Tarification progressive de l’eau : bonne ou mauvaise idée ?

Tarification progressive de l’eau : bonne ou mauvaise idée ?
Publié le 1 juin 2023
Economiser l'eau apparaît déjà comme un impératif pour faire face au réchauffement climatique. Mais comment éviter de pénaliser les ménages par des mesures de restriction ou des mesures tarifaires ? Une possibilité consiste dans la mise en place d'une tarification progressive, c'est-à-dire qui augmente avec les volumes consommés, à partir de paliers. Déjà expérimentée à Dunkerque, cette mesure pourrait-elle être généralisée ?
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Le Président de la République l’a annoncé le 30 mars dernier à Savines-le-Lac à l’occasion de la présentation du « Plan eau », la tarification progressive de l’eau est appelée à se généraliser sur l’ensemble du territoire : « Depuis 2017, nous avons lancé des expérimentations sur cette tarification de l’eau et nous souhaitons, en concertation avec les élus, que cette tarification progressive et responsable de l’eau soit généralisée en France »

De quoi s’agit-il ? Ce système de tarification est connu pour combiner étroitement les impératifs écologiques – une gestion plus durable de la ressource via une meilleure maîtrise de la demande – et les impératifs sociaux – accompagner les ménages les plus modestes en allégeant le coût des consommations essentielles. Techniquement, il repose sur une idée simple : faire payer moins cher les premiers m3 considérés comme « vitaux » ou « essentiels » (besoins physiologiques, hygiène de base, appareils électroménagers essentiels…), un peu plus cher les m3 suivants considérés comme « utiles », et nettement plus chers les derniers m3 considérés comme correspondant à une consommation « de confort » (remplissage de piscine, arrosage, lavage de voiture…). Autrement dit, il s’agit d’un « système de tarifs croissants par blocs » pour reprendre les termes d’Alexandre Mayol et Simon Porcher. : une logique de tranches qui permet de moduler à la hausse la part variable de la facture en fonction du volume d’eau potable consommée.

L’agglomération de Dunkerque est, en France, la première à avoir mis en place une telle politique (dite « écosolidaire »), à l’initiative du socialiste Michel Delebarre en 2012 : dans ce modèle, l’eau « vitale » ou « essentielle » correspond aux 80 premiers m3 consommés (actuellement 1.28 €/ m3 et 0.49 €/m3 pour les bénéficiaires de la CSS, ex-CMU-C), l’eau « utile » aux 120 m3 suivants (soit de 80 à 200 m3, au prix actuel de 2.30 €/ m3, soit 1.8 fois plus) et l’eau « de confort » à toute consommation supérieure à 200 m3 (3.10 €/ m3, soit 2.4 fois plus que le m3 « essentiel »). 

Ce type de mécanisme pourrait très bien s’appliquer à d’autres ressources : il a en particulier été envisagé pour l’électricité dans une note récente de Jean Pisani-Ferry et Thomas Bellaich pour Terra Nova. Il consiste à demander à ceux qui consomment le plus – par hypothèse les plus aisés – de financer de façon plus que proportionnelle la distribution de l’eau potable de sorte que l’on puisse atteindre un triple objectif : a) demander moins à ceux qui consomment moins et qui sont a priori les plus modestes (équité) et b) inciter à une baisse de la consommation globale en pénalisant les grosses consommations (soutenabilité), c) le tout en finançant la distribution de l’eau. On notera toutefois que ce système de tarification n’englobe en général que la distribution de l’eau potable, c’est-à-dire ni la partie de la facture qui concerne la collecte et le traitement des eaux usées, ni les taxes collectées au profit des organismes publics (agences de l’eau…). Et s’agissant de la facture d’eau potable elle-même, ce système ne concerne que la part variable et non l’abonnement. De fait, en pratique, la progressivité effective de ce système de tarification peut être amoindrie par le niveau des autres postes de la facture.

Abonnez-vous à notre newsletter

Même s’il organise tacitement des transferts entre différentes catégories de consommateurs, le fonctionnement marginal de ce dispositif lui permet de rester parfaitement égalitaire : tout le monde paie au même prix les premiers m3 ; le système différencie le prix en fonction de la quantité achetée, mais il est pour l’essentiel indifférent à la situation du consommateur (même si des modulations supplémentaires peuvent être introduites, comme à Dunkerque, concernant les publics les plus fragiles).

Toutefois, en 2017, cinq ans après le début de l’expérience pionnière de Dunkerque et quatre ans après la loi Brottes qui devait faciliter le développement de ce type de dispositifs, seuls 22 services locaux (sur près de 15 000) avaient mis en place une telle tarification. Comme pour l’énergie (voir les critiques formulées par d’autres experts de Terra Nova), cette idée présente en effet des difficultés de déploiement importantes : 

  1. Dans l’habitat individuel (45 à 50% des volumes consommés), il n’est pas difficile de mesurer les consommations d’eau d’un ménage. Mais dans l’habitat collectif (20 à 30% des volumes consommés), notamment ancien, les compteurs individuels (ou compteurs divisionnaires) restent peu fréquents : de fait, le prix de l’eau y est noyé dans les charges générales de la copropriété et solidairement réparti entre l’ensemble des copropriétaires à proportion des surfaces qu’ils occupent et non de leur consommation réellement mesurée, quitte à fermer les yeux sur des disparités importantes d’un foyer à l’autre. Paris, par exemple, compte 1.1 million de ménages, mais seulement 94 000 compteurs d’eau, soit en moyenne un compteur pour 12 ménages ou pour 26 personnes (en moyenne 2.19 personnes par ménage). Autrement dit, pour généraliser véritablement ce type de tarification dans une ville comme Paris, il faudrait commencer par y installer plus de 1 million de compteurs individuels, ce qui est évidemment une entreprise coûteuse, longue et complexe… A des niveaux différents, le même problème se présentera dans presque toutes les grandes villes.
  2. Le signal-prix adressé aux ménages par ce système de tarification est peu sensible, voire insensible pour beaucoup de foyers. Cela tient au fait qu’il est d’emblée un peu dilué dans une facture dont les autres postes n’ont rien de progressif (abonnement, traitement des eaux usées…), mais cela tient aussi au niveau du prix de l’eau lui-même (4,30 € / m3 en moyenne nationale au 1er janvier 2023). Pour un ménage dont la facture d’eau s’élèverait à 200 €/an, une hausse ou une baisse de 10% de la facture représente un surcoût ou une économie mensuelle de 1.6 €/mois. Pas assez pour créer une véritable incitation à modérer sa consommation, notamment chez les ménages les plus aisés supposés être les plus gros consommateurs. Il est même possible que l’information véhiculée par le prix passe totalement inaperçue si des campagnes de sensibilisation et d’information n’accompagnent pas le changement de tarification. Une brève analyse économétrique à partir des données de l’Observatoire des services publics de l’eau et de l’assainissement confirme que le prix a, en général, un impact assez négligeable sur la consommation d’eau (voir l’encadré « L’élasticité-prix introuvable de la consommation d’eau » ci-après).
  3. Enfin, dans un même appartement peuvent vivre une, deux ou quatre personnes. La consommation d’eau n’a pas la même utilité objective selon qu’elle correspond aux usages cumulés de quatre personnes ou d’une seule. Un ménage d’une seule personne consommant 44 m3 par an ou encore 120 litres par jour, soit la moyenne d’un Français en 2023, se trouvera facturé dans la tranche « essentielle » (au prix le plus bas), alors qu’un ménage de cinq personnes ayant chacune la même consommation individuelle (44 m3) franchira le seuil de la tranche marginale supérieure du système dunkerquois (le prix le plus haut). Pour que la tarification soit socialement juste, il faut donc que l’opérateur qui facture la fourniture ait accès à cette information pour l’adapter à la morphologie des ménages. Or il ne la possède pas en propre. Le risque est donc de pénaliser des familles nombreuses aux revenus modestes.

L’élasticité-prix introuvable de la consommation d’eau

Comment évolue la consommation des ménages quand le prix de l’eau est plus élevé par exemple de 5% en moyenne ? Autrement dit, quelle est son élasticité-prix ? Pour s’en faire une idée, on peut tenter d’exploiter les données 2020 de l’Observatoire des services publics de l’eau et de l’assainissement. L’analyse économétrique succincte présentée ici porte sur environ 700 collectivités en France, pour lesquelles les données sont suffisamment complètes, et dont la distribution démographique (nombre d’habitants notamment) ressemble à celle de la France. 

Ces collectivités présentent des disparités de prix qui, à distributions socio-démographiques comparables, devraient se traduire par des variations sensibles de la consommation si l’élasticité de la consommation au prix était significative. Les ménages consomment-ils moins quand le prix est plus élevé ? Pour le vérifier, nous pouvons soit regarder l’impact du prix sur la consommation en faisant une distinction entre les deux parties de la facture, c’est-à-dire la part relative à l’assainissement collectif et la part relative à la distribution d’eau potable, soit regarder simplement l’impact du prix total de l’eau sur la consommation moyenne des ménages.

Les deux modèles aboutissent à la même conclusion : le prix de l’eau n’a pas d’impact statistiquement significatif sur la consommation des ménages. Lorsque nous regardons les prix séparément, l’impact – défini comme le changement de la consommation moyenne (en m3) par abonné, après une augmentation de 5% du prix moyen dans les collectivités observées (soit 0,1€ TTC par m3 car chaque service de l’eau individuel a un prix moyen d’environ 2 €) – n’est pas statistiquement différent de zéro. Concrètement, quand on augmente de 0,1 € / m3 le prix TTC de l’assainissement collectif on peut s’attendre, non pas à une baisse, mais à une hausse (!) de 0,6m3 de la consommation par abonné (sur une consommation moyenne de 107,7 m3 dans les collectivités observées, soit 0,56%). Et quand on augmente de 0,1 € / m3 le prix TTC du service de l’eau potable, on peut s’attendre à une baisse de 0,58 m3 de la consommation par abonné (soit 0,54%). En outre, l’incertitude autour de ces prévisions (écarts types de respectivement 0,37 et 0,57) n’exclut pas la possibilité que l’effet de l’un ou de l’autre soit égal à zéro. Autrement dit, nos estimations ne nous permettent pas de conclure avec confiance qu’une augmentation du prix réduise (ou augmente) la consommation d’eau, et donc nous ne pouvons pas raisonnablement rejeter l’hypothèse que l’effet est nul. 

Comme les ménages ne peuvent pas choisir de payer seulement pour le service d’eau potable et pas pour l’assainissement, il peut être plus pertinent de regarder le prix total payé par les ménages par m3. Mais là encore, nous ne trouvons pas de résultats suggérant un impact significatif du prix de l’eau sur sa consommation. Ici, nous trouvons une prévision moyenne de l’effet du prix de 0,472 (soit une hausse de la consommation de 0,472m3 pour une augmentation par 0,2€ du prix au m3) et un écart type de 0,606. Comme dans le modèle précèdent, la valeur de l’écart type indique que celle de l’estimateur associé pourrait en réalité être négatif (ce qui suggère alors une faible baisse de consommation) ou nulle.  Nous ne pouvons donc pas raisonnablement conclure avec confiance que l’impact d’un changement du prix de l’eau est significatif. Autrement dit, dans les 700 collectivités observées, les variations de prix ne sont pas associées à des variations significatives de la consommation.

A ces trois problèmes, s’ajoutent des disparités territoriales : alors que la consommation moyenne par ménage est aujourd’hui de 102 m3 / an, elle est de 130 m3 en Ile de France, de 110 m3 dans le Sud et de 85 m3 dans le Nord. Ces disparités peuvent traduire des écarts de richesse, des différences d’équipement, des variations climatiques et saisonnières… 

De ces observations, les adversaires de la mesure tirent volontiers la conclusion qu’elle risque d’être peu performante, voire inutilement complexe et coûteuse. Faut-il y renoncer pour autant ? 

Pas sûr. Ces critiques appellent en effet elles-mêmes quelques commentaires :  

  1. Il est sans doute coûteux d’installer des compteurs individuels intelligents dans l’habitat collectif des grandes agglomérations mais rien n’empêche de commencer avec les ménages qui disposent d’ores et déjà de tels compteurs. En outre, si l’on veut monitorer convenablement les consommations et cibler les campagnes d’information et d’incitation, cette politique d’équipement serait de toutes façons utile : elle permettrait non seulement de mieux contrôler les consommations (y compris par les ménages eux-mêmes), mais de signaler en temps utiles toutes sortes de problèmes (gestion dynamique des fuites, risque de gel, retour d’eau, fraude…). C’est du reste la politique que nous avons suivie avec les compteurs intelligents Linky pour l’électricité avec un modèle économique rationnel : les 34 millions d’appareils installés depuis 2015 permettent de réaliser des télé-relevés et d’économiser des milliers de déplacements (la relève physique d’un compteur d’électricité coûte en moyenne 64 € par an et par abonné selon la CRE…) ; le déploiement des compteurs Linky aurait coûté 5.7 Mds € à Enedis depuis 2015, mais sur la seule période 2021-2024, l’entreprise estime qu’elle aura économisé 1 Md € sur la relève manuelle des compteurs, la diminution des erreurs de facturation et la lutte contre la fraude. Dans le secteur de l’eau, les gains opérationnels permis par les compteurs intelligents ne permettent toutefois pas de compenser aussi rapidement leurs coûts de gestion (maintenance, entretien du réseau, coûts informatiques…). Il reste que, si l’objectif est d’atteindre rapidement une meilleure gestion de la ressource et d’en maîtriser la demande, ces appareils sont des outils essentiels. 
  2. S’il est vrai que sur une ressource dont la consommation est parfois peu élastique au prix et le prix lui-même relativement bas, le signal-prix est d’un faible secours pour orienter les consommations, on ne peut évacuer l’hypothèse qu’un système de tarification suffisamment distorsif produise néanmoins des effets sur la demande de certains consommateurs (a fortiori dans le cadre d’une tarification progressive, différente de celui d’une tarification linéaire comme envisagé dans l’encadré présenté plus haut). Cette hypothèse est partiellement validée par les travaux empiriques du chercheur Alexandre Mayol sur le cas dunkerquois. Il observe en effet que les élasticités des consommateurs sont hétérogènes : alors que les consommateurs du bloc intermédiaire (entre 80 et 200 m3) ne présentent quasiment aucun changement de comportement, les « gros consommateurs » (plus de 200 m3) et les « petits » (moins de 75 m3, soit environ 50% de la population observée) ont modifié leur consommation, les premiers la diminuant et les seconds l’augmentant. Les « gros consommateurs » présentent toutefois une élasticité plus forte que les « petits ». Au total, l’instauration d’un tarif suffisamment discriminant se traduit par une baisse de la consommation agrégée, ce qui était l’un des buts recherchés (modération de la demande et des usages). Couplée à des campagnes de sensibilisation et d’éducation à l’usage de la ressource, la consommation moyenne dunkerquoise s’établit à 67 m3 par ménage contre une moyenne nationale supérieure à 80 m3.  Par ailleurs, le caractère très redistributif de la tarification progressive aboutit à un résultat conforme à l’équité au regard des contributions effectives des ménages : les 20% du haut de la distribution (ceux dont la consommation peut être en large partie identifiée à une consommation de confort) permettent à l’opérateur d’équilibrer la distribution de l’eau tout en demandant moins aux 50% du bas de la distribution.
  3. Ces évaluations buttent cependant souvent sur une incertitude : les « gros consommateurs » sont-ils des ménages aisés, propriétaires de résidences secondaires avec piscine et qui arrosent abondamment leur pelouse en toutes saisons, comme on l’imagine volontiers, ou bien des familles nombreuses dont le mode de vie est beaucoup plus sobre ? Pour mesurer sérieusement l’équité du système, il faut impérativement connaître la morphologie des ménages. La loi Brottes de 2013 permet en théorie d’accéder aux données fiscales et à celles de la CAF afin d’associer la mise en place des tarifs sociaux à des critères comme la CMU, le quotient familial, le revenu fiscal de référence…

Que conclure ? A supposer que l’eau passe de ressource abondante et bon marché au statut de ressource plus rare et plus chère, et que, ce faisant, les compétitions s’aiguisent autour de ses usages, il vaut sans doute la peine que les politiques publiques se dotent d’outils de monitoring de la demande plus fins et plus performants. Qu’il faille pour cela le décréter au niveau national ne va pas forcément de soi, mais que localement, là où le stress hydrique sera le plus fort, l’Etat soutienne le déploiement de telles mesures paraît pertinent et sensé, pour autant que la modulation du prix soit suffisamment élevée, bien ciblée et bien expliquée. Des plans d’équipement de compteurs intelligents individuels – à l’image de ce que l’on a fait à grande échelle avec le compteur Linky pour l’électricité – couplés au décloisonnement des données fiscales et sociales, et aux technologies de big data devraient alors être considérés positivement. Il pourrait également être envisagé d’englober dans un tel système les secteurs professionnels les plus hydro-intensifs (agriculture, filières industrielles, entreprises de loisir touristique…).

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Alexandre Durain

Eve Margolis