avec humour un dirigeant d’entreprise, « le coronavirus a été plus efficace que moi et mon comité de direction pour engager notre transformation digitale ».

On constate aussi que même avec la crise sanitaire et les confinements, le travail à domicile reste très minoritaire en France : pour 2021, les deux-tiers (66%) des actifs français n’ont jamais expérimenté le travail à domicile. Bien sûr, tous les postes ne sont pas « télétravaillables ». Le travail à domicile est plutôt plus développé en France qu’en moyenne européenne mais la France reste loin de la Hollande (économie très tertiarisée) mais aussi de la Suède (économie pourtant très industrielle) et du Danemark.

Une position favorable de la France sur la maîtrise des risques physiques

La maitrise des risques physiques apparaît toutefois plutôt meilleure en France qu’en moyenne dans le reste de l’Europe. Commençons par les pathologies qui se sont le plus répandues ces dernières années et qui représentent désormais le premier facteur de coût professionnel pour l’Assurance maladie après le stress : les troubles musculo-squelettiques (TMS). Ils coûtent 1 à 2% du PIB selon François Daniellou, directeur du département d’ergonomie et directeur adjoint de l’Ecole doctorale Société, Santé, Décision de l’université Bordeaux-II.

La proportion des actifs déclarant des TMS en 2020 est de 4,4% en France, niveau significativement inférieur à la moyenne européenne (6%). Parmi les pays observés, les plus mal placés sont les Suédois, suivis des Allemands. La part de l’industrie dans le système productif de ces deux pays est un facteur important mais l’Italie, autre pays industriel, fait mieux que la France. C’est également le cas des Pays-Bas, du Danemark et de la Grande Bretagne, ce qui met en évidence des marges d’amélioration possibles pour notre pays.

Pour les troubles cardio-vasculaires liés au travail, la France fait également mieux que la moyenne européenne et on observe une amélioration, même si la plupart des pays se situent ici « dans un mouchoir de poche ». La situation s’améliore également pour les troubles pulmonaires liés au travail et la France, qui était en retrait par rapport à la moyenne européenne, fait désormais jeu égal avec elle.

La France en retard sur la santé mentale

En revanche, concernant les indicateurs relatifs au bien-être mental des travailleurs, la situation de notre pays est moins favorable.

Les risques psychosociaux (RPS) sont sous-tendus par des facteurs multiples, comme l’avait très bien montré le Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, qui a retenu de la littérature scientifique six axes pour qualifier les facteurs RPS : l’intensité du travail et du temps de travail, les exigences émotionnelles, l’autonomie insuffisante, la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, les conflits de valeurs et l’insécurité de la situation de travail. Examinons les principaux facteurs qui peuvent être approchés par les indicateurs d’Eurostat.

  • Stress, dépression et anxiété : En France, la proportion des actifs qui déclarent des problèmes de stress, de dépression ou d’anxiété liés au travail est de 2,1% en 2020, soit un niveau plus élevé que la moyenne européenne (1,9%). Les pays d’Europe du Sud (Italie, Espagne) mais aussi la Grande-Bretagne ont mieux réussi à contenir ce risque psychosocial.
  • Intensité du travail : L’indicateur qui permet d’approcher l’intensité du travail est la proportion des actifs qui déclarent ressentir une pression des délais ou une surcharge de travail. Elle s’élève à 22% en France contre 19% en moyenne européenne. De façon surprenante, la Suède (40%) apparaît en situation plus défavorable encore que la France. En revanche, l’Allemagne (14%), pays réputé pour la qualité et la performance de son industrie, est beaucoup mieux positionnée. La qualité de l’organisation du travail n’est certainement pas étrangère à ces résultats.
  • Harcèlement et brimades : Dans ce domaine, la proportion des actifs qui se déclarent exposés est le double en France de la moyenne européenne (1,8% contre 0,8%). Aucun autre pays observé ne se situe en position aussi défavorable…
  • Violence ou menace de violence : Ici encore, la France présente des taux plus élevés que la moyenne européenne. Parmi les pays observés, seule la Suède présente une situation plus dégradée.
  • Manque de communication ou de coopération au sein de l’organisation : Ici encore, la France présente des taux plus élevés que la moyenne européenne. Parmi les pays observés, seuls les Pays-Bas et la Suède sont moins bien positionnés.
  • Gestion de clients, patients, élèves, etc. difficiles : Dans ce domaine, non seulement la France présente des taux plus élevés que la moyenne européenne mais elle détient le plus mauvais classement parmi les pays observés. Ceci confirme les difficultés des organisations du travail en France dans la prise en compte de la relation client.
  • Sentiment d’insécurité de l’emploi : L’anxiété vis-à-vis de la pérennité de son emploi a été reconnue comme un facteur de risque psychosocial. Dans ce domaine, contrairement aux autres facteurs de risque préalablement analysés, les travailleurs français apparaissent moins exposés que la moyenne européenne. Ce constat contredit les idées reçues, qui présentent souvent la France comme l’enfer de la précarité en matière d’emploi. Il faudra observer si l’année 2020 présente une inflexion et si les résultats de la politique de l’emploi et de réduction du chômage initiée par François Hollande et poursuivie par Emmanuel Macron commencent à prendre corps. Seuls les Danois (vertus du modèle de Flexisécurité) et les Allemands font mieux que la France. Sans surprise, les pays d’Europe du Sud (Italie et Espagne), aujourd’hui les plus gangrenés par le chômage, figurent parmi les plus mal notés.
  • Manque d’autonomie ou absence d’influence sur le rythme de travail ou les processus de travail : Les ergonomes ont montré l’importance du pouvoir d’agir et des marges de manœuvre pour se protéger des RPS. Dans ce domaine, les travailleurs français apparaissent un peu moins exposés que la moyenne des Européens, ce qui va à l’encontre de beaucoup de résultats mis en avant par Eurofound depuis de nombreuses années. Cette donnée étant récoltée pour la première fois en 2020, il n’est pas possible de constater si cette année (du fait des confinements ?) apparaît comme une anomalie. Là aussi, il faudra observer les évolutions futures.

Les stigmates du chômage de masse

Comment s’expliquer l’accumulation des mauvaises performances de notre pays retracées à la lumière des nombreux indicateurs qui viennent d’être exposés ? La tentation est grande de mettre en avant des facteurs culturels. C’est du reste la piste qui a été suivie par de nombreux auteurs qui sont allés chercher dans l’anthropologie, la culture et diverses inerties historiques la clé de ce mystère ; on peut notamment penser aux travaux de Philippe d’Iribarne sur les relations entre les cultures nationales et le fonctionnement des organisations.

Sous l’œil culturaliste, la France est souvent décrite comme la terre d’accueil d’une culture managériale autoritaire et verticale qui, prenant elle-même le relai d’une éducation peu tournée vers l’apprentissage de la coopération, ne se soucie guère du bien-être des collaborateurs et de leur épanouissement au travail. Ce tropisme se serait cependant heurté, ces dernières décennies, à une demande croissante d’autonomie et de réalisation de soi dans le travail, elle-même aiguisée par un investissement croissant des familles et de leurs enfants dans la formation initiale et les études. Cet effet de ciseau entre une culture managériale très verticale d’une part et les attentes des salariés de l’autre, expliquerait le malaise perceptible aujourd’hui.

Cette explication articule des observations bien établies : bien qu’il tende à reculer (voir les données du World management survey, www.worldmanagementsurvey.org), le paradigme managérial du « command and control » est une réalité dans notre pays ; et la demande d’autonomie croissante des salariés est documentée par de nombreuses enquêtes. Toutefois, cette explication laisse de côté une autre piste, plus matérielle voire plus matérialiste. Ce qui distingue l’économie française des autres économies européennes depuis près d’un demi-siècle et ce qui explique peut-être la plus forte résistance dans notre pays des vieux réflexes autoritaires, c’est d’abord l’expérience continue du chômage de masse et, avec lui, de la peur de perdre son emploi ou de ne plus en retrouver.

Lecture : si l’on estime que le plein emploi se situe autour de 5% de chômage (ligne rouge sur le graphique), on constate que, de 1981 à aujourd’hui, la France n’a jamais connu le plein emploi.
Source : Insee
Lecture : Des quatre grands pays européens représentés ici, la France est le seul, depuis plus de trente ans, à n’être jamais descendu en-dessous de 7% de chômage.
Source : Eurostat

Longtemps, la question de l’emploi aura éclipsé pour cette raison celle du travail dans notre pays : on ne regardait pas trop à la qualité du travail pourvu qu’on en ait un et qu’on puisse le garder ! Particulièrement frappés par le chômage, les jeunes étaient ainsi encouragés à ne pas trop mégoter, même s’ils avaient fait des études toujours plus longues pour se positionner correctement sur le marché du travail : pour eux, le graal n’était pas le bien-être et la qualité de vie au travail, mais d’abord l’obtention d’un CDI. Et cela impliquait souvent de longues années de galère avant de trouver une position jugée assez stable. Bref, chacun pouvait se répéter sans le savoir la formule de l’économiste post-keynésienne Joan Robinson : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de n’être pas exploité du tout. » (Philosophie économique, 1962).

La persistance de ce phénomène de chômage de masse, quasi-inégalée en Europe occidentale, a peu à peu ancré les comportements et les renoncements. Il faut comprendre que les femmes et les hommes qui arrivent aujourd’hui aux rives de la retraite sont toutes et tous entrés dans la vie active dans les années 1980 : de fait, ils n’ont jamais connu le plein emploi. Ils ont été socialisés et, pour beaucoup, ils ont socialisé leurs enfants à un monde professionnel où, pour une large majorité, l’angoisse de l’emploi dominait les autres considérations. Les seuls qui ont encore le souvenir du plein emploi ont aujourd’hui plus de 62 ans et sont pour l’essentiel déjà à la retraite !

Du côté des entreprises et des organisations, l’effet du chômage de masse n’a pas été moindre. Disposant d’une « armée de réserve » importante, elles n’ont connu que rarement des problèmes de recrutement, du moins jusqu’à une époque récente. Elles n’ont pas eu à se montrer plus attractives pour satisfaire leur besoin de main d’œuvre et fixer leurs personnels dans la durée. En dehors de quelques secteurs, elles n’ont pas non plus été incitées à la négociation sociale. Le rapport de force entre employés et employeurs tournait à leur avantage de façon structurelle. Le chômage de masse a rendu les organisations paresseuses, voire négligentes, en particulier sur l’organisation du travail. Et ceci ne vaut pas seulement pour le secteur privé, mais également pour le secteur public.

Le chômage de masse n’explique pas tout, bien sûr. Mais là où il s’est installé dans la durée, comme dans notre pays, il a pu avoir pour effet de geler durablement l’évolution du travail, de son organisation, des relations d’emploi et plus largement des relations professionnelles.

Cette situation est cependant en train de changer. Avec une baisse de 0,1 point au dernier trimestre 2022, le chômage est retombé à 7,2% en France début 2023, soit son plus bas niveau depuis 2008. Selon Rexecode, si l’on y ajoute les temps partiels subis et le halo autour du chômage (c’est-à-dire les inactifs souhaitant un emploi mais sans recherche active), le chômage au sens large est même au plus bas depuis au moins 2003. S’il se poursuivait, ce retournement aurait assurément d’importantes conséquences sur la nature des relations d’emploi et sur les conditions de travail proposées aux salariés. De fait, depuis que le chômage de masse recule et que le plein emploi redevient un horizon crédible, depuis que les difficultés de recrutement redeviennent une expérience commune pour de très nombreuses entreprises et administrations publiques, leur attractivité redevient elle-même un sujet de préoccupation et avec elle la qualité et l’organisation du travail.

Conclusion : la France doit mieux faire

Il est bien sûr possible que les écarts parfois surprenant observés entre les pays au fil des indicateurs exposés dans ce papier résultent pour une part d’une sensibilité différente d’un pays à l’autre vis-à-vis des risques liés au travail. Mais tout laisse penser que cette part est minime aux regards des facteurs objectifs que sont les systèmes nationaux de relations professionnelles.

L’amélioration des conditions de travail doit devenir un axe essentiel des politiques RH et RSE des entreprises françaises. Les chiffres commentés ci-dessus montrent que cet enjeu n’est pas encore suffisamment pris en compte. Cela est d’autant plus dommageable que l’amélioration des conditions de travail est un intérêt partagé des différentes parties prenantes : les salariés et l’Etat bien sûr, mais aussi les entreprises.

Dans un article désormais ancien publié dans Les Echos, il y a près de 10 ans, nous attirions déjà l’attention sur l’impasse du déni, en mobilisant les données européennes, plus parcellaires qu’aujourd’hui : « La position défavorable de la France et de ses entreprises n’est pas une fatalité : d’autres pays, proches de nous sur le plan culturel et économique, ont réussi à obtenir une amélioration des conditions de travail. Celle-ci doit devenir une priorité d’action pour les pouvoirs publics, les dirigeants d’entreprise et les organisations syndicales ». Force est de constater que nous en sommes toujours loin !

Mais peut-être l’embellie sur le front de l’emploi va-t-elle en fournir l’opportunité décisive. En effet, les données comparatives que nous avons rassemblées ici montrent que chômage de masse et conditions de travail dégradées font système. D’une certaine façon, les succès récents de la politique de l’emploi en France – succès qui demandent à être confirmés et consolidés – ont sorti les questions du travail du demi-sommeil dans lequel elles avaient été plongées depuis quarante ans par la persistance du chômage de masse.

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Martin Richer

Thierry Pech