L’assurance prévoyance permet aux travailleurs et à leurs familles de bénéficier d’un complément de revenu pour compenser le manque à gagner en cas de coup dur lié à une incapacité temporaire ou permanente de travailler, une invalidité ou un décès. Elle complète le premier niveau de protection, issu des dispositifs obligatoires, qui est souvent largement surestimé. Par exemple, en cas de décès, l’indemnisation de base prévue par la Sécurité sociale couvre à peine les frais d’obsèques et ne permet certainement pas aux proches de compenser financièrement la perte d’un revenu familial en plus de la douleur du deuil. Il en est de même pour les indemnités journalières des régimes obligatoires qui ne suffisent pas à assurer un revenu de remplacement.
La prévoyance souffre d’un paradoxe : elle couvre les risques parmi les plus lourds de la vie mais reste mal connue et surtout loin d’être généralisée.
La couverture prévoyance reste tout d’abord très inégale pour les actifs du secteur privé – salariés, travailleurs non-salarié (TNS) ou demandeurs d’emploi. Environ 5,5 millions d’entre eux n’en disposent toujours pas. Or ces travailleurs non-couverts exercent souvent un métier pénible associé à une forte usure professionnelle et des bas salaires. Ils sont donc à la fois les plus à risque d’un accident de la vie, ceux pour lesquels la perte de revenu associée est la plus dramatique et les moins à même de s’en prémunir. Cette iniquité s’oppose frontalement à la promesse républicaine du travail comme moyen d’une vie digne et d’accès à une protection sociale suffisante pour chaque travailleur et sa famille.
Pour le secteur privé, ce défaut de couverture tient d’abord au fait que la couverture prévoyance dans le cadre professionnel n’est obligatoire que pour les cadres, principalement pour le risque décès. Pour les autres salariés qui ne sont pas cadres, la prévoyance n’est pas une obligation. Elle relève soit d’une convention collective soit de leur décision individuelle. 3,5 millions1de salariés n’en ont pas. Si les éditions 2019 et 2021 du baromètre de la prévoyance réalisé par le CREDOC et le CTIP révèlent que 83% des salariés déclarent bénéficier d’une couverture, c’est le cas seulement pour 35% des salariés en CDD ou en contrat précaire, 50% des salariés de TPE, 60% des employés et 63% des ouvriers. Pour eux, la seule solution est le recours à une assurance individuelle mais elle reste objectivement très peu accessible. Par exemple, pour certaines aides à domicile dont la convention collective ne prévoyait pas de prévoyance collective obligatoire, il y a encore quelques années, une prévoyance individuelle coûtait 60 à 70 euros par mois alors que leur salaire mensuel moyen se situait autour de 900 euros : consacrer 7 à 8% de son salaire à se couvrir contre des risques futurs quand on peine à subvenir aux besoins du présent est évidemment difficilement envisageable.
Toujours dans le secteur privé, pour les Travailleurs Non-Salariés (TNS) – soit près de 3 millions d’actifs indépendants, commerçants ou artisans – le taux de couverture est encore très insuffisant : seuls 35% sont protégés en cas d’arrêt de travail et d’invalidité, et 27% face au décès. Certes, le « dispositif Madelin » incite fiscalement à souscrire à des couvertures de prévoyance complémentaires personnalisées, mais il reste peu connu et facultatif.
Jusqu’à récemment, les agents publics étaient dans l’ensemble moins bien protégés par la prévoyance que les travailleurs du privé. Cette situation change rapidement. La loi Transformation de la Fonction publique d’août 2019, qui a acté le principe d’une prévoyance complémentaire pour tous dans les trois fonctions (État, territoriale, hospitalière) d’ici à 2026 est historique : la portée de cette réforme est très large, avec plus de 5,5 millions d’agents concernés à terme ; les accords qui en définissent les modalités, signés en 2023 pour les fonctions publiques d’État et territoriale, offrent aux fonctionnaires des conditions largement plus favorables que les minima prévus par la loi avec une part de cotisation payée par l’employeur d’au minimum 50% – et de presque 100% pour les plus bas salaires dont font par exemple partie les 75% d’agents de catégorie C de la fonction publique territoriale. Cette réforme, dont le dernier volet pour la fonction publique devrait être mis en place avant 2026, confirme l’efficacité de la mutualisation pour organiser la protection sociale complémentaire.
Ces inégalités face au risque de précarité en cas de perte de revenu obligent à se poser la question de la prévoyance complémentaire pour tous. Le contexte actuel ouvre un espace de discussion favorable à sa mise en place aujourd’hui. Le marché du travail étant marqué par des tensions de recrutement inédites, la prévoyance peut être un attribut fort de l’attractivité de la marque employeur pour attirer et fidéliser. Par ailleurs, le taux d’absentéisme est en hausse de 35% de 2019 à 2022 avec près de 44% des salariés qui ont connu un arrêt au moins une fois en 2022 et une forte croissance des arrêts de travail de plus de 3 jours depuis 2019. Quand « les cadres se cassent la tête et les ouvriers se cassent le dos » selon les termes du sociologue Denis Maillard, la prévoyance peut aussi servir de levier au déploiement de la prévention dans une logique « d’aller vers » sur le lieu de travail. Enfin, la décision inédite du gouvernement d’élargir la prévoyance complémentaire obligatoire à tous les agents publics montre une volonté politique. Les partenaires sociaux ont d’ailleurs inscrit la question de la prévoyance des non-cadres à leur agenda autonome en juillet dernier.
Pour les salariés encore non couverts, il existe une réponse opérationnelle qui pourrait être rapidement praticable. La mise en place de l’obligation d’une couverture prévoyance pourrait d’abord s’inspirer de l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 sur la mise en place de la complémentaire santé obligatoire pour tous. En suivant les mêmes orientations, elle introduirait d’une part, un panier minimal de garanties et, d’autre part, une prise en charge à 50% minimum par l’employeur. Cette obligation pourrait aussi s’inspirer de l’ANI prévoyance destiné aux cadres en conservant dans un premier temps un taux de cotisation minimal identique, soit 1,5% de la tranche de rémunération inférieure au plafond de la Sécurité sociale, ainsi que les exonérations de cotisation patronales liées au financement de la prévoyance. Il serait néanmoins légitime de s’interroger sur le niveau de ce taux et sur la pondération actuelle des risques qui le composent. Pour les cadres, le risque décès en particulier est basé sur les tables de mortalités de 1947, date de la signature de l’ANI, ce qui lui accorde un poids relatif très important alors même que l’espérance de vie a largement augmenté. Cette pondération pourrait être mise à jour en rééquilibrant la part décès et en réfléchissant à l’introduction d’une protection contre le risque dépendance dont on connaît le besoin croissant.
Sur la méthode, puisque les risques couverts par la prévoyance et la sinistralité varient en fonction des métiers, la branche et l’entreprise sont le lieu de négociation et de décision le plus pertinent pour adapter les couvertures à partir de ce panier minimal pour tous. Dans un premier temps, les partenaires sociaux pourraient engager des négociations au niveau de chaque branche dans lesquelles les salariés ne bénéficient pas d’une prévoyance ou disposent de protections insuffisantes afin de déterminer le contenu, la répartition des cotisations entre employeurs et salariés ou encore les modalités de choix de l’organisme assureur. Ensuite, les entreprises pourvues d’un ou plusieurs délégués syndicaux et non couvertes par une couverture prévoyance collective pourraient conduire une négociation visant à instaurer des garanties conformes aux stipulations de la convention ou de l’accord de branche ou, à défaut, satisfaisant aux critères définis par la loi. Enfin, en l’absence d’une convention de branche ou d’un accord d’entreprise, les employeurs pourraient avoir pour obligation de faire bénéficier leurs salariés d’une prévoyance à adhésion collective obligatoire par décision unilatérale sur la seule base du panier minimum.
Le coût réel pour les entreprises serait limité. En effet, la contribution des employeurs à la prévoyance est partiellement exonérée de charges et deux facteurs financiers réduiront le coût facial de cette contribution : la diminution des coûts des arrêts de travail par davantage de prévention et la diminution des coûts de recrutement et d’intégration des salariés par leur fidélisation accrue. Pour les employés, la mutualisation des risques permet d’atteindre un coût individuel (moins de 1% du salaire) largement inférieur à celui d’une prévoyance individuelle (parfois 5 à 10% du salaire net pour les bas salaires) et du potentiel manque à gagner en cas d’impossibilité de travailler. La protection contre le risque de tomber durablement dans la précarité a elle aussi une valeur.
Pour le public comme pour le privé, il est par ailleurs indispensable d’introduire un droit à l’information sur la prévoyance. Elle est souvent confondue avec la complémentaire santé qui ne permet que de compléter les remboursements de l’assurance maladie sur les frais de soins. Et même parmi les travailleurs couverts, plus de la moitié ne connaissent pas leur niveau de protection. Toute personne devrait pouvoir recevoir de chaque régime auquel elle est ou a été affiliée, une estimation indicative globale du montant des prestations d’assurance dont elle peut bénéficier.
Au-delà du monde salarié, cet élargissement de la prévoyance ne peut se faire que par étape. Pour les fonctionnaires, il faudra progressivement étendre les récents accords à la fonction publique hospitalière. En ce qui concerne les travailleurs indépendants, qui sont de plus en plus nombreux en raison d’une aspiration grandissante à être son propre patron et du développement de l’entrepreneuriat comme vecteur d’inclusion sociale pour des personnes éloignées de l’emploi, il convient d’initier une réflexion globale sur la portabilité des droits de la protection sociale, y compris complémentaire, tout au long de la vie professionnelle afin d’assurer à chacun un panier minimal de protection. Pour les travailleurs des plateformes en particulier, cette réflexion doit s’accompagner d’une présomption de salariat à partir d’un faisceau clair d’indices, inscrit dans la loi, inspirés de la jurisprudence française et du projet de directive européenne proposé par la Commission européenne en décembre 2021.
Mais, la prévoyance pour tous ne saurait nous exonérer de continuer à investir dans la prévention et la santé au travail.
Les débats autour de la réforme des retraites ont particulièrement mis en lumière la question de l’augmentation de l’âge de départ de la retraite en lien avec la soutenabilité de certains métiers tout au long de la vie. Une étude de France Stratégie (2023) a montré que près de 30% des 50-59 ans exerçaient un métier pénible. Elle détaille aussi que si près de 10% des sorties précoces de l’emploi des seniors sont liées à des raisons de maladie ou d’invalidité, ce chiffre bondit dans le bas de l’échelle des qualifications avec plus de 30% pour les ouvriers non qualifiés de la manutention ou du bâtiment et plus de 21% pour les aides à domicile. En effet, dans ces métiers, les conditions de travail sont associées à un risque accru d’accidents du travail, d’autant plus graves d’ailleurs que les travailleurs sont âgés. Il convient d’accompagner ces personnes à la fois pour prévenir les dommages corporels irréversibles et la sortie en inaptitude professionnelle, mais aussi pour mieux anticiper la deuxième partie de carrière.
À cet égard, la réforme des retraites de 2023 introduit deux dispositifs de prévention de l’usure professionnelle. Il s’agit de la possibilité d’utiliser le Compte de Prévention de la Pénibilité (C2P) pour le financement d’un congé reconversion, d’une part, et de la création d’un fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle doté par la branche Accidents du Travail-Maladies Professionnelles (AT-MP) de 200 millions d’euros par an sur 5 ans d’autre part. L’ANI AT-MP de mai 2023 oriente ces dépenses vers l’accompagnement du financement des actions de prévention par les employeurs à destination des salariés particulièrement exposés aux facteurs de risques “ergonomiques” souvent très présents dans les métiers des services.
Il faudrait sans doute aller plus loin et instaurer un vrai « droit à la reconversion » en milieu de carrière, entre 35 et 45 ans, dès lors qu’un travailleur a occupé un métier présumé pénible : un éboueur ou une aide à domicile qui aurait commencé à X ans, pourrait avoir le droit à une reconversion au bout d’Y années exercées dans le métier, durée définie en fonction de l’historique de sinistralité dudit métier, pour aider à l’accompagnement vers une nouvelle étape de la carrière professionnelle.
Au-delà des métiers pénibles, il pourrait être pertinent d’abaisser l’âge d’éligibilité à la retraite progressive pour tous de 62 à 60 ans, mesure qui avait été adoptée par la commission des affaires sociales mais rejetée en séance au Sénat dans le projet de loi retraite. Cela permettrait aux seniors de continuer à travailler tout en adaptant leur rythme et charge de travail à leur convenance, en fonction de leur état de santé mais aussi de leurs aspirations personnelles et familiales.
La généralisation de la couverture prévoyance peut aussi être un levier de déploiement des actions de prévention sur le lieu de travail. La réglementation de 2013 avait conditionné dans les accords de branche l’introduction d’une clause de recommandation d’un ou plusieurs organismes assureurs à l’obligation de consacrer au minimum 2% des cotisations du financement de garanties collectives présentant un Degré Élevé de Solidarité (DES) destinées à des actions sociales ou à la prévention. Aujourd’hui, dans les branches avec clauses de recommandation, les financements de la DES se répartissent pour moitié entre actions sociales individuelles telles que la prise en charge des cotisations des apprentis, salariés en CDD ou bas salaires et, pour l’autre moitié, en actions de prévention telles que la mise à disposition de plateformes d’écoute psychologique pour les salariés et leurs proches, la prévention des risques psycho-sociaux et des troubles musculosquelettiques ou la sensibilisation à la sécurité routière. Afin d’accélérer la montée en puissance des garanties à DES, il faudrait généraliser leur mise en place à l’ensemble des branches ratifiant un accord santé et prévoyance, et ce même quand elles n’ont pas de clauses de recommandation.
Enfin, la prévention au travail doit reposer pour une large part sur un dialogue de proximité renforcé.
Les ordonnances de 2017 ont clairement eu pour mérite la simplification du dialogue social mais il est parfois reproché aux Comités Sociaux et Économiques (CSE) d’être devenus des « super instances” ayant un peu perdu la prise directe et la compréhension fine des problématiques de terrain. Le comité de suivi des ordonnances a d’ailleurs montré que là où elles étaient devenues facultatives dans les entreprises comprises entre 50 et 300 salariés, les Commissions Santé, Sécurité et Conditions de Travail (CSSCT), qui ont remplacé les Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), ont vu leur nombre se réduire. Sans doute serait-il opportun, à l’usage, de faire évoluer ces obligations pour que ces sujets puissent continuer à vivre sur le terrain et au plus près des personnes. A ce titre, il faudrait aussi développer le « dialogue professionnel » tel que le « principe d’écoute » proposé par le rapport Thiéry-Sénard de 2023 pour permettre à chacun d’avoir un droit d’expression au travail sur le travail. Jérôme Gautié dans son étude « Le lean ‘à la française’ : management technocratique et faiblesse du dialogue social » dans l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? a montré combien la mise en œuvre du lean management sur des chaînes de production aéronautique en France et en Suède étaient différentes, l’une plus directive et centralisée, basée sur un pilotage par le reporting, l’autre axée sur l’autonomie, la participation et l’amélioration continue, conduisant à de meilleurs niveaux d’engagement, d’appropriation et de satisfaction parmi les salariés suédois.
Enfin, plus largement, l’organisation du travail devrait devenir un objet de négociation au même titre que les rémunérations ou l’égalité professionnelle femmes-hommes. Dans la mesure où l’organisation du travail, allant de la durée et de l’aménagement du temps de travail aux processus d’évaluation et de contrôle du travail, a un impact sur les activités quotidiennes, l’autonomie, la participation et le sens au travail, il apparaît nécessaire qu’un dialogue annuel puisse être initié, pour gagner en engagement et in fine en intelligence et en performance collectives.
Faire société, c’est s’assurer que personne ne sera laissé sur le bord du chemin en cas de coup dur. La prévoyance pour tous en serait une manifestation concrète au même titre que l’a été la généralisation de la complémentaire santé en 2013. Mais elle n’est là que pour réparer a posteriori la réalisation d’un risque. Il faut aussi poursuivre le tournant préventif de nos politiques publiques afin de minimiser voire supprimer le risque. L’instauration d’un droit à la reconversion pour les métiers les plus pénibles en milieu de carrière au-delà de laquelle l’usure professionnelle devient irréversible serait un pas novateur.
Prévoyance, prévention de l’usure professionnelle, amélioration des conditions de travail et meilleure reconnaissance du travail sont des réponses essentielles aux deux défis majeurs de l’emploi aujourd’hui que sont les difficultés d’embauche et le maintien dans l’emploi des seniors. C’est, au fond, viser une « flexisécurité à la française », pour allier les nécessaires réformes du marché du travail depuis 2017 avec une Sécurité sociale repensée qui s’attache davantage aux travailleurs et moins aux emplois qu’ils occupent.