Un bilan du CNR Travail : faire progresser le dialogue au travail

Un bilan du CNR Travail : faire progresser le dialogue au travail
Publié le 1 décembre 2023
Le débat sur la réforme des retraites et la nouvelle page tournée après la période de la crise sanitaire ont remis en évidence le besoin de dialogue sur la réalité du travail vécu. Les rencontres organisées dans le cadre du Conseil National de la Refondation ont permis des échanges utiles et la formulation de propositions rassemblées dans un rapport final. Celui-ci a le mérite de hiérarchiser ces propositions et de déterminer des équilibres consensuels. Les propositions qui nous semblent les plus prometteuses s’articulent autour de trois grands axes: le renouvellement du dialogue professionnel, l’évolution de l’organisation du travail et du management, et l’intensification du dialogue social.

Lancées le 2 décembre 2022 par Olivier Dussopt (ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion), les Assises du travail se sont déroulées jusqu’en avril 2023 sous l’égide du Conseil national de la refondation. Ce dispositif, annoncé par Emmanuel Macron au début de son second mandat, vise à mettre en place des consultations nationales larges, en ligne et sur le terrain, fondées sur un diagnostic issu de rencontres locales afin de faire participer les Français aux grands choix sur des sujets tels que la santé et l’école mais aussi l’emploi, l’industrialisation ou le logement… Malgré l’intérêt que rencontrent les dispositifs participatifs, une forme de scepticisme entoure la démarche, le point difficile apparaissant comme la reprise politique, et la traduction concrète, des idées issues des diagnostics collectifs menés dans ce cadre. Le risque est de susciter des attentes laissées sans suite, comme l’ont montré les réactions aux annonces qui ont suivi le rapport du CNR logement (5 juin). Le 12 juillet, un rapport d’information mené par trois sénateurs (LR, Union centriste et Socialiste) étrillait le bilan du CNR en matière d’éducation et pointait une mise en œuvre « désordonnée et peu transparente ».

Outre ces déceptions concernant le contenu des propositions finales, le CNR est aussi interrogé au regard de son objectif initial. Il est censé inaugurer une « nouvelle méthode » de gouvernement et introduire davantage « d’horizontalité » dans la prise de décision. Tout comme les autres dispositifs récents visant à préparer des orientations politiques dans des formats de consultation directe – « le Grand Débat » après la crise des Gilets Jaunes ou les Conventions citoyennes – le déroulement du CNR apparaît en décalage avec les pratiques de l’exécutif confronté à un Parlement sans majorité.

Dans la société comme dans l’entreprise, les décisions sont souvent prises sans que les personnes concernées se sentent véritablement impliquées. Ce parallèle entre les intermittences de la démocratie dans l’espace public et le manque de dialogue dans les entreprises et les organisations, que Terra Nova a exploré dans un rapport précédent, s’incarne à nouveau dans ce CNR qui peine à convaincre.

Dernièrement, les remontées des Assises du travail n’ont pas servi à enrichir le débat sur la réforme des retraites, alors même qu’elles se sont tenues en parallèle de la conception du projet.

Abonnez-vous à notre newsletter

Comme Terra Nova l’a souligné, si la réforme des retraites a suscité un rejet aussi vigoureux de la part des actifs, c’est qu’elle a laissé de côté la discussion sur la soutenabilité – physique et psychologique – du travail et de l’emploi.

C’est pourquoi les résultats des Assises du travail doivent maintenant être prises en compte par le gouvernement, dans un contexte où chacun attend l’ouverture d’un vrai chantier de discussion sur le travail tel qu’il est vécu. La matière ne manque pas : les Assises ont rassemblé les partenaires sociaux, des entreprises, des universitaires, des personnalités qualifiées afin de faire émerger des propositions concrètes sur l’avenir et le sens du travail. Ils ont participé à 12 ateliers ainsi qu’une consultation citoyenne, qui ont permis de dégager plusieurs propositions, consignées dans le « rapport des garants », qui fournit une base de discussion solide et utile.  

Ce « rapport des garants », rédigé par Jean Dominique Senard, Président de Renault Group, et Sophie Thiéry, Présidente de la Commission Travail Emploi du CESE, constitue un compte rendu pertinent qui reflète bien les propositions des groupes de travail. Il prend en compte les évolutions récentes de notre société pour repenser une manière de travailler adaptée aux défis contemporains. Le changement climatique, l’autonomisation des processus de production, le recours accru aux technologies de l’intelligence artificielle et l’introduction du télétravail ont, en effet, bouleversé notre rapport au travail. La plupart des propositions de ce rapport ne sont pas particulièrement nouvelles mais un réel effort a été fait pour les hiérarchiser, les actualiser, déterminer des consensus équilibrés et les mettre en perspective, en regard des principaux enjeux du travail. Les solutions les plus intéressantes et pertinentes rassemblées dans le rapport final nous paraissent s’organiser autour de trois grands axes : le renouvellement du dialogue professionnel, l’évolution de l’organisation du travail et du management, et l’intensification du dialogue social.

1. LE RENOUVELLEMENT DU DIALOGUE PROFESSIONNEL

Un point essentiel souligné par le rapport des garants est la nécessité de généraliser le dialogue professionnel. Celui-ci peut être défini comme « ingénierie de la discussion permettant de mettre à disposition des collaborateurs des espaces d’échange sécurisés sur leur travail et leurs activités ». Les auteurs insistent sur l’importance de « généraliser le dialogue professionnel sur la qualité et l’organisation du travail, dans le secteur public comme dans le secteur privé », alors qu’il est aujourd’hui peu présent dans le secteur public.

La France reste pour l’heure focalisée sur la compétitivité coûts, et sous-estime les opportunités que recèle la compétitivité hors-coûts. Le dialogue professionnel est indispensable au bien-être des travailleurs et à leur bonne collaboration. Il répond à une aspiration contemporaine forte, dont plusieurs de nos voisins et partenaires montrent des exemples effectifs. Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, a rappelé lors des Assises la conclusion de l’enquête « Parlons travail » réalisée par son organisation en 2017 : 72 % des répondants disent vouloir participer davantage aux décisions qui affectent leur entreprise ou administration, mais 31 % affirment ne pas pouvoir parler librement sur leur lieu de travail. L’enquête révèle par ailleurs que les travailleurs qui souffrent au travail sont ceux qui disent ne pas avoir assez d’espace pour s’exprimer ou pour s’organiser. Cette volonté d’instaurer un dialogue professionnel efficace a par ailleurs été renforcée par la crise sanitaire. Les travailleurs cherchent de plus en plus à être pleinement inclus dans leur organisation, ce qui implique de dialoguer sur les conditions du travail.

Si le dialogue professionnel ne s’est pas encore largement diffusé, c’est qu’il souffre d’un déficit de reconnaissance de la part des directions d’entreprise. Pourquoi ? Parce que celui-ci a été initialement conçu de manière réactive, en réponse à la montée des risques psychosociaux et des conflits. Il importe de montrer que le dialogue professionnel n’est pas synonyme de crise de l’entreprise, mais qu’il est au contraire un vecteur de progrès collectif. Beaucoup de managers, par ailleurs, craignent que ce dialogue constitue un renversement du rapport de subordination. Il ne vise en rien à le bouleverser : il s’agit simplement de le mettre à distance le temps d’un échange fécond sur les conditions du travail.

Des blocages peuvent aussi être identifiés du côté des salariés. Ils craignent d’abord que le dispositif soit inutile : il pourrait être un simple défouloir cathartique, mal encadré. D’où l’importance d’expliquer ce qui est exclu (attaques personnelles, insultes, manipulation) et ce qui est au contraire recherché. L’objectif de la démarche est de trouver collectivement des solutions aux problèmes et irritants du travail, tout en respectant les collaborateurs. Bien développé, le dialogue professionnel constitue un instrument de régulation décisif : il permet de régler en interne certains litiges (sur la détermination du temps de travail de chacun, des jours de congés etc.). Le second point de crispation, qui peut expliquer la difficulté à généraliser le dialogue professionnel, est son apparente concurrence avec le dialogue social. Il faut, au contraire, montrer que le dialogue professionnel ne se développe pas contre le dialogue social, ou à côté de lui, mais qu’il le nourrit. Il permet de faire remonter certains problèmes qui, s’ils ne peuvent pas être résolus au sein de l’équipe, doivent impliquer l’intervention des partenaires sociaux.

Pour généraliser le dialogue professionnel et renouveler la démocratie au travail, le rapport des garants s’accorde finalement sur deux propositions fortes :

  • Confier à l’ANACT une mission d’identification et de capitalisation des bonnes pratiques en entreprise, avec un focus sur le dialogue de site territorial et les entreprises de moins de 50 salariés.
  • A l’issue de cette mission, il s’agira de renvoyer les partenaires sociaux à une négociation, dans le secteur public et privé, en vue d’une généralisation.

2. L’ÉVOLUTION DE L’ORGANISATION DU TRAVAIL ET DU MANAGEMENT

Une autre préconisation essentielle du rapport est d’accorder plus d’autonomie aux travailleurs et de transformer les pratiques managériales, aujourd’hui trop marquées par les rapports hiérarchiques et la défiance. Les travailleurs attendent en effet plus d’autonomie, de responsabilisation et de reconnaissance. Selon une étude de la Fondation Jean Jaurès de novembre 2022, 57% des jeunes interrogés citent le respect et 44% la confiance pour évoquer la valeur qui leur donnerait le plus envie de rejoindre une entreprise. Il faut donc engager un changement profond, autant dans le secteur privé que dans la fonction publique, pour passer d’une culture du contrôle à une culture de la confiance. Ce changement n’a rien d’anodin : c’est une révolution managériale qui doit permettre d’étendre l’autonomie des travailleurs et la reconnaissance accordée à leur expertise professionnelle. C’est un gain pour le bien-être du travailleur comme pour la productivité de l’entreprise, puisqu’un management par la confiance permet l’initiative, l’expérimentation et le droit à l’erreur, le tout permettant une montée en compétences. Il s’agit, enfin, de reconnaître l’échange sur l’organisation du travail comme un facteur de succès pour l’entreprise et de motivation pour les travailleurs.

L’inscription durable du travail hybride dans le fonctionnement des organisations favorise ce basculement vers un management par la confiance. Dans un rapport publié le 7 octobre 2022, Terra Nova remarquait que l’introduction à marche forcée du travail à distance (TAD) était un levier pour inaugurer un « new deal managérial » et en finir avec la culture du présentéisme. La pandémie a durablement changé le fonctionnement des organisations (30% des travailleurs sont régulièrement en TAD contre 3% auparavant), et elle peut être l’occasion de prendre du recul afin de faire évoluer positivement les pratiques au travail.

Les deux auteurs du rapport sur les Assises du travail attirent l’attention sur la responsabilité des dirigeants, garants de la culture managériale, dans les changements attendus : « Les pratiques managériales doivent aujourd’hui être la pierre angulaire de la responsabilisation, de la création d’espaces de dialogue professionnel, le pilier infatigable de la culture de la prévention, la vigie de l’application concrète de la raison d’être à tous les niveaux. Pour cela, les dirigeants doivent reconsidérer les fonctions managériales, accompagner et former les managers ».

Tout comme l’avait fait Terra Nova en 2022 le rapport des garants invite les encadrants à se former à de nouveaux savoir-faire pour s’adapter aux transformations contemporaines du travail. Il donne des recommandations précises :

  • Adapter le management aux nouvelles conditions de travail qui découlent des transformations environnementales, digitales (travail hybride et IA) et sociétales (demande d’autonomie et de sens).
  • Savoir repérer les situations comportant des risques psychosociaux et les signaux faibles, afin de développer une logique de prévention
  • Comprendre les enjeux du dialogue social en présentant le fonctionnement des instances de représentation, les politiques paritaires, l’organisation de la négociation
  • Savoir animer un collectif, afin de permettre à chacun de bien effectuer son travail, en prenant en compte le métier, l’expérience et l’autonomie de chacun.

Cet horizon implique de revoir les formations dispensées pour les managers, tant initiales que continues, en expérimentant une approche par filières, dans les territoires, et en recourant largement à des certifications en management. Plusieurs voies peuvent être envisagées :

  • Former aux démarches collaboratives au sein des écoles de formation initiale au management, en discutant des modalités avec la Conférence des grandes écoles et le ministère chargé de l’enseignement supérieur
  • Agir sur la formation continue en s’appuyant sur les Opérateurs de compétences, les branches et sur les fonds d’assurance formation ; ouvrir une négociation interprofessionnelle pour mettre en avant ces grands objectifs ; lancer une expérimentation financée par France Compétences pour tester les formations.
  • Prévoir un mode de certification pour valoriser les formations managériales. Un point de départ pourrait être la certification CLEA management, qui identifie les compétences clés d’un management répondant à une logique fonctionnelle et s’appuie sur les fondamentaux partagés (donner du sens au travail, conduire un travail coopératif…)
  • Expérimenter les modules de formation initiale sur ce thème au sein des Campus des métiers et des qualifications.

Davantage d’autonomie dans l’organisation du travail passe également par la possibilité d’adapter les équilibres de vie personnelle et professionnelle tout au long de la vie. Près de deux Français sur trois souhaiteraient bénéficier d’une plus grande flexibilité dans l’organisation de leurs horaires de travail avec la possibilité de les concentrer sur une semaine de quatre jours. Le rapport recommande donc d’évaluer les organisations alternatives du temps de travail, notamment les différents types de semaines de 4 jours. Il appelle à saisir le CESE d’une demande d’avis sur les expérimentations en cours, afin d’identifier les motivations des employeurs et des travailleurs, et d’évaluer les modalités de mise en œuvre et les bonnes pratiques. 

Aller vers un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle implique par ailleurs de respecter le droit à la déconnexion. Déjà prévu par les textes, celui-ci est difficile à faire appliquer dans les faits. Il convient d’encourager la signature de chartes de temps coconstruites et d’inclure dans la formation des managers des éléments relatifs au droit à la déconnexion et aux bonnes pratiques pour repérer les signaux faibles d’épuisement professionnel.

La proposition la plus novatrice de ce second axe est le développement d’un compte épargne temps portable attaché à chaque travailleur. Accessible à tous les travailleurs, il permettrait d’épargner les jours de congés non pris et d’en bénéficier ultérieurement. Le temps de travail s’aborde de manière différente lorsque l’on est chargé de famille, aidant d’un proche ou engagé dans la vie associative et politique. A cet égard, développer la possibilité de moduler le temps consacré au travail en fonction des attentes variables des collaborateurs peut permettre un meilleur bien-être au travail.

22% des travailleurs d’entreprises de plus de 10 salariés (en 2017, selon la Dares) et 38% des agents de la fonction publique territoriale (fin 2019, selon la Direction générale des collectivités locales) disposaient d’un compte épargne temps. Le rapport préconise de généraliser l’accès à cet avantage, et d’organiser la portabilité des droits entre les différents employeurs. Considérant qu’il appartient aux partenaires sociaux de s’accorder sur les modalités pratiques du dispositif, le rapport pose seulement quelques principes et garde-fous essentiels :

  • Un système simple et lisible pour l’employeur comme pour le bénéficiaire, facilement accessible et articulé avec les autres droits sociaux portables (compte professionnel de formation, compte professionnel de prévention, compte d’engagement citoyen, notamment) ;
  • Un portage extérieur pour ne pas faire porter le poids financier aux entreprises
  •  Un principe d’utilisation différé des jours épargnés, avec une monétarisation strictement limitée aux cas d’urgence (par exemple, ceux prévus pour la sortie anticipée de l’épargne salariale) ;
  • Un nombre limité de jours épargnables (congés légaux et conventionnels annuels, périodes de repos non pris), pour préserver le droit au repos des travailleurs ;
  • Une généralisation la plus large possible, bénéficiant également aux salariés des entreprises les plus petites ainsi qu’aux travailleurs les plus précaires (CDD de courte durée, vacataires des trois versants de la fonction publique notamment) ;
  •  Prévoir une campagne d’information large autour de ce dispositif pour accompagner les bénéficiaires et limiter le non-recours.

A plus long terme (2030), Terra Nova préconise d’aller vers un compte social personnel universel (CSPU), qui permet une portabilité de l’ensemble des droits, pour pouvoir les exercer à toutes les étapes de la vie. Sous la forme d’un compte consultable à distance, le CSPU permettrait de connaître et exercer les droits garantis (santé, famille), les droits en dotation (droit à la formation tout au long de la vie professionnelle, rendez-vous d’orientation), les droits spécifiques (parent isolé, handicap, aidant…) et les droits accumulés (pénibilité, logement, retraite, RTT, compte épargne-temps, épargne salariale…). Qu’apporte-t-il par rapport au compte épargne temps ? La portabilité, non seulement des congés, mais d’autres droits essentiels tout au long d’une carrière.

3. LE DIALOGUE SOCIAL

Pour faire face aux transformations actuelles et accompagner les travailleurs, il importe enfin de mettre en place un dialogue social qui soit au plus près des situations de travail.

Les Assises ont permis de mettre en débat les effets des ordonnances travail de 2017, qui n’ont pas eu tous les effets attendus en matière de dialogue social en entreprise. Les deux co-présidents du Comité d’évaluation des ordonnances travail, Marcel Grignard et Jean-François Pilliard se sont fortement impliqués dans les discussions pour partager les conclusions de leur rapport. Ils ont notamment insisté sur les effets pervers de la centralisation du dialogue social (avec la mise en place des CSE), la perte de proximité et « les difficultés à traiter ce qui fait le quotidien du travail ».

Les participants aux Assises du Travail ont discuté des transformations du dialogue social dans les entreprises : s’ils n’ont pu s’accorder sur les voies à emprunter, tous ont souligné la nécessité d’un dialogue social de proximité. Celui-ci s’impose car il importe d’intégrer les enjeux propres à chaque environnement de travail, notamment les défis climatiques et sociaux. Un comité central d’entreprise est incapable de s’emparer avec pertinence de la totalité d’un problème de conditions de travail, dont la compréhension implique une proximité avec les travailleurs concernés. De même, une négociation de branche ne permet pas la prise en compte fine des situations de travail de chaque entreprise.  Il faut donc privilégier un lien de proximité régulier avec les salariés, plutôt que des instances uniques, qui présentent le risque de se transformer en « tour d’ivoire ».

Les ordonnances travail de 2017 avaient identifié ce danger de l’éloignement du dialogue social et entendaient y répondre par la création de représentants de proximité. Mais peu d’entreprises se sont saisies de cette possibilité, en partie parce que leur rôle n’apparaît pas comme suffisamment défini. C’est pourtant l’intérêt partagé des salariés (qui affirment dans les enquêtes qu’ils attendent une meilleure prise en compte de leurs aspirations spécifiques par les représentants du personnel) et des entreprises (qui sont réduites à constater que plus le dialogue social s’éloigne des processus de travail, plus il se « politise »). Nous proposons qu’une négociation interprofessionnelle soit ouverte sans tarder sur ce sujet.

Les deux auteurs proposent par ailleurs de favoriser une culture de la prévention partagée qui prenne appui sur les mesures prévues par l’ANI du 9 décembre 2020 et du quatrième Plan santé au travail couvrant les années 2021-2025. C’est une proposition très ambitieuse dans le contexte actuel. Ainsi, au dernier pointage, réalisé par l’OCDE en novembre 2016, la prévention ne représentait que moins de 2% des dépenses générales de santé en France contre 3% pour la moyenne de l’Union Européenne. Elle a pourtant un impact majeur. Dans une interview au quotidien Libération du 20 mai 2023, François Alla, professeur en santé publique et chef du service d’innovation en prévention du CHU de Bordeaux, pointait l’importance de la politique de prévention : « Les facteurs accessibles à la prévention, tels que l’obésité, l’hypertension artérielle, le tabac, représentent la moitié des charges de soins. Autrement dit, la moitié des dépenses en médicaments, lits d’hôpital, temps médical sont déterminées par des problèmes évitables. »

De même, les auteurs ont raison de mettre fin à la relative complaisance (ou fatalité) qui règne en France sur les accidents du travail : « Malgré les efforts engagés, force est de constater que le nombre d’accidents du travail, notamment les accidents graves et mortels, ne diminue plus depuis les années 2000, et que cette sinistralité reste concentrée, en fréquence et gravité, sur certains secteurs (le médico-social, la construction, l’agriculture, les industries extractives, le travail du bois, le transport et l’entreposage) et sur certaines catégories de travailleurs (les travailleurs intérimaires, indépendants et détachés, les travailleurs des TPE-PME et des entreprises sous-traitantes, les nouveaux embauchés et les jeunes) ». La prévention et le dialogue social sont les leviers les plus efficaces pour affronter ce problème.

Afin d’instaurer ce dialogue social, il convient :

  • D’encourager les branches professionnelles à négocier l’installation de représentants de proximité en précisant leur mission et leur place dans le dialogue social, au plus près des situations de travail
  • Permettant d’abaisser le seuil d’obligation d’installation d’une Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) sur la base d’accords de branches étendus, notamment dans les secteurs d’activité les plus exposés aux risques professionnels.

4. Et maintenant ?

Les propositions sont sur la table mais les pouvoirs publics semblent tétanisés devant l’éventualité d’un passage à l’acte. Dans une allocution du 25 avril 2023, Emmanuel Macron avait donné l’horizon de « la fin de l’année » pour « bâtir le pacte de la vie au travail » qu’il appelle de ses vœux, en s’appuyant notamment sur le rapport Thiéry-Senard. Or, cette échéance approchant, force est de constater que les pouvoirs publics n’ont engagé aucune démarche pour concrétiser les propositions du rapport – à l’exception de la saisine du CESE sur les temps de travail et la conciliation. Autre signe qui montre le malaise des pouvoirs publics vis-à-vis de la question du travail, le rapport du Haut-commissariat au Plan. Intitulé « La grande transformation du travail ; crise de la reconnaissance et du sens du travail », il a été publié en octobre 2023. C’est une honnête description de la « crise du travail », qui refait l’exercice de diagnostic en isolation (les Assises du travail ne sont évoquées que par deux notes de bas de page), qui ne dresse aucun constat nouveau (tout est dit depuis des années par la Dares, la DGEFP, l’ANACT, l’INRS, le Cereq, le CNAM et quelques autres) et surtout qui ne trace aucune perspective, aucune proposition, aucun cap pour l’avenir… ce qui était pourtant dans le passé, la finalité du Plan. Il serait dommageable que la question du travail se heurte durablement à l’impuissance publique.

La difficulté du passage à l’acte tient à la matière traitée : sur la plupart des leviers de progrès concernant le travail, l’Etat n’est pas en première ligne. Ce sont les entreprises qui sont à la manœuvre. Or, leur représentant principal, le Mouvement des entreprises de France (Medef), a brillé par son absence tout au long du processus des Assises. Comme l’écrit Benoît Serre, vice-président délégué de l’ANDRH, « les conclusions des Assises du travail mettent en avant cette impérieuse nécessité de développer un management par la confiance, tout en reconnaissant que ce ne sont pas les pouvoirs publics qui pourront le faire, mais les entreprises. C’est vrai, car ces questions relèvent de la direction d’entreprise et du dialogue social de terrain. Pour autant, le législateur ne peut totalement s’exonérer de sa responsabilité : il doit donner aux entreprises le cadre adapté pour se libérer de règles législatives écrites pour un autre monde du travail ».

Les Assises du travail ont permis de faire remonter quelques priorités essentielles sur lesquelles les acteurs sociaux doivent maintenant s’entendre pour trouver les meilleures méthodes de déploiement. Les trois axes que nous suggérons ici de mettre en œuvre font système autour de l’idée d’une entreprise en dialogue : dialogue professionnel, dialogue managérial et dialogue social, c’est-à-dire les trois boucles de régulation qui déterminent le fonctionnement d’une organisation. Avancer sur ces trois axes permettra de boucler les avancées initiées par la loi Pacte de mai 2019 en articulant les deux questions essentielles : quel est le sens de l’entreprise dans la société (loi Pacte) et quel est le sens du travail dans l’entreprise (Assises du travail).

Pourquoi attendre, au risque, une nouvelle fois, de provoquer un effet déceptif et un sentiment d’impuissance ? Nous proposons l’ouverture immédiate d’une négociation interprofessionnelle permettant de déterminer les modalités de mise en œuvre de ces priorités.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Batiste Morisson

Martin Richer