Les tarifs progressifs de l’énergie : une solution complexe, peu adaptée à l’urgence

Les tarifs progressifs de l’énergie : une solution complexe, peu adaptée à l’urgence
Publié le 7 juin 2023
La transition vers une économie décarbonée suppose une évolution des usages de consommation d’énergie. Comment inciter les ménages à la sobriété sans entamer leur pouvoir d’achat par de fortes hausses de tarifs ? Moduler les prix par palier de consommation, en définissant un minimum vital, pourrait concilier les objectifs de maîtrise de la consommation et de solidarité sociale. Un tel tarif progressif pourrait être mis en place pour l’eau (voir la note sur la tarification progressive de l’eau) : est-il adapté à la tarification de l’énergie ?
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Retrouvez le rapport intégral de Terra Nova « Factures d’énergie : après le bouclier tarifaire, le filet solidaire » de Marie Dégremont et Nicolas Goldberg ici.

Depuis de nombreuses années est avancée la proposition consistant à faire varier le prix unitaire (exprimé en €/MWh) en fonction de la quantité totale d’énergie consommée, revenant ainsi sur le principe d’une simple proportionnalité entre le montant de la part abonnement et la consommation d’énergie.

Une telle tarification est supposée répondre à un double objectif :

  • un objectif de redistribution : un transfert serait opéré, depuis les ménages qui consomment le plus d’énergie vers ceux qui en consomment le moins ; en conséquence, la consommation des premiers kWh serait plus abordable qu’avec la tarification actuelle ;
  • un objectif de sobriété : les ménages qui consomment le plus seraient davantage incités à réaliser des économies d’énergie qu’avec la tarification actuelle.

Pour définir un barème de prix progressifs, il faut fixer à la fois :

  • des « tranches » de consommation, exprimées en MWh/an/ménage, reflétant pour chaque ménage et pour chaque année la quantité d’énergie correspondant d’une part aux besoins essentiels (la « consommation de base »), d’autre part aux besoins considérés comme superflus ;
  • un prix unitaire pour chacune de ces tranches, exprimé en €/MWh, plus faible pour la première tranche que pour la seconde.

Par exemple, en juillet dernier Terra Nova a publié une proposition de « tarification duale » pour les ménages, consistant à :

  • leur rendre accessible une première tranche « de base » de consommation d’électricité et de gaz (5 MWh/an pour le total des deux énergies, étant supposé que le fournisseur d’électricité d’un ménage soit la même entreprise que son fournisseur de gaz), à un prix administré inférieur à celui en vigueur actuellement dans le cadre du bouclier tarifaire ;
  • leur facturer leur éventuelle consommation supplémentaire au prix du marché de gros, à un niveau « fortement désincitatif » au vu des prix constatés depuis l’été 2021.
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La tarification progressive de l’énergie a déjà fait l’objet de mise en œuvre dans différentes régions du monde, en particulier en Italie, au Japon, ainsi que dans quelques régions du Canada ou des États-Unis. En Belgique, elle a fait l’objet d’annonces politiques mais pas d’une implémentation concrète. De même, en France elle a été l’objet principal d’une proposition de loi, adoptée en 2013 par le Parlement, mais censurée ensuite par le Conseil constitutionnel (voir ci-après). Les différents exemples de réussites et d’échecs dans l’implémentation d’une tarification progressive de l’énergie, aujourd’hui bien documentés, permettent de formuler plusieurs constats relativisant l’intérêt d’une idée pouvant paraitre séduisante au premier abord.

Sur l’objectif de redistribution : pour être efficace, le soutien aux ménages les plus précaires passe par un dispositif ciblé, tenant directement compte des revenus

La redistribution opérée par une tarification progressive s’effectue au bénéfice des foyers qui consomment le moins, et au détriment de ceux qui consomment le plus. Or, il existe une forte disparité des niveaux de consommations énergétiques au sein des foyers dont le niveau de vie est comparable, notamment chez les plus précaires. La taille du logement (qui dépend avant tout du nombre de personnes dans le ménage), la zone climatique d’habitation et les caractéristiques du logement ou de l’équipement de chauffage en matière de performance énergétique jouent un rôle considérable, analysé entre autres par le Commissariat général au développement durable et la Cour des comptes. Il faut dès lors affiner les critères d’attribution des aides, comme l’expose la proposition 3 de la note qui précède, plutôt que d’accroître leurs biais.

De nombreux ménages aux revenus modestes ont aujourd’hui des consommations importantes d’électricité ou de gaz en raison de la mauvaise isolation de leur logement, à laquelle ils ne peuvent pas remédier (soit en raison du montant des travaux à envisager, soit parce qu’ils ne sont pas propriétaires de leur logement).

A contrario, certains foyers aisés disposent de logements bien isolés, d’appareils performants, voire de petits contrats d’électricité dédiés à des consommations qui pourraient difficilement être qualifiées d’essentielles (résidences secondaires, piscine chauffée, porte de garage automatique, etc). Il serait injuste qu’une telle mesure de solidarité fasse baisser les factures de ces ménages.

La lutte contre la précarité énergétique ne peut pas être efficacement traitée par une structure de prix qui s’appliquerait à tous les ménages sans distinction selon leurs ressources, contrairement au chèque énergie dont l’obtention dépend d’un critère social.

Sur l’objectif de maîtrise de la demande : pour l’électricité, la priorité consiste à cibler les jours et les heures où la production est la plus émettrice de CO2, ce qui est incompatible avec une tarification progressive intelligible

L’électricité ne se stockant que difficilement, le recours à des centrales chères et polluantes peut être requis durant certaines périodes pour répondre à la demande des consommateurs, de même que la production issue de pays frontaliers dont le mix électrique est plus carboné que celui obtenu en France avec les installations renouvelables (hydrauliques, solaires, éoliennes) et nucléaires. Cela engendre alors des coûts financiers et environnementaux importants ainsi qu’une dégradation de la balance des paiements.

Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ainsi que le coût d’approvisionnement en électricité, la priorité doit donc reposer sur une réduction de la consommation durant les périodes de pointe, ou à la rigueur sur un décalage vers des périodes où la production d’électricité génère moins d’émissions de CO2.

C’est pour cette raison qu’en France ont été développé des tarifs qui diffèrent en fonction de l’heure et/ou du jour de la consommation ; il en existe plusieurs formules (« heures pleines/heures creuses », « effacement jour de pointe », « Tempo »), chacune distinguant de 2 jusqu’à 6 prix différents. Si une tarification progressive, dont le prix unitaire varie avec la consommation annuelle, devait s’additionner à une tarification horo-saisonnière, dont le prix unitaire varie avec l’heure ou le jour de l’année, il est vraisemblable que les ménages seraient confrontés à une complexité inextricable lors de la lecture de leurs factures, qui se composent d’ores et déjà de multiples termes.

Une telle difficulté est d’autant plus importante qu’une tarification progressive simple, sans aucune différenciation horo-saisonnière, n’est même pas toujours correctement assimilée : des études menées sur la tarification progressive appliquée en Californie montrent qu’elle était mal comprise par les ménages, qui avaient adapté leur consommation exactement comme si le prix n’était pas progressif. D’autres changements sont prévus en Californie sur ce tarif qui a demandé à ses trois investor owned utilities (IOU) de créer et de mettre en place pour le terme fixe de la tarification d’ici 2025 des tarifications pour les consommateurs résidentiels où les charges fixes sont liées aux revenus des consommateurs (IGFC : Income-graduated fixed charges), ce changement devant se faire à revenu constant pour les IOU. Bien que complexe, ce système ressemble de loin à la mise en place d’un chèque énergie à la source comme préconisé plus haut dans cette note.

Par ailleurs, de nombreuses impasses techniques et juridiques quant à sa concrétisation

Critères d’établissement d’une tranche de base :

Toute définition des tranches de consommation qui se voudrait équitable nécessiterait de tenir compte des principaux déterminants de la consommation d’énergie : taille du ménage, zone climatique de l’habitation, types d’énergies de chauffage (plusieurs sources d’énergie pouvant être utilisées pour un même logement : électricité, gaz, fioul, bois, pétrole liquéfié, etc.), type d’occupation du logement (principale ou secondaire), etc. Sommes-nous prêts à mener rapidement et de manière constructive un tel débat, débouchant sur des solutions satisfaisantes ? Outre cela, les consommations d’énergie peuvent être mutualisées avec d’autres ménages, en particulier pour les logements collectifs, ce qui constitue un obstacle à une individualisation des consommations, alors qu’il s’agit d’un pré-requis essentiel à toute tarification dont la progressivité serait significative. En 2013, la loi qui prévoyait d’instaurer une fiscalité progressive (à défaut d’une tarification, jugée incompatible avec des marchés ouverts à la concurrence) pour l’électricité, le gaz et l’eau, avait été censurée par le Conseil constitutionnel précisément en raison son incompatibilité avec le principe d’égalité devant les charges publiques, au vu des nombreuses exceptions prévues par le législateur.

Incompatibilité avec des marchés ouverts à la concurrence :

Pour être efficace, la progressivité devrait porter sur l’ensemble de la consommation d’énergie domestique (au moins sur l’électricité et le gaz) alors que les fournisseurs sont souvent deux entreprises en situation de concurrence. Par exemple, parmi les sites résidentiels la part de marché d’EDF s’élève à 70 % pour l’électricité, et celle d’Engie à 60 % pour le gaz. Il est inenvisageable d’établir une facture unique pour l’électricité et le gaz pour chaque ménage, à moins d’imposer que les deux fournitures soient liées (ce qui constituerait un écart majeur par rapport aux règles européennes des marchés de l’énergie), ou bien de confier la facturation à un acteur tiers distinct des fournisseurs (ce qui aurait sans doute un coût très significatif).

Si la progressivité s’appliquait distinctement pour chaque énergie, avec une tranche « de base » pour l’électricité et une autre tranche pour le gaz, alors elle risquerait d’inciter simplement les ménages à utiliser ces deux sources d’énergie en parallèle, limitant l’effet du dispositif.

Enfin, si le prix était significativement différent selon les tranches de consommation, alors il pousserait les ménages à chercher des contournements possibles, certains étant facilités par l’existence d’un marché en concurrence. Par exemple, il serait aisé pour un ménage de « diviser » sa consommation annuelle en plusieurs contrats successifs durant l’année, en changeant régulièrement de fournisseur, puisqu’en l’état actuel du droit européen un ménage peut choisir à tout moment de résilier son contrat en vigueur et de choisir un autre fournisseur. Des changements de nom du titulaire du contrat pourraient également être réalisés. Le suivi de la consommation annuelle d’un même foyer ne pourrait relever que d’un acteur tiers distinct des fournisseurs, ayant accès à des données administratives sur la composition des foyers.

Il convient de noter que parmi les exemples de tarification progressive mis en œuvre à l’étranger, de nombreux d’entre eux concernent des régions où la fourniture d’énergie fait l’objet d’un monopole (comme par exemple en Californie), et non d’un marché ouvert à la concurrence entre plusieurs fournisseurs. C’est également le cas du marché de l’eau, souvent pris en exemple pour l’application de prix progressifs, toujours organisé selon un monopole au moins local.

Au regard de ces différents éléments, une nouvelle tarification ne pourrait être selon mise en place sur le court terme, et donc prendre la suite dans l’immédiat du bouclier tarifaire. Ces réflexions devraient toutefois pouvoir s’intégrer dans une réforme de marché plus large, comme celle en cours au niveau européen.

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Nicolas Goldberg

François Muset