Les nouveaux carburants et le secteur aérien : l’avenir n’est pas encore écrit

Les nouveaux carburants et le secteur aérien : l’avenir n’est pas encore écrit
Publié le 13 juillet 2023
  • retraité d’EDF Renouvelables, ancien Directeur des Nouvelles Technologies à EDF Renouvelables (2007-2023)
La décarbonation du secteur aérien reste à construire. Les objectifs sont ambitieux mais l’évolution technique, à l’image de ce qui s’est passé pour les énergies renouvelables, peut aller plus vite que prévu. Le rationnement de la mobilité serait par ailleurs un choix de société lourd de conséquences.
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Cette note est une réponse à l’article de François Kirstetter « Décarbonation du secteur aérien : le retour du refoulé »

Dans un article pour Terra Nova, repris par ailleurs par la presse, François Kirstetter pointe l’impossibilité de parvenir à produire les quantités de kérosène décarboné nécessaires aux besoins de l’aviation, et de ce fait la nécessité de réduire fortement le trafic aérien. La thèse développée me suggère trois objections : l’histoire des e-carburants est loin d’être encore écrite, la condamner dès le départ me semble une erreur ; prendre l’EPR2 comme seule référence pour la production des quantités massives d’électricité décarbonée nécessaire me semble trop restrictif, enfin, le « rationnement » du voyage me semble à manipuler avec certaines précautions.

1. L’histoire des e-carburant est loin d’être écrite :

Je ne peux m’empêcher ici une analogie avec le développement des énergies renouvelables électrogènes, dont j’ai eu le grand avantage de suivre le déroulement sur plus de 20 ans. Il y a 20 ans, personne, y compris parmi les militants les plus convaincus, n’avait prédit ce que deviendrait le coût des énergies renouvelables, notamment le solaire photovoltaïque et l’éolien en mer. Les militants en déduisaient la nécessité de les subventionner « ad vitam aeternam », pour des raisons de durabilité, les autres appelaient au « réalisme ». 20 ans plus tard, donc, le photovoltaïque est devenu l’électricité la moins chère à peu près partout ; passant grosso modo d’un prix autour de 1000 €/MWh en 2000 à une fourchette actuelle de 20-100 €/MWh ; l’éolien en mer au regard des seuls appels d’offre français est passé d’un prix de l’ordre de 250 €/MWh à 50 €/MWh sur 10 ans, dans des cas favorables il est vrai.

Sur ce dernier point, j’évoquerai juste mon souvenir d’une « avalanche de questions » lorsque dans les années 2010, le PDG d’AREVA Luc Oursel déclarait que « l’éolien offshore passerait en dessous de la barre des 100 €/MWh », prévision qui s’est très vite révélée totalement exacte. Elle avait suscité un océan de scepticisme. Ce scepticisme, « main stream » de la pensée énergétique des années 2000-2015, a mené à une foule de prévisions sur le mode « il est impossible que le « nouveau renouvelable » (i.e. éolien et solaire, hors hydraulique) fournisse même 10% du mix électrique de façon économiquement soutenable, donc, arrêtons le renouvelable ! » Il est heureux que ce raisonnement n’ait pas totalement gagné les sphères publiques. A ce jour, la prospective RTE à horizon 2050 préconise un taux de 50% de renouvelable dans les scénarios les plus nucléarisés, ce qui suppose a minima 30% de « nouveaux renouvelables » : je défie quiconque de trouver un rapport RTE ou équivalent des années 2000 qui l’estimait même « concevable ».

Ajoutons également que, dans les années 2000, la technologie « biomasse électrogène » suscitait de grands espoirs, beaucoup la voyant plus performante que le solaire : après coup, il s’avère que cette faveur était plus due à un conformisme de la pensée (une centrale biomasse ressemble à une centrale thermique « classique ») qu’à la réalité telle qu’elle s’est révélée. Ce constat n’est pas sans rapport avec le sujet des kérosènes décarbonés, nous y reviendrons.

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Ce que l’on peut en tirer, c’est que la prévision est un art difficile, surtout pour prévoir les ruptures. Disqualifier d’emblée une technologie sous prétexte que, vu d’aujourd’hui, elle ne pourrait constituer 100% de la solution me semble présomptueux. Laissons donc ses chances aux e-carburants même si, vu d’aujourd’hui, ils ne pourront assurer qu’une fraction de la demande.

2. La seule référence à la solution technologique EPR2

Je partage totalement l’idée que fournir l’électricité nécessaire par des EPR2 est une voie très risquée, voire industriellement impossible, au moins jusqu’en 2050. L’enjeu de l’EPR2 n’est en effet pas de trouver des débouchés, il est de démontrer que la filière nucléaire est capable de retrouver le chemin de la compétitivité industrielle (qualité et délais) et économique (couts), et accessoirement de le faire partager. Au vu des « forces en présence » dans la filière, l’objectif de 14 EPR à horizon 2050 semble l’objectif le plus ambitieux, et ces 14 EPR, s’ils retrouvent une performance comparable au Parc nucléaire actuel, n’auront guère de mal à s’employer sur le mix électrique européen.

Il est dommage cependant que la voie « renouvelable » ne soit pas envisagée. Je pense que l’éolien en mer serait la solution la plus adaptée, du fait de la grande taille des centrales et d’une ressource vent régulière et abondante. Plusieurs solutions techniques sont envisageables : la plus sure serait d’utiliser directement les technologies offshores existantes, du type de celle raccordée à Saint-Nazaire fin 2022, et d’effectuer la fabrication de l’hydrogène à terre.

Il se trouve que j’ai été interrogé par des collègues du secteur de l’aviation sur cette question : notre hypothèse a été un besoin d’électricité de 133 TWh à horizon 2050, intégrant une politique d’économie d’énergie/sobriété contre-balancée par l’augmentation de trafic en provenance des Pays émergents. Un tel besoin en électricité représente 75 fois la centrale éolienne en mer de Saint Nazaire, raccordée fin 2022, 60 fois la centrale éolienne offshore de Dunkerque, lauréate d’appels d’offres récents pour installation dans la moitié de cette décennie. L’investissement électrogène envisagé serait de l’ordre de 72 Mds€. Ces objectifs de construction sont certes « ambitieux », mais pas totalement « hors course », surtout si on se contente à horizon 2050 de 10% du besoin total. Remarquons également la « courbe d’apprentissage » entre deux Parc installés en France (Puissance +25%), courbe d’apprentissage qui va continuer. Bien plus, on peut envisager des solutions techniques plus ambitieuses et plus risquées, mais prometteuses : la production d’hydrogène (et pourquoi pas de kérosène ?) directement en mer permettrait d’éviter le raccordement électrique du parc offshore ; le recours à des éoliennes flottantes, en cours de démonstration dans le sud de la France, permettrait d’éloigner les Parcs éolien et, du coup, de ne pas entrer en compétition avec les Parcs destinés à la production d’électricité pour les réseaux de distribution publique etc ….

Pour terminer, et « cerise sur le gâteau », ces technologies sont a minima européennes, à contenu français important, ce qui n’est pas si fréquent dans le secteur des énergies renouvelables.

Et quid des « bio-kérosène » ? Pour tout dire, je n’y crois guère : comme dans le cas de la biomasse électrogène, je crains qu’ils se fracassent sur la disponibilité insuffisante de la ressource végétale ; mais laissons-lui sa chance à lui aussi : après tout, c’est la solution la plus immédiate.

3. Vers un rationnement du voyage ?

Loin de l’image caricaturale des hordes de touristes sans respect pour les cultures locales, l’aspiration au voyage me paraît une des aspirations les plus nobles de l’humanité. La démonstration par l’absurde, ce sont les restrictions que lui imposent toutes les dictatures. La démonstration la plus poignante, ce sont ces migrants prenant des risques mortels pour échapper à une condition sans espoir. La démonstration la plus positive, ce sont les rêves que nous offrent Marco Polo, Christophe Colomb … sans oublier Blériot !

Très égoïstement, les quelques succès que j’ai pu rencontrer dans mon métier de mise en œuvre de nouvelles technologies sont associées à des rencontres plus ou moins lointaines, donc des voyages plus ou moins lointains : on n’innove pas tout seul, et je doute beaucoup qu’on innove via « teams ». Dès lors, tout ce qui ressemble à un rationnement du voyage « par principe » me semble problématique. Notamment, l’idée que le voyage en avion est réservé à une petite minorité, donc n’a pas de justification sociale me paraît une fermeture, notamment vis-à-vis des citoyens de Pays en Développement qui aspirent, très légitimement de mon point de vue, au voyage. C’est d’ailleurs ce qui constituent l’essentiel de la croissance du secteur. Fermer la France à cette aspiration, c’est la refermer sur elle-même, c’est nier sa situation géographique privilégiée qui en toujours fait un carrefour.

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Pierre-Guy Therond