Lors de la publication le 6 mai dernier d’une note consacrée au programme énergétique de la liste Rassemblement National (« Le « paradis énergétique » de Jordan Bardella »), un vif débat s’est engagé sur X avec Jean-Philippe Tanguy, député RN. Celui-ci a accusé Terra Nova de caricaturer voire de travestir les idées du RN sur la question. Ces échanges ont d’ailleurs permis de clarifier certains points que le projet de Jordan Bardella laissait notoirement dans l’ombre (notamment sur le solaire et sur les barrages hydrauliques). Ils ont également soulevé des questions que nous n’avions pas posées (comme sur le financement). Enfin, ils se sont accompagnés d’objections souvent péremptoires à nos analyses. Pour ces trois raisons, il nous a semblé utile de poursuivre la discussion dans un cadre moins contraignant et plus apaisé que les polémiques sur X. Voici donc notre réponse aux réponses de Jean-Philippe Tanguy.
Ni éolien, ni solaire
Marine Le Pen s’était positionnée en faveur d’un moratoire sur le solaire et l’éolien lors de la campagne pour l’élection présidentielle 2022. Le programme de Jordan Bardella prône à présent un moratoire sur les « énergies intermittentes » mais ne mentionne explicitement que l’éolien. La position du RN sur le solaire semble donc être devenue incertaine. D’où notre interrogation dans la note citée plus haut. Sur ce point, J.-P. Tanguy nous répond sur X : « Le moratoire [sur le solaire] est soumis à la défense de filières industrielles françaises et européennes solides + maturités technologiques dans la production d’hydrogène et/ou autres formes potentiels (sic) de stockage pour compenser les effets de l’intermittence. » Qu’est-ce que cela signifie ? La position exprimée par J.-P. Tanguy est une façon détournée de renouveler l’appel à un moratoire sur le solaire. La démonstration en est assez simple : 90% des panneaux solaires actuellement installés en France étant produits en Chine et la production d’hydrogène pour jouer le rôle de stockage d’électricité étant loin d’être économiquement intéressante à ce stade, les conditions requises par le RN pour renoncer au moratoire sur le solaire sont très loin d’être réunies. Sur ce point, nous avons donc une clarification utile des propositions du RN : ni éolien ni solaire. De fait, la satisfaction de besoins supplémentaires d’électricité d’ici 2035 devra passer par d’autres moyens. Les nouvelles capacités nucléaires ne pouvant être prêtes avant cette date, c’est donc à des centrales à gaz qu’il faudra faire appel, car il est très peu probable que les autres énergies renouvelables (hydraulique, géothermie, biomasse…) puissent intégralement compenser l’abandon de l’éolien et du solaire. A moins bien sûr que le RN renonce à l’électrification de nombreux usages comme il souhaite le faire en revenant sur l’interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs dès 2035. Mais, dans un cas comme dans l’autre, cela reviendra à rester dans une forte dépendance aux énergies fossiles, ce qui est précisément ce que nous reprochons au programme du RN, sur le plan climatique comme sur le plan économique et géopolitique.
J.-P. Tanguy nous reproche cependant de sous-estimer l’intérêt du RN pour les énergies renouvelables : « Sur les ENR, c’est encore faux : le RN a le programme le plus ambitieux sur le développement de l’hydroélectrique + STEPs. Nous valorisons aussi davantage la géothermie. » Nous n’avions pas écrit que le RN est fâché avec toutes les ENR, mais avec les intermittentes (éolien et solaire), comme la démonstration vient d’en être faite. Le problème est qu’aucun des scénarios de transition énergétique qui sont sur la table ne peut se passer d’un net accroissement de la production éolienne et solaire dans une hypothèse d’éviction progressive des fossiles et d’électrification des usages. En se limitant pour l’essentiel au nucléaire et à l’hydraulique, le RN assume sans le dire clairement de ne pas augmenter notre production d’électricité avant 2035 alors que les besoins seront là si nous voulons décarboner et diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, gaz et pétrole en tête.
La question du financement
Au cours de nos échanges sur X, un tiers a demandé comment le RN comptait financer son programme et notamment les EPR envisagés. Nous avons répondu que le programme de Jordan Bardella n’apportait guère de précisions à ce sujet. Ce à quoi J.-P. Tanguy a vertement réagi : « N’importe quoi. On propose d’utiliser le fonds souverain et la politique monétaire. Vous êtes nullissime, c’est consternant ».
Nous devons ici rendre un point à J.-P. Tanguy. Si le programme de Jordan Bardella n’évoque pas le « fonds souverain » dont parle le député RN, le levier de la politique monétaire y figure bel et bien dans un autre chapitre : « Intégrer la lutte contre le chômage et la réindustrialisation dans le mandat de la BCE et mettre les politiques monétaires au service de l’investissement dans l’économie réelle, la transition écologique et les technologies d’avenir ». Mais des deux arguments avancés par J.-P. Tanguy, c’est sans doute le moins consistant. Sans entrer dans le débat sur le mandat de la Banque centrale européenne, on est fondé à considérer que, dans l’état actuel des traités, même si les groupes d’extrême-droite étaient majoritaires demain au Parlement européen, ils n’auraient aucun pouvoir dans ce domaine. Et s’il fallait attendre un changement de mandat, voire de statut de la BCE, cela prendrait un temps probablement assez long, à supposer qu’un accord unanime puisse être trouvé sur cette base entre les Etats membres pour modifier les traités (le mandat de la BCE est spécifié à l’art. 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). En somme, quoi qu’on pense de la politique monétaire actuelle, il est risqué de compter sur cet instrument à l’horizon souhaité. Gager le financement de la transition énergétique sur ce type de leviers, c’est la placer sous une lourde hypothèque ou accepter le risque de devoir la remettre à plus tard.
Quant au « fonds souverain », Jordan Bardella ne l’a pas intégré à son programme mais il l’a évoqué à plusieurs reprises durant la campagne, reprenant grosso modo l’idée avancée par Marine Le Pen pour financer son programme pour l’élection présidentielle de 2022. La proposition était la suivante : drainer 500 milliards d’euros en 5 ans (soit l’intégralité du flux annuel net d’épargne en France !) en proposant aux Français un placement garanti par l’Etat et rémunéré à un minimum de 2% ajustable à la hausse selon l’inflation et la durée du placement, le tout pour financer des infrastructures, la transition énergétique (notamment le nucléaire), les technologies ainsi que les PME. Ainsi, la candidate du RN souhaitait résoudre un vieux problème : les Français épargnent beaucoup mais cette épargne est insuffisamment fléchée vers l’économie réelle et les entreprises installées en France. Cette idée n’est pas sans intérêt et elle n’est d’ailleurs pas vraiment nouvelle : par le passé, le Fonds stratégique d’investissement de Sarkozy ou BPifrance qui lui a succédé ont couvert une partie de ce programme. Elle pose toutefois des questions auxquelles le RN n’a jamais répondu de façon suffisamment précise et convaincante : le rendement envisagé (2% minimum + inflation + prime selon la durée du placement) n’est-il pas à la fois trop élevé pour des investissements très sûrs (certaines infrastructures…) et trop bas pour des investissements plus risqués (PME…) ? Peut-on imaginer capter sur ce placement l’intégralité du flux annuel net d’épargne pendant cinq années consécutives en proposant un produit beaucoup moins liquide que le Livret A alors que beaucoup d’épargnants souhaitent pouvoir disposer de leurs fonds avant l’échéance ? Quelle gouvernance faudrait-il mettre en place pour éviter de succomber à la tentation de soutenir des « canards boiteux » dont les difficultés se trouveraient au cœur de l’actualité ? Etc.
Enfin et surtout, cette discussion s’est ouverte à propos du financement du nucléaire. Or la difficulté dans le financement des EPR n’est pas seulement le montant de leur financement mais aussi la régulation qui leur est associée : si des subventions sont débloquées pour un opérateur en monopole sans mise en concurrence, comment conserver une incitation économique à la performance ? Comment le coût sera-t-il répercuté aux consommateurs, y compris ceux qui ne sont pas clients d’EDF ? Comment s’assurer que les subventions ne servent pas à d’autres activités de l’entreprise ? Sur ces points, au RN comme dans d’autres partis favorables au nucléaire, il n’y a pas de réponse.
Le débat sur la baisse de la TVA sur les carburants
J.-P. Tanguy a également réagi à nos critiques concernant la baisse de la TVA sur les carburants : « Rien à voir avec l’écologie. Le RN a démontré que ces taxes n’ont jamais eu d’effet incitatif mais pénalisent simplement les classes moyennes et populaires, rendant au passage impopulaire la juste cause du climat. ». Il argumente cette position de la façon suivante : « La hausse considérable des taxes sur le carburant ne conduit à aucune baisse durable et importante de la consommation. Bref, aucune utilité écologique, juste taxer les gens. » Enfin, il ajoute : « Nous proposons la neutralité technologique sur les voitures/carburants propres ainsi que du protectionnisme intelligent sur ces filières plutôt que d’être la base arrière de la Chine ».
Le RN prend ainsi une position à contre-courant complet du consensus des économistes sur le signal-prix. Autrement dit, il raisonne comme si la consommation de carburant était totalement inélastique au prix. Il existe pourtant une abondante littérature scientifique qui démontre le contraire. L’Insee a ainsi montré en juillet 2023 que lorsque les prix augmentent de 1%, les volumes de carburant achetés par les automobilistes diminuent à court terme de 0,21 à 0,40%. Une autre étude de l’Insee datant de 2011 montrait une élasticité encore plus marquée à long terme. La sensibilité au prix – et donc à la fiscalité qui en est l’une des composantes – est bien réelle.
D’ailleurs, dans le cas contraire, comment s’expliquerait-on que les ménages français aient longtemps privilégié le diesel sur l’essence ? En réalité, cette préférence pour le diesel était tirée par la recherche d’économies sur les consommations de carburant à une époque où les taxes sur le diesel étaient beaucoup plus faibles que sur l’essence. Comment s’expliquerait-on également que le parc de véhicules en circulation en Europe et en France soit beaucoup plus efficient qu’aux Etats-Unis ? En réalité, le prix des carburants aux Etats-Unis rend accessibles à l’usage des véhicules qui ont une consommation aux 100 km très supérieure aux véhicules européens. A moyen et long terme, le prix des carburants a bel et bien une incidence marquée sur les choix des consommateurs. C’est d’ailleurs ce qui explique le succès rencontré par le leasing social électrique fin 2023 en France ou encore le développement de mobilités alternatives comme le covoiturage ou les cars express haute fréquence. L’idée que la fiscalité des carburants n’aurait aucun effet sur les choix des consommateurs est donc largement une fiction. La réalité est bien que le signal-prix fonctionne. Et c’est la raison pour laquelle une baisse de la TVA sur les carburants entrainerait très probablement une hausse des volumes consommés, comme nous l’écrivions dans la note initiale.
Un dernier mot à propos du principe de neutralité technologique mis en avant par J.-P. Tanguy dans sa réaction. Ce principe signifie que les politiques publiques et le cadre réglementaire ne devraient pas privilégier une technologie (les moteurs à batteries électriques, par exemple) plutôt qu’une autre (les moteurs à hydrogène ou le biogaz par exemple). Le problème est que, comme le montrait Jean-Philippe Hermine ici même, les industriels peuvent difficilement se permettre d’investir de front dans trois lignes de production différentes sans mettre en péril leurs économies d’échelle. Par ailleurs, il est également difficile d’imaginer que l’on investisse simultanément dans trois réseaux de recharge différents.
La question du destin des barrages hydro-électriques
Dans la note initiale, nous mettions en évidence le fait que le programme de Jordan Bardella mise sur l’énergie hydro-électrique sans dire comment il compte sortir de l’impasse dans laquelle se trouvent les barrages français aujourd’hui au regard du droit de la concurrence européen. J.-P. Tanguy nous objecte que la position du RN sur ce sujet est très claire : « Sur les barrages, il n’y a aucune impasse => ils seront transférés à EDF. (…) » Et il renchérit : « Je connais parfaitement le sujet, j’ai été l’un des seuls à en parler depuis dix ans. Il suffit de regarder les auditions de la commission d’enquête. Je ne suis seulement pas un soumis fédéraliste : le sort de NOS barrages ne concerne que le gouvernement et citoyens français ».
Le RN veut donc vendre les barrages à EDF. Dont acte. Cette solution était bien évoquée dans la note initiale. Nous comprenons ainsi que le RN se range au « régime d’autorisation » souhaité par EDF et actuellement privilégié par le gouvernement. Mais, comme nous le soulignions, cette option ne va pas de soi et, cette fois-ci, ce n’est pas l’Europe qui risque de freiner, bien que la Commission ait indiqué, selon l’ancien directeur de cabinet de la ministre de l’énergie, « qu’il n’existe pas de chemin juridique pour faire fonctionner cette solution ». C’est bien dans le cadre nationale qu’une difficulté risque d’émerger, car il y a des règles en matière de cession d’actifs publics. Des concurrents d’EDF pourraient en effet se plaindre à l’Autorité de la concurrence (française) qu’ils auraient pu offrir le même niveau de prestation de service pour un montant plus élevé reversé à l’Etat.
A propos de la taxe carbone aux frontières
Sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), la note initiale pointait la contradiction dans laquelle se trouve le RN : ses leaders passent leur temps à déplorer le fait que nous imposons à nos producteurs des normes environnementales qui ne s’imposent pas à leurs concurrents, mais ils ont refusé de voter en faveur de la taxe carbone aux frontières qui a justement vocation à rétablir un minimum d’équité dans les termes de l’échange et à éviter les « fuites de carbone ». J.-P. Tanguy se justifie sur ce point : « Sur la taxe carbone aux frontières, on a expliqué notre abstention. C’est une taxe sur six produits qui conduit à taxer l’acier chinois, mais pas les voitures produites avec cet acier. Absurde. On voulait une taxe sur tous les produits importés que l’on peut produire en Europe. » C’est en effet ce qui est écrit dans leur explication de vote au Parlement européen : ils se sont abstenus parce qu’ils auraient préféré que les produits finis et semi-finis soient compris dans le MACF.
Souhaiter que le MACF comprenne les produits finis et semi-finis est louable mais, à ce stade, un peu vain. Car cela suppose que l’on ait surmonté des difficultés techniques et pratiques pour le moment hors de portée. Un même produit peut en effet être composé de multiples pièces détachées et matériaux, eux-mêmes produits dans une multitude de pays. Calculer le contenu en carbone d’un tel produit suppose de pouvoir calculer le contenu en carbone de chacune de ces pièces et de connaître les émissions réelles de tous les producteurs qui ont concouru à leur fabrication, ainsi que les intrants utilisés dans tous les processus de production concernés. Faut-il pour autant attendre de savoir calculer le contenu carbone de tous les produits pour commencer à agir, à limiter les fuites de carbone et à rétablir un peu de justice dans les échanges internationaux ? L’abstention des eurodéputés RN consiste à dire, au fond, qu’il vaut mieux ne rien faire tant qu’on ne peut pas tout faire. L’abstention est ici clairement le paravent de l’inaction.
Sur le prix de l’électricité
J.-P. Tanguy prétend que le RN n’a nullement omis de tenir compte de la composition de la facture d’électricité des ménages dans son appréciation des tarifs et de leur évolution : « De même sur le tarif, on sait très bien qu’il y a les sujets fiscaux et le coût du réseau, c’est aussi dans le programme. Bref n’importe quoi de A à Z. » Le problème reste cependant que, même avec une réduction de la TVA, aucun calcul ne permet de démontrer que la solution du RN aboutirait à une baisse de 30% à 40% de la facture d’électricité, qui plus est avec une part significative des factures qui provient déjà du nucléaire régulé.
Concernant le marché européen de l’électricité et la volonté du RN de défendre un tarif indexé sur les coûts, J.-P. Tanguy affirmait récemment aux Echos : « Nous pourrons toujours négocier des accords bilatéraux avec chacun des pays qui veulent acheter de l’électricité française. Ce sera facile, ils en ont besoin ». Le député RN a l’air de penser que notre pays est entouré de pays qui dépendent de sa production d’électricité. En réalité, en 2022, malgré la crise gazière, les autres pays européens ont très bien fait sans nous, tandis que nous étions en revanche bien heureux de pouvoir importer au prix de marché plutôt qu’à un prix négocié en gré à gré à un moment où nous n’étions pas en position de force. Actuellement, la France est redevenue exportatrice d’électricité, mais nous restons importateurs à certains moments pour des questions d’optimisation économique, car c’est bien ce que permet le marché européen de l’électricité : une optimisation des échanges via les interconnexions. Nos voisins n’y sont pas moins dépendants que nous et des simulations de RTE en « France isolée » indiquent bien que la France aurait un taux de coupure électrique très élevé sans les interconnexions (de l’ordre de 60h par an en espérance).
J.-P. Tanguy déclare ensuite que, dans l’hypothèse où ça ne marcherait pas si bien, « l’autonomie totale, ça ne me fait pas peur. Nous pouvons augmenter nos capacités de production pour y arriver ». On en revient ici à l’idée de base : le RN n’a pas peur d’une sortie du marché et est prêt pour cela à développer de nouveaux moyens de production, certainement au gaz, au moins à court terme, pour remplacer la sécurité apportée par nos interconnexions, au mépris du coût pour la collectivité et de l’impact sur le climat. Chacun se fera sa propre opinion sur le sujet.