C’est un grand classique de la vie politique française. Une loi sur l’écologie est adoptée : on en critique les lacunes, on en occulte les avancées, puis on la jette aux oubliettes en appelant à un nouveau « grand soir » pour la planète. Et alors, trop occupés que nous sommes à réclamer de nouvelles mesures radicales, nous ne nous soucions guère de celles qui ont déjà été votées mais qui doivent encore entrer en vigueur. Pendant ce temps, des résistances s’organisent, des coalitions se forment. Et quand vient l’heure de faire appliquer ces mesures, toutes les conditions sont réunies pour que la colère sociale explose.
C’est précisément ce scénario qui se dessine depuis l’été 2021 et l’adoption de la loi « climat et résilience ». A l’époque, médias et associations n’ont pas de mots assez durs pour qualifier ce texte issu des travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat (« loi blabla
», « texte fruit de mille renoncements
», « une montagne qui accouche d’une souris
»). Cette réforme est certes en-deçà des ambitions des citoyens tirés au sort, dont un grand nombre de propositions ont été amoindries ou rejetées, mais à y regarder de plus près, ce texte est loin d’être vide. Trois articles prévoient même des transformations de premier plan, attendues depuis des années par les défenseurs du climat : la généralisation des zones à faible émission (ZFE) dans les grandes villes, l’interdiction progressive de mise en location des passoires thermiques, l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN). Ces trois nouvelles régulations sont, chacune à sa manière, de petites révolutions.
Un an après l’adoption de ce texte, voici qu’un vent nouveau se lève : sur chacun de ces trois sujets, des acteurs, nombreux, se mobilisent pour entonner une toute autre chanson. Le « pas assez » ou le « trois fois rien » de la rumeur publique hier, laissent place aux « trop », « trop vite », « trop fort » d’un nombre croissant d’observateurs… Le refrain de l’écologie punitive ne tardera sans doute pas à se faire entendre.
Les ZFE ? Dès 2025, elles s’imposeront à toutes les villes de plus de 150 000 habitants et pourront s’accompagner dans certains cas de restrictions de circulation pour les propriétaires de vieux véhicules (vignettes Crit’Air 3, 4 et 5) qui résident rarement dans les hypercentres mais qui en ont un usage quotidien pour se rendre à leur travail (salariés, artisans, etc.). Les mêmes médias qui hier avaient relayé l’idée d’une « loi pour rien » parlent aujourd’hui, sans beaucoup plus de discernement, d’une « bombe à retardement ».
L’interdiction de louer des passoires thermiques ? Certes, les carnets de commande des professionnels de l’isolation thermique sont pleins à craquer et le dispositif MaPrimeRenov connaît une croissance exponentielle, mais des propriétaires bailleurs confrontés à cette perspective préfèrent vendre leur logement que de le rénover, des fédérations professionnelles de l’immobilier s’inquiètent de l’effet de la mesure sur le marché locatif, des copropriétés font leur compte et réalisent la hauteur d’un investissement d’isolation pour lequel elles n’ont pas fait de provisions suffisantes… Là encore, ce qui avait été vu comme une demi-mesure (les propriétaires occupants n’étaient pas concernés) commence à être regardé comme un Everest !
Le ZAN, enfin ? Les promoteurs immobiliers, les professionnels du bâtiment, les producteurs d’infrastructures, mais aussi de nombreux maires commencent à se demander où ils vont pouvoir construire pour continuer à satisfaire la demande de maisons individuelles…
Le point commun de ces trois politiques est de reposer sur un calendrier progressif de mise en œuvre qui aura d’abord été perçu comme lointain et un peu abstrait mais qui, à mesure que le temps passe, que se rapprochent les échéances et que se matérialisent les effets des premières anticipations de marché, apparaît comme le compte-à-rebours d’une catastrophe.
Cette situation comporte au moins deux enseignements. Le premier, c’est que les grands médias et les prescripteurs d’opinion ne lisent pas suffisamment les lois et se précipitent dans des jugements peu avisés. La critique et la dévalorisation de la loi « Climat et résilience » a sans doute joué un rôle dans le fait que ces trois politiques ont été jusqu’ici insuffisamment préparées.
Le second, c’est que les acteurs concernés – les professionnels notamment – ne portent pas suffisamment de crédit à la parole politique pour considérer qu’un engagement de moyen ou long terme pourrait véritablement porter à conséquence. Certains assument même une stratégie de négligence volontaire, sinon d’obstruction, en refusant de préparer le terrain pour dénoncer ensuite une marche infranchissable et obtenir un report du gouvernement. Récemment, un acteur important de la mobilité urbaine nous confiait ainsi que la date de mise en place des ZFE dans les villes de plus de 150 000 habitants (31/12/2024) était trop proche des prochaines élections municipales (2026) pour être maintenue… Il y a toujours une bonne raison pour retarder une mesure de lutte contre le réchauffement climatique.
On peut tirer aussi un troisième enseignement, le plus important sans doute : il ne suffit pas d’inscrire dans une loi un interdit futur pour que celui-ci s’applique. Il est bien sûr indispensable de poser des normes claires, mais si l’on veut qu’elles aient une réelle portée transformatrice, il est également essentiel d’en préparer la mise en œuvre dans le temps qui nous sépare de leur entrée en vigueur. Le travail politique ne s’achève pas avec l’adoption d’une loi et la publication de ses décrets d’application. D’une certaine façon, il commence !
Dans cette bataille pour le « dernier kilomètre », celui de l’application de la mesure, des négociations et aménagements qui la rendront possible, les prises de position des leaders d’opinion vont jouer un rôle clé. Car les mesures dont nous parlons sont si transformatives et potentiellement si inflammables qu’elles requièrent un exercice de pédagogie pour obtenir l’adhésion de l’opinion, doublé d’un exercice de négociation et d’adaptation des professionnels pour entrer de plain-pied dans la transition climatique. Or, si les « pour » se font silencieux, soyons certains que les « contre », eux, sauront se faire entendre. Il est malheureusement fréquent que dans le money time, quand se joue l’issue d’une bataille bruyante, les plus fervents défenseurs d’une mesure se fassent soudainement les plus discrets.
Prenons les paris : dans les semaines et les mois qui viennent, les « ZFE », le « ZAN » et les passoires thermiques vont entrer dans une zone de turbulence et voir leur maintien menacé. Il ne sera alors plus question d’exiger de nouvelles avancées, mais d’éviter de nouveaux reculs. Et la loi « Climat et résilience » risque d’être vidée de sa substance. D’ici là, l’urgence est d’engager un travail d’explication, de « réveiller » les promoteurs historiques de ces mesures et d’ouvrir les dialogues nécessaires pour créer les conditions de leur application.
La Grande Conversation entend y prendre sa part en consacrant une publication à chacun de ces chantiers. A chaque fois, l’enjeu sera d’analyser les principaux points de blocage, de discerner les impasses réelles des angoisses fantasmées et d’identifier les leviers conditionnant leur mise en œuvre effective.
Ces trois réformes sont les nouvelles « grenades dégoupillées » de la politique climatique. Il reste peu de temps pour réussir à préserver leur ambition, en les mettant en oeuvre.