L’Europe ne doit pas rater le nouvel âge spatial

L’Europe ne doit pas rater le nouvel âge spatial
Publié le 14 novembre 2023
Les responsables européens doivent s’emparer du sujet de la régulation de l’occupation des orbites terrestres. Sur terre, l’Europe sait imposer des règles conditionnant l’accès au marché intérieur. Elle se montre à la pointe du combat pour l’environnement. Elle doit faire la même chose pour l’espace.
Ce texte est tout d’abord paru le 6 novembre 2023 sur le site de notre partenaire Agenda Publica

En septembre 2022, l’Ukraine a envoyé six petits drones sous-marins contre des navires de guerre russes au large des côtes de la Crimée. Ces vaisseaux russes servaient à lancer des missiles de croisière contre des villes et des infrastructures vitales en Ukraine. Alors que les drones approchaient de leurs cibles, ils ont perdu leur trajectoire, laissant la flotte russe intacte. La cause de cet échec ne venait pas d’une défaillance des engins sous-marins mais du fait que les satellites qui leur permettaient de s’orienter étaient muets. A l’insu du commandement ukrainien, Elon Musk, propriétaire du bouquet de satellites Starlink, avait décidé que celui-ci ne couvrirait pas le territoire au-delà d’une certaine distance de la Crimée.

Cet incident met en évidence l’importance des capacités spatiales pour la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine. Mais elle rappelle également les risques de monopolisation des infrastructures militaires spatiales par un particulier. C’est d’autant plus préoccupant quand cet individu n’est autre qu’Elon Musk, qui a relayé la désinformation du Kremlin et proposé un plan de paix impliquant que l’Ukraine abandonne à la fois des pans de son territoire et qu’elle renonce à rejoindre l’OTAN.

La leçon à tirer de la guerre actuelle est limpide pour les responsables européens : notre sécurité dépend désormais de notre capacité à prendre position et à agir dans l’espace. L’espace est le prochain théâtre géopolitique majeur. Dans la dernière décennie, les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde en ont déjà pris conscience et ont développé leurs investissements en conséquence. Si l’Europe ne suit pas le mouvement, elle risque bien de se trouver rapidement à la traîne.

Un peu plus tôt dans l’année, j’ai participé à un groupe de travail organisé par l’Agence Spatiale Européenne sur l’avenir des vols spatiaux. Une conclusion essentielle de notre rencontre était que le maintien de notre capacité à nous installer et à agir dans l’espace n’était pas seulement déterminant pour notre sécurité mais aussi pour notre prospérité économique. 

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En 2040, l’industrie spatiale mondiale vaudra plus de 1000 milliards d’euros. Les investissements européens dans le spatial ne représentent qu’un cinquième de ceux des États-Unis, et notre budget de recherche n’atteint difficilement qu’un quinzième du budget de la NASA. Nous avons besoin de changer d’échelle dans la mobilisation des fonds publics et de stimuler les investissements privés en faveur de l’écosystème spatial européen. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de voir partir à l’étranger nos meilleurs scientifiques et nos meilleurs ingénieurs.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de niveau d’investissement. Si les rares emplacements disponibles en orbite sont monopolisés par une poignée d’entreprises privées, l’Europe va se retrouver exclue de la course et dépendante de fournisseurs extérieurs. L’Europe doit promouvoir des efforts pour garantir que le marché reste ouvert, à la fois pour éviter un accaparement des emplacements orbitaux, dont le nombre est limité, et pour s’assurer que les entreprises évoluent dans un système concurrentiel ouvert. L’Europe dispose des instruments d’une telle politique. Sur terre, l’Union européenne utilise l’accès à son considérable marché intérieur pour définir des standards mondiaux et des règles globales. Elle doit adopter la même approche sur les questions spatiales.

L’Europe doit aussi mener l’action au sujet des risques environnementaux dans l’espace. L’univers est sans doute infini mais l’orbite de la terre ne l’est pas. C’est pourquoi l’orbite terrestre doit être traitée comme tous les autres biens communs, c’est-à-dire avec des règles claires concernant son usage et les risques de gaspillage. La question devient de plus en plus urgente car l’activité humaine dans l’espace se développe à un rythme sans précédent. En 2018, on dénombrait sur les orbites terrestres seulement 2 000 satellites en activité. En 2030, il pourrait y en avoir 100 000. Une augmentation qui serait principalement due au lancement de méga-constellations de satellites commerciaux par des entreprises comme Space-X ou Amazon.

Les orbites terrestres basses sont de plus en plus congestionnées, dangereusement encombrées par des objets toujours plus gros et des débris toujours plus dangereux. L’Agence Spatiale européenne et la NASA ont tous les deux lancé des alertes sur les risques croissants de collisions. De nouvelles règles sont nécessaires pour prévenir des comportements à risque. Dans l’idéal, de nouvelles règles devraient être lancées à l’échelle mondiale sous les auspices des Nations Unies. Cependant, dans le climat actuel, un consensus semble difficile à atteindre.

Il est temps que l’Europe prenne l’ascendant sur ce sujet. Le premier défi est de prendre la mesure du problème. Ce qui suppose de modéliser de manière exhaustive le niveau d’activité que les orbites terrestres peuvent supporter. Nous avons été capables de le faire pour les routes maritimes et le trafic aérien commercial, pourquoi ne le serions-nous pas pour l’espace ? Ensuite, les régulateurs européens et nationaux doivent tirer parti du levier d’action que constitue l’accès au marché intérieur européen pour promouvoir des comportements responsables. Ils doivent instaurer, quand ils donnent accès au marché intérieur, des conditions claires concernant la réduction des risques de collisions entre satellites, la dissémination de débris et l’accaparement indu des ressources limitées d’orbites terrestres par quelques très grandes entreprises américaines.

Trop longtemps, l’espace est resté au-delà des cercles de préoccupation européenne. Il est temps de changer d’univers. Les responsables européens doivent se montrer audacieux, à fois pour maintenir la sécurité et la prospérité du continent européen, mais aussi pour garantir qu’une ressource rare, globale et précieuse ne soit pas gaspillée. S’ils sont prêts à élever leurs ambitions, les Européens pourront cueillir les bénéfices d’un nouvel âge spatial. S’ils y renoncent, de grandes opportunités pourraient être perdues pour les générations à venir. 

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Anders Fogh Rasmussen

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