Programmes d’action nitrates : les résultats ne sont à la hauteur ni des attentes ni des enjeux

Programmes d’action nitrates : les résultats ne sont à la hauteur ni des attentes ni des enjeux
Publié le 10 janvier 2024
La directive européenne du 12 décembre 1991 donnait deux ans à la France pour se conformer à ses instructions « concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles ». Plus de trente ans après, alors que l’État français est sur le point de mettre en œuvre le septième programme d’action nitrates, l’Autorité environnementale vient d’établir un constat sans appel. Les tendances à long terme de la concentration en nitrates dans les eaux de surface et souterraines, mesurée par l’augmentation du nombre de communes classées en zones vulnérables, l’eutrophisation croissante des cours d’eau et l’augmentation de la teneur en nitrates dans les eaux souterraines, signent une absence d’amélioration et ce malgré un plafonnement des ventes d’engrais depuis le début du siècle.
Écouter cet article
00:00 / 00:00
Voir ici le rapport de l’Autorité environnementale

Les nitrates sont des nutriments minéraux azotés indispensables à la croissance des végétaux. Leur usage sous forme d’engrais a connu une croissance continue depuis la découverte du procédé Haber-Bosch au début du XX° siècle et a été l’un des piliers de la « révolution verte » à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. En France comme ailleurs, la quantité d’azote minéral utilisée a augmenté jusqu’à atteindre un plafond de vente variant entre 80 et 90 kg/ha fertilisable à partir des années 2000.

Dans de nombreuses régions, l’épandage excessif de lisier et fumier participe également à la sursaturation des sols en azote minéral sous forme de nitrates, de nitrites et d’ammonium, qui sont des ions très solubles et donc très facilement transférables vers les milieux aquatiques. L’Autorité environnementale, formation d’autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD), estime par exemple que l’agriculture est à l’origine de 88 % des nitrates (NO3) contenus dans les eaux. Seuls 30 à 60% des apports azotés sont assimilés par les végétaux, et ceci n’a lieu que lorsqu’ils sont en phase de croissance. Or les effluents d’élevage sont souvent épandus hors saison de végétation, en raison de capacités insuffisantes de stockage : ces apports ne présentent alors aucun intérêt agronomique et provoquent des phénomènes d’eutrophisation qui constituent des altérations majeures des milieux aquatiques. Ils se traduisent par des proliférations algales, qui induisent une réduction drastique de la biodiversité et peuvent s’accompagner du développement de cyanotoxines. En outre, une part de l’azote apporté se volatilise sous forme d’ammoniac (NH3), de diazote (N2) ou de protoxyde d’azote (N20). Ces rejets d’azote d’origine agricole s’ajoutent à ceux issus des autres activités humaines (industrie, transport, services, activités domestiques…) et notamment aux oxydes d’azote (N0x). L’ensemble de ces rejets azotés constituent également une importante source de préoccupation quant à la qualité de l’air.

Des effets délétères sur la santé

Chez l’Homme, la toxicité aiguë des nitrates résulte principalement de leur réduction en nitrites et de la formation de méthémoglobine, pouvant conduire à des troubles graves notamment chez le nourrisson. La méthémoglobinémie survient en effet principalement chez les enfants de moins de trois mois exposés à des concentrations élevées de nitrates dans l’eau utilisée pour la préparation des biberons. La méthémoglobinémie résulte de la réduction des nitrates en nitrites par les microorganismes du système digestif, nitrites qui provoquent l’oxydation du fer ferreux (Fe2+) présent dans l’hémoglobine en fer ferrique (Fe3+), ce qui engendre la méthémoglobine. Or, la méthémoglobine, contrairement à l’hémoglobine, est incapable de fixer l’oxygène, le transport de l’oxygène des poumons vers les tissus se trouve donc réduit, ce qui conduit à de multiples troubles et provoque la maladie dite “de l’enfant bleu“.

Pour prévenir ces risques, les réglementations internationales prévoient des seuils maximaux pour les concentrations en nitrates dans les eaux de boisson. En France, le décret 2001-1220 du 20 décembre 2001 limite à 50 milligrammes par litre la teneur maximale en nitrates de l’eau destinée à la consommation humaine. Sauf dérogation, une eau dont la teneur en nitrates dépasse 50 mg par litre n’est pas apte à être potabilisée et distribuée.

Abonnez-vous à notre newsletter

Cependant, des effets néfastes sur la santé peuvent être enregistrés à des concentrations beaucoup plus faibles lors d’expositions chroniques : lorsqu’ils sont ingérés en quantité excessive, les nitrates et les nitrites donnent naissance à des composés nitrosés dont certains ont un caractère cancérogène et génotoxique avéré. Un rapport de l’Anses, publié en juillet 2022, dresse une revue exhaustive de la littérature scientifique disponible et démontre sans ambiguïté le lien entre la présence de ces composés dans l’organisme et le risque de développer un cancer colorectal.

Des effets délétères sur les écosystèmes

Indépendamment de ces effets sur la santé humaine, les nitrates en excès exercent des effets délétères sur les environnements aquatiques. Dans les eaux douces et marines, les nitrates dopent la croissance des végétaux. Cet effet peut se produire à des concentrations considérées par les réglementations comme parfaitement admissibles. Si le phosphore n’est pas limitant (c’est-à-dire lorsque le rapport N/P est inférieur à 7 ) la stimulation de croissance des végétaux aquatiques est effective dès que la concentration en nitrates dépasse 1 mg/L. Les nitrates engendrent alors des proliférations d’algues et de cyanobactéries. A l’issue de leur cycle de vie, ces organismes meurent et sont la proie de décomposeurs qui prolifèrent à leur tour en entraînant la consommation et donc la disparition progressive du dioxygène (O2) contenu dans l’eau. Lorsque ces situations d’hypoxie (faible concentration en O2 dans l’eau) ou d’anoxie (absence d’O2 dans l’eau) s’installent, il se crée dans les écosystèmes affectés (cours d’eau, lacs, eaux côtières…) de larges zones impropres à la vie de nombreuses espèces (coraux, crustacés, mollusques, insectes, poissons…). Ces écosystèmes eutrophisés deviennent beaucoup moins aptes à dégrader la matière organique morte qui peut alors s’y accumuler dans des proportions considérables. Ces accumulations défraient régulièrement la chronique en Bretagne et Normandie : la décomposition anaérobie (c’est-à-dire en l’absence d’oxygène) de ces matières organiques produit des gaz toxiques comme l’hydrogène sulfuré (H2S) ou le méthane (CH4) qui peuvent conduire à des expositions mortelles (homme, sanglier, cheval…).

En outre, dans les lacs, étangs, cours d’eau, zones côtières, etc. où elles prolifèrent, les cyanobactéries représentent un autre risque pour la santé humaine et animale car, dans certaines conditions, elles produisent des cyanotoxines, qui sont à l’origine d’intoxications alimentaires et (ou) de la mort d’animaux domestiques et sauvages (chiens, chevreuils, etc.).

L’ensemble des services écosystémiques peut être affecté. Dans le massif du Jura par exemple, l’eutrophisation des rivières s’est accompagnée d’une raréfaction et parfois d’une disparition d’espèces aquatiques sensibles, comme les grands plécoptères, l’écrevisse à pattes blanches, les grandes éphémères, les trichoptères, et, en conséquence ultime, en moins de vingt ans, par la diminution de 50 à 80% des populations de salmonidés comme la truite et l’ombre. Les rivières autrefois célèbres et recherchées pour l’abondance de leurs truites ont depuis perdu leur valeur piscicole et leur attractivité touristique. Dans un milieu karstique comme le massif du Jura, les concentrations admissibles ne devraient pas dépasser 3 mg/L. Or, à l’évidence, ces seuils de qualité écologique sont dépassés de manière quasi permanente.

La colère de l’Autorité environnementale

La réduction des flux d’azote dans l’environnement est donc un enjeu environnemental majeur auquel il convient de répondre par des mesures appropriées.Dans sa Note délibérée Ae n° 2023-N-08 du 9 novembre 2023 sur les programmes d’actions Nitrates, l’Autorité environnementale considère qu’il n’y est pas répondu de manière suffisante et efficace. Elle constate qu’ « entre 2000 et 2020, (…) la teneur en nitrates dans les eaux a augmenté de 8 % à l’échelle nationale, ce qui traduit la faiblesse de l’ensemble des mesures prises dans les programmes d’actions. Cette pollution conduit à des incidences directes sur la santé humaine et à des surcoûts liés à la consommation d’eau potable : sur la période 1980-2021, 12 600 captages d’eau potable ont été fermés et 40,7 % des captages abandonnés en raison de la dégradation de la qualité de la ressource l’ont été du fait de teneurs excessives en nitrates ou pesticides »

L’Autorité environnementale déplore que les programmes d’action nitrates mis en œuvre depuis 30 ans ne soient pas en adéquation avec les enjeux posés par la pollution des eaux par les nitrates. Selon l’Autorité environnementale, une des raisons du manque d’efficacité de ces programmes tient à des dispositifs de suivi défaillants qui conduisent à la faiblesse récurrente des évaluations environnementales des effets des plans successifs. L’Autorité considère que la prise en compte conjointe du programme d’action national (Pan) et des programmes d’action régionaux (Par) est indispensable : “C’est bien l’ensemble composé du Pan et des Par qui doit permettre d’atteindre les objectifs de la directive «Nitrates». L’absence de prise en compte conjointe des deux composantes, Pan et Par, par les évaluations environnementales illustre le caractère artificiel de l’exercice tel qu’il est accompli : l’exercice n’a pas consisté à compléter des mesures nationales par des mesures régionales adaptées aux territoires, pour que l’ensemble des mesures atteigne un objectif, mais à prendre acte des résultats d’une négociation entre les parties prenantes et l’État et de compromis dans lesquels la prise en compte de l’environnement est secondaire.“

L’Autorité environnementale regrette en outre que des synergies ne soient pas recherchées avec la stratégie nationale bas carbone et le plan national de réduction des pollutions atmosphériques.

Ces constats sont récurrents depuis plus de 30 ans et « ne conduisent ni à développer de nouvelles mesures, ni à renforcer les mesures précédentes, ni à développer des dispositifs de suivis plus pertinents. L’ensemble de l’exercice paraît essentiellement formel et piloté au mieux par une volonté de continuité. Il s’agit de faire en sorte que l’obligation d’élaborer des programmes exigés par le droit de l’Union européenne soit satisfaite sans pour autant qu’ils aient une traduction concrète ni ne dessinent une orientation vers l’amélioration effective de la situation. »

L’Autorité environnementale n’entrevoit pas que la 7e génération des programmes d’actions puisse satisfaire l’objectif premier de la directive européenne « Nitrates »  et considère, plus généralement, qu’à l’instar des précédents ce programme n’est pas en adéquation avec les enjeux de réduction de la pollution des eaux et de l’air par l’azote. L’Autorité environnementale « appelle de ses vœux un programme d’actions sur les nitrates vraiment ambitieux et appliqué, et pleinement intégré dans une véritable stratégie d’ensemble d’amélioration effective des performances environnementales de l’agriculture. » L’urgence est d’autant plus grande que les assecs saisonniers de plus en plus nombreux, en résultat du changement climatique, conduisent à des concentrations en nitrates plus élevées pendant ces périodes.

L’urgence d’une vision de long terme

Ce constat alarmant concernant la persistance des pollutions par les nitrates fait écho à de nombreuses autres préoccupations environnementales et sanitaires majeures, comme celles liées aux difficultés à contrôler et réguler l’usage de produits phytosanitaires et de multiples contaminants chimiques d’origine anthropique tels que perturbateurs endocriniens, composés perfluorés, polluants organiques persistants, éléments traces métalliques, microplastiques…

Nombre d’effets écotoxiques et toxiques s’exercent souvent de manière insidieuse à l’issue d’expositions chroniques. Force est de constater qu’il est souvent très difficile voire impossible de faire prévaloir la réalité écologique et sanitaire vis-à-vis de considérations court-termistes liées à la réalité socio-économique du moment. La pression de groupes sociaux ou de diverses parties prenantes (acteurs économiques, usagers…), mais surtout l’insuffisante prise de conscience des dangers et des risques encourus à moyen et long terme font que les compromis trouvés ne conduisent pas à proposer ni à mettre en œuvre des mesures et des actions suffisamment efficaces pour préserver l’environnement et la santé publique. L’intérêt général est perdu de vue au profit d’intérêts catégoriels. Trop souvent, les arbitrages politiques et sociétaux aboutissent à privilégier un relatif statu quo au détriment de politiques ambitieuses de protection/préservation de la santé des populations et des écosystèmes. Ce positionnement qui perdure depuis des dizaines d’années confronte de plus en plus nos sociétés à des retours sanitaires et écologiques qui augmentent la tension des systèmes de santé et alimentaires et mettent en péril leur résilience.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Patrick Giraudoux

Pierre-Marie Badot