Réutilisation des eaux usées traitées : et si on levait les freins ?

Réutilisation des eaux usées traitées : et si on levait les freins ?
Publié le 31 août 2023
  • Chef de projet/Experte « Qualité assainissement et réutilisation des eaux usées traitées » chez Véolia
Cet été particulièrement sec l'a rappelé avec évidence : l'âge de la sobriété commence aussi pour l'eau. Parmi les pistes de changements, la réutilisation des eaux usées traitées est prometteuse pour certains usages bien définis. Une prise de conscience est en cours mais elle n'a pas suffi jusqu'à présent à dépasser les obstacles à un recours plus large à cette ressource.
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L’eau est une ressource essentielle à la vie, indispensable pour notre santé, notre économie et nos écosystèmes.

C’est aussi une ressource en tensions. Dans un contexte de changement climatique et de pression démographique croissante, les ressources diminuent. L’été 2022 en a témoigné : 93 départements ont connu des restrictions d’eau et plus de 1000 communes ont connu des ruptures d’approvisionnement en eau et cela s’est poursuivi en 2023.

Le constat est aujourd’hui partagé. 79% des Français estiment que la raréfaction et l’épuisement des ressources, dont le manque d’eau potable, sont un risque grave et immédiat pour la société1. Des solutions sont à inventer dès à présent pour garantir sur le long terme de l’eau pour tous, en quantité et en qualité suffisantes pour satisfaire tous les usages (production d’eau potable, agricoles, industriels, environnementaux, …).

Dans ce contexte, en mars dernier, le « plan eau » a été adopté par le Gouvernement avec 53 mesures pour l’eau. Il vise en premier lieu à organiser la sobriété des usages pour tous en accompagnant les acteurs, mais aussi à préserver la qualité de l’eau en prévenant les pollutions et également à optimiser la disponibilité de la ressource. Il s’agit là de réduire les fuites sur les réseaux de distribution, de développer le recours aux eaux non conventionnelles et en particulier la réutilisation des eaux usées traitées. Un objectif de 1000 projets d’ici à 2027 sur le territoire français est ainsi retenu.

Les objectifs et axes du plan eau
Source : Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau (ecologie.gouv.fr)

Réutiliser de l’eau usée pour certains usages, dès lors qu’elle a été traitée, semble l’évidence même : ”l’eau est trop précieuse pour n’être utilisée qu’une seule fois !”, estime Christelle Pagotto, experte qualité assainissement chez Veolia Eau France. Ce n’est pourtant pas si simple…

De quoi s’agit-il ?

La réutilisation des eaux usées traitées ( REUT) consiste à utiliser les eaux usées en sortie de station d’épuration destinées à être rejetées au milieu naturel (rivière, mer) pour de nouveaux usages.

La réutilisation des eaux usées traitées permet ainsi de :

• de lutter contre les effets des sécheresses tout en préservant les ressources en eau,

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• contribuer au maintien de l’activité économique, agricole, industrielle ou touristique,

• préserver le cadre de vie : espaces verts en ville, nettoyage des rues …

Ces dernières décennies, divers projets ont émergé en France : à titre d’exemples, parmi les plus emblématiques, on peut citer l’irrigation des cultures de pommes de terre à Noirmoutier, l’arrosage de golfs à Sainte-Maxime, Pornic, en passant par l’arrosage des espaces verts à Disneyland, et en allant jusqu’au démonstrateur Jourdain (VendéeEau) visant à réalimenter une retenue destinée à la production d’eau potable. D’autres exemples sont référencés dans le panorama du Cerema.

SmartFertireuse, un projet porté par Veolia via son activité Eau France et la Sede, mais aussi par des partenaires académiques et des collectivités territoriales de la région Occitanie, qui a permis de démontrer l’innocuité de la REUT pour l’agriculture quand cela est bien géré.

Elle reste cependant peu développée en France : moins de 1% des eaux usées traitées sont réutilisées alors que ce chiffre atteint 14 % en Espagne, 8 % en Italie, et même 90% en Israël.

Alors pourquoi ? Et quels sont les leviers possibles ?

La mise en œuvre d’un projet de réutilisation des eaux usées traitées, de la production de ces eaux jusqu’à leur utilisation, est un processus complexe qui demande un investissement important pour garantir un projet durable tout en maîtrisant les risques. La complexité s’explique par la réglementation applicable et les démarches administratives associées, la technicité nécessaire et les coûts induits, les enjeux environnementaux associés mais aussi par la diversité des acteurs à mobiliser.

Un cadre réglementaire en évolution

Quelle que soit l’utilisation envisagée, la mise en œuvre de projets de réutilisation des eaux usées est une pratique strictement réglementée et soumise à un régime d’autorisation préalable. Cela est indispensable pour s’assurer que les projets sont “sans regret” et que les risques environnementaux et sanitaires sont bien maîtrisés.

A ce jour, le cadre réglementaire applicable se compose de plusieurs textes :

– l’arrêté du 2 Août 2010 révisé en 2016 relatif à l’utilisation d’eaux issues du traitement d’épuration des eaux résiduaires urbaines pour l’irrigation des cultures et des espaces verts. Au niveau européen, le règlement (UE) 2020/41 du 25 Mai 2020 relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau, entré en vigueur le 26 juin 2023, va venir modifier la réglementation française applicable actuellement pour les usages d’irrigation agricole (un nouvel arrêté vient d’être soumis à la consultation publique en ce sens ce mois ci).

– le décret du 10 Mars 2022 complété par l’arrêté du 28 juillet 2022 permet la réutilisation pour de nouveaux usages tels que des usages urbains (hydrocurage des réseaux d’assainissement, nettoyage des voiries, lutte contre les incendies…), des usages industriels ou bien encore environnementaux (recharge de nappes). Ce décret concerne à la fois les eaux usées traitées urbaines et les eaux usées traitées industrielles. Il permet d’autoriser les projets pour une durée limitée à cinq ans au maximum2.

Si elle a le mérite d’exister, cette réglementation pour reprendre les conclusions du Groupe de travail ASTEE sur les Eaux Non Conventionnelles, animé par Christelle Pagotto, comporte quelques verrous :

– elle a un cadre d’application restreint (certains types d’eau et certains usages ne sont pas réglementés (ex. eaux de piscine pour arrosage des espaces verts) ce qui est bien souvent assimilé à une interdiction) avec diverses restrictions d’usages (lieux accueillant du public…),

– elle est organisée en silo par types d’eau et types d’usages et est inadaptée pour les projets multi-sources ou multi-usages, pourtant nécessaires pour atteindre la rentabilité économique,

– l’aboutissement des dossiers d’autorisation s’avère long et complexe, notamment pour l’expérimentation (via le dispositif “France expérimentation”)

…mais une volonté de lever les freins réglementaires !

Avec les annonces du “Plan eau”, le cadre réglementaire devrait connaître des ajustements pour lever quelques freins réglementaires (ex. des ouvertures en agroalimentaire, des assouplissements des procédures administratives…). De nouveaux projets de textes en ce sens viennent d’être mis en consultation publique et l’ensemble des acteurs (ASTEE…) s’est mobilisé pour souligner les progrès et les ajustements attendus pour favoriser la réutilisation des eaux usées.

Des investissements nécessaires…

Autre frein au développement de la pratique, les investissements nécessaires. En effet, un projet de réutilisation des eaux usées traitées suppose bien souvent la mise en œuvre d’un traitement complémentaire pour disposer de la qualité d’eau requise et d’une surveillance importante pour s’en assurer.

Une palette de technologies existe pour éliminer de l’eau les indésirables qui peuvent rester et nuire à sa réutilisation (matières en suspension, micro-organismes…) :

– Filtration : trois classes de systèmes existent : le premier niveau est la filtration grossière des eaux usées sur un tamis, la deuxième classe est la filtration granulaire avec des filtres à sable, et le troisième système, le plus poussé, est la filtration membranaire qui élimine la matière en suspension ainsi qu’une partie des bactéries et des virus. Le choix est à faire selon la qualité d’eau entrante mais aussi selon la qualité d’eau souhaitée ;

– Désinfection : par irradiation d’UV et/ou chimique, elle permet d’éliminer les microorganismes non souhaités dans les eaux usées traitées et de maintenir la qualité lors du stockage et de la distribution.

Au-delà du traitement, bien souvent de nouvelles canalisations sont nécessaires pour distribuer l’eau aux utilisateurs.

La mise en œuvre de ces infrastructures complémentaires nécessite un investissement, et a donc un coût économique associé. Se pose donc la question de financer la réutilisation ainsi que celle de l’acceptabilité des usagers à payer ce service de fourniture d’eau.

Pour des projets viables l’argent ne manque pas, mais le surcoût des investissements reste un frein pour de nombreux Français3.

« Par rapport à un prélèvement dans le milieu naturel sur lequel les agriculteurs et irrigants payent uniquement une redevance de quelques centimes au m3, on est potentiellement cinq fois plus chers sur les coûts d’une solution de REUT » , reconnaît Yvan Poussade, Senior Process Engineer chez Veolia. Ce dernier estime toutefois qu’il « ne faut pas penser en termes de retombées financières mais de pérennité de l’activité ».

De façon plus générale, la réutilisation n’apparaît pas compétitive face à un prélèvement direct dans le milieu naturel à coût quasi nul.

…et un nouveau modèle économique à inventer

Aujourd’hui, les Agences de l’eau encouragent le recours à l’usage des eaux non-conventionnelles par la mise en place d’un dispositif d’aides au fil de l’eau (Ex. Agence de l’eau Adour Garonne). Les projets de réutilisation sont ainsi accompagnés par les Agences de l’eau (avec des taux de subvention allant de 50 à 70%), et peuvent également bénéficier d’aides du département, de l’Europe. Au travers du “plan eau”, des moyens supplémentaires vont être alloués : les moyens des agences de l’eau vont être rehaussés de 475M€/an et le plafond de dépenses des agences de l’eau va être supprimé.

Au delà, une profonde réflexion est à engager en France :

– sur le prix de l’eau et des redevances que paye chacun des acteurs,

– ainsi que sur l’accompagnement à mettre en place pour soutenir les coûts d’entretien et de distribution, au-delà des coûts initiaux des infrastructures.

A date, un large subventionnement est nécessaire dans l’attente de nouveaux modèles d’affaires, insuffisamment développés aujourd’hui, comme l’a souligné l’étude de l’institut national de l’économie circulaire (2018).

Des enjeux environnementaux à considérer…

Si la réutilisation des eaux usées traitées est tout à fait adaptée en milieu littoral lorsque les eaux usées traitées sont rejetées en mer, elle n’est pas toujours intéressante en milieu continental lorsque le rejet de la station contribue significativement au débit du cours d’eau dans laquelle elle se rejette. Elle pourrait perturber les usages à l’aval (environnementaux…).

De même, elle ne suarait se substrituer principe de sobriété est un prérequis indispensable.

L’analyse du cycle de vie globale est également à considérer pour intégrer l’ensemble des enjeux environnementaux : bilan hydrique mais aussi consommation énergétique, gaz à effets de serre, etc.

…et des projets à penser localement dans un contexte spécifique

Les projets de réutilisation des eaux usées doivent ainsi entrer dans une vision intégrée et raisonnée de la ressource en eau à l’échelle du territoire. Localement, les enjeux et les solutions doivent être étudiés pour peser le pour et le contre de chaque alternative et définir ce qui peut être fait « sans regret”. Ainsi le Cerema souligne que « face à cette complexité, il convient d’analyser l’opportunité de la mise en œuvre de la réutiliser par les prismes des besoins en eau actuels et futurs (écosystèmes existants, besoins humains), du contexte territorial (industriel, littoral, continental, agricole…) dans lequel est implantée la station de traitement (tendances climatiques, sensibilité au stress hydrique, aménagements projetés, évolution démographique) ou encore des contraintes réglementaires et économiques. L’étude d’opportunité apparaît alors comme un outil d’aide à la décision.”

Des parties prenantes à mobiliser et à rassurer…

Enfin, les projets de réutilisation des eaux usées traitées nécessitent la mobilisation de toutes les parties prenantes : producteurs des eaux usées traitées, utilisateurs (collectivités, agriculteurs, industriels), services instructeurs, financeurs dont les Agences de l’eau, nécessitent l’organisation de partenariats et la mise en place de documents d’engagement.

Il faut aussi parfois répondre aux inquiétudes de la population.

…en partageant les REX et en associant très amont l’ensemble des acteurs au projet

Aussi, pour qu’un projet se déroule bien, il est indispensable d’associer très amont dès les premières idées l’ensemble des parties prenantes pour que puissent être définis collectivement ce qui faisable et acceptable ainsi que les prérequis et conditions spécifiques admissibles.

Que conclure ?

La réutilisation des eaux usées traitées est l’une des solutions pour s’adapter aux tensions sur les ressources en eau et assurer la pérennité de certaines activités et usages. Mais elle doit toujours intervenir en complément d’une démarche de sobriété et elle doit s’inscrire dans une démarche de gestion concertée de la ressource en eau à l’échelle territoriale, en associant toutes les parties prenantes.

Elle est aujourd’hui en France encadrée par une réglementation stricte mais qui a vocation à s’assouplir. Les solutions techniques existent pour sa mise en œuvre et pour garantir une qualité d’eau adaptée. Aujourd’hui, elle nécessite toutefois un large subventionnement public pour être viable. Reste ainsi à lever de derniers freins et notamment à inventer le nouveau modèle économique pour lui permettre de trouver sa place de façon pérenne. De nombreux acteurs se mobilisent aujourd’hui en France pour y réfléchir collectivement et définir les conditions de succès, preuve que l’enjeu est bien présent et que les attentes sont fortes.


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Christelle Pagotto