La victoire de Donald Trump le 5 novembre est historique, à de multiples égards. Il réussit l’exploit d’être élu après avoir été battu en 2020. Seul Grover Cleveland y était parvenu jusque-là, en 1892. Il remporte non seulement le collège électoral, comme en 2016 (avec un État de plus en sa faveur, le Nevada), mais également le vote populaire1, pour la première fois en trois candidatures (et en 20 ans pour les Républicains). Le nombre de voix qu’il a recueilli (76 millions) est d’ores et déjà supérieur à celui obtenu en 2020 (74 millions) et très supérieur à celui de 2016 (63 millions). Enfin, sa victoire s’accompagne d’un basculement du Sénat vers le Parti Républicain (qui détiendra au final 52 ou 53 sièges sur 100), quand dans le même temps, les conservateurs devraient conserver le contrôle de la Chambre des représentants2. Si la victoire de Trump en 2016 pouvait être vue comme un accident de l’histoire, celle de 2024, à l’inverse consacre une domination des Républicains à l’échelle du pays. C’est donc un changement d’ampleur pour les États-Unis et pour le monde.
L’élection présidentielle de 2024 a rebattu les cartes du paysage politique américain et peut être analysée comme un scrutin de réalignement politique. Marc-Olivier Padis a déjà décortiqué la progression attendue de Trump dans l’électorat « Latinos ». Nous n’y reviendrons donc pas, si ce n’est pour confirmer sa réalité. Alors qu’Hillary Clinton l’avait emporté de 38 points dans cet électorat en 2016 (66% contre 28%) et Joe Biden de 33 points en 2020 (65% contre 32%), cet avantage n’est plus que de 6 points en faveur de Kamala Harris (52% contre 46%). Au vu des résultats finaux, il semble qu’au sein de cet électorat les hommes et les plus jeunes votent davantage Républicains. De Clinton à Harris, les démocrates perdent en effet 43 points chez les « Latinos » et 22 seulement chez les « Latinas ». Dans le même temps, quand Hillary Clinton l’emportait de 42 points parmi les « latinos » de 18 à 29 ans, Harris n’a que 2 points d’avance cette année, alors qu’elle conserve 17 points d’avance chez ceux de 65 ans et plus, ce qui plaide pour une « normalisation » de cet électorat dans les jeunes générations, comme analysé par Mike Madrid3. Le Texas illustre bien ce mouvement. De 2012 à 2020, l’avantage des Républicains dans cet État avait fondu (de 16 à 6 points). En 2024, Trump l’emporte de 9 points.
Ce réalignement va bien au-delà du vote « latinos ». Il prolonge certaines tendances déjà à l’œuvre depuis 2016. Il est frappant de constater que, depuis la première élection de Trump, nous assistons à un basculement des électeurs peu diplômés des Démocrates vers les Républicains. En 2016, Trump devançait Hillary Clinton de 7 points parmi les électeurs sans diplôme universitaire. Avec Biden en 2020, cette différence avait été réduite à 2 points. Cet écart est désormais de 14 points en 2024. Les électeurs blancs sans diplôme universitaire ont longtemps constitué la base de soutien de Trump, et ce soutien est resté constant de 2016 à 2024 (+37 pour Trump en 2016, +30 en 2024). Mais alors que les Démocrates bénéficiaient d’un avantage massif parmi les électeurs « non blancs » peu diplômés il y a 8 ans (+56), cet avantage s’est considérablement réduit pour Harris (+30). A l’inverse, le vote démocrate s’est renforcé auprès des diplômés du supérieur, mais uniquement auprès des électeurs « blancs » (+3 pour Trump en 2016, +7 pour Harris en 20244).
Dans le même temps, Trump a percé dans l’électorat à faible revenu, tout en reconquérant la « classe moyenne » sur laquelle Biden avait construit sa victoire. Clinton et Biden avaient respectivement 12 et 11 points d’avance parmi les électeurs gagnant moins de 50.000$ par an. En 2024, Trump l’emporte de 3 points chez ces électeurs. Biden était en tête de 15 points parmi les Américains gagnant de 50.000 à 99.000 $, contrairement à Clinton (-3 points). Trump en 2024 est de nouveau en tête dans cette catégorie (+5). Au final, le vote Harris n’est majoritaire en termes de revenu qu’au-delà de 100.000$ (+5). Tout cela aboutit à concentrer le vote Harris sur les personnes diplômées et/ou à revenu élevé, constituant une base électorale trop faible pour l’emporter. Le graphique ci-dessous résume bien l’évolution du vote démocrate depuis la victoire de Bill Clinton en 1996 et le basculement post-Obama. Joe Biden n’avait que légèrement modifié une tendance qui atteint son paroxysme en 2024.
Les territoires de vote en fonction du revenu et du niveau d’éducation5
Enfin, les Démocrates ont perdu du terrain parmi les « Millenials », cette génération à la base de la coalition Obama lors de ses deux succès. Harris n’a plus qu’un point d’avance parmi les électeurs de 30 à 44 ans. En comparaison, Biden l’emportait encore de 6 points et Clinton de 10 points dans cette catégorie. Comme souvent, l’effet d’âge l’a emporté sur l’effet de génération et en vieillissant, le comportement électoral des « Millenials » s’est normalisé. Cette évolution n’a pas été compensée par un vote massif de la « Gen Z » en faveur des démocrates. Harris ne l’emporte que de 11 points parmi les moins de 30 ans (contre 16 points pour Clinton et 24 points pour Biden). Comme souligné précédemment, ce recul provient essentiellement des jeunes « Latinos ».
Comment expliquer ces évolutions ? Évacuons pour commencer l’idée que la victoire de Trump soit liée à une participation plus faible qu’en 2020. S’il est vrai que Harris va recueillir au final au moins 5 millions de voix de moins que Biden, Trump progresse dans le même temps. Par ailleurs, si la participation est effectivement plus faible qu’en 2020, elle demeure très élevée et pourrait être la seconde meilleure pour un scrutin présidentiel aux Etats-Unis (63% contre 66% il y a 4 ans). Enfin, une telle explication pose un principe qui semble faux, à savoir qu’une forte participation bénéficierait davantage aux démocrates qu’aux républicains. Or, l’une des forces de Trump est sa capacité à mobiliser des électeurs assez éloignés de la politique. Les données indiquent ainsi que les Américains qui suivent le moins l’actualité sont largement plus enclins à voter pour lui. Si les démocrates n’ont pas réussi, comme il y a quatre ans, à compenser la puissance du vote Trump en zone rurale par une surmobilisation du vote urbain en leur faveur (Atlanta en Géorgie faisant figure d’exception), c’est aussi parce que les républicains ont progressé dans ces territoires ainsi que dans les espaces péri-urbains. Comme en 2016, Trump arrive en tête dans ces communes (+4), rompant ainsi la dynamique de Biden en 2020. Au final, dans plus de 90% des comtés totalement dépouillés, Trump progresse par rapport à 2020.
La victoire des Républicains est-elle pour autant culturelle ? Rien n’est moins sûr. Les indicateurs fondamentaux en amont de cette campagne étaient très défavorables aux sortants. La popularité de Joe Biden à l’approche de l’élection était très faible (autour de 30% seulement), 68% jugeaient la situation économique du pays mauvaise au moment de voter et 73% que le pays allait dans la mauvaise direction. 77% considèrent que l’inflation leur a causé de graves difficultés. En 2024, à travers le monde, les partis au pouvoir subissent défaite après défaite. Une nouvelle fois, « It’s the economy, stupid! » semble avoir été la matrice de décision des électeurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles les modèles socio-économiques de prévision du vote penchaient plutôt pour une victoire de Trump. Kamala Harris et les démocrates espéraient contourner cette difficulté en mettant l’accent sur des enjeux tels que le droit à l’avortement (rappelons que 60% des Américains y sont favorables) ou en misant sur l’inquiétude suscitée par Trump et le rejet de sa personnalité. Mais alors que 32% des électeurs ont fait de l’économie leur motivation de vote principale, ils ne sont que 14% à avoir fait de même pour l’avortement. Or 80% de ceux qui ont voté sur l’économie ont penché pour Trump. D’où des résultats qui peuvent sembler parfois paradoxaux, dans des États comme l’Arizona ou le Nevada, qui le même jour ont accordé un droit constitutionnel à l’avortement à plus de 60% tout en votant majoritairement pour le candidat républicain. La victoire de Trump en 2024 ne s’est pas plus bâtie sur l’immigration, qui n’a été l’enjeu principal que pour 11% des électeurs, mais bien sur l’économie. D’un certain point de vue, ni d’un côté, ni de l’autre, les enjeux culturels n’ont pu contrecarrer la perception de la situation économique. Dans ce contexte, les qualités attendues du futur locataire portaient sur le leadership et la, capacité à incarner le changement, deux critères sur lesquels Trump a dominé son adversaire.
Quant à l’inquiétude suscitée par une présidence Trump, elle s’est révélée finalement infondée. Certes, 49% des électeurs le jour du vote étaient inquiets ou effrayés en cas d’élection du leader républicain, mais 51% l’étaient également si Kamala Harris l’emportait. Les excès du candidat et son succès électoral interpellent sur les clés à activer face à un candidat populiste. Non seulement Trump n’a pas plus fait peur que son adversaire, mais il semble bénéficier d’une attractivité supérieure à son propre parti. Ainsi, dans les 5 « swing states » (Arizona, Nevada, Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) qui connaissaient un renouvellement du siège sénatorial le même jour, avec le même mode de scrutin et le même corps électoral, les démocrates ont systématiquement perdu le vote présidentiel mais remporté 4 scrutins sénatoriaux (seule la Pennsylvanie devrait au final élire un sénateur républicain). Les démocrates ont probablement mal interprété les résultats des élections de mi-mandat de 2022. À l’époque, ces élections ont été considérées comme une répudiation de Trump, les candidats estampillés « MAGA6 » ayant généralement été battus. Ces résultats ont rassuré les démocrates en leur laissant penser que la faible cote de popularité du président Biden ne constituerait pas un obstacle à sa réélection. Cette interprétation s’est effondrée le 5 novembre, notamment parce que l’électorat semble avoir un problème beaucoup plus important avec les alliés MAGA de Trump qu’avec Trump lui-même. A cet égard, l’exemple de Kari Lake, candidate républicaine au Sénat en Arizona, est de ce point de vue éclairant. Sa défaite dans la course au poste de gouverneur de l’Arizona en 2022 a pu laisser penser que Trump serait en difficulté dans cet État. Ce ne fut pas le cas. Les résultats de cette année confirme qu’elle est une candidate républicaine peu performante (elle accuse un retard de 8 points sur Trump dans cet état mais aussi de 6 points sur l’ensemble des candidats républicains à la Chambre des représentants en Arizona) mais que cela ne concerne pas le Président élu. Contrairement à Trump, Kari Lake a été incapable d’agréger l’ensemble des électeurs républicains derrière elle. Force est de constater qu’en Arizona, de nombreux électeurs pensent avec le recul que Trump fut finalement un bon Président lors de son mandat et que sa personnalité ou son comportement ne sont pas un obstacle à l’exercice de la fonction.
Incontestablement, la montée du populisme conservateur de Trump a transformé la politique américaine. Elle a conduit à des changements démographiques majeurs au sein des deux coalitions électorales. Trump a commencé par d’énormes gains au sein de la classe ouvrière « blanche » qu’il a dans un second temps approfondis parmi les électeurs issus de la diversité, tandis que les démocrates se sont renforcés parmi les diplômés universitaires « blancs ». C’est notamment la thèse de Patrick Ruffini, un stratégiste digital proche du Parti Républicain, dans un livre publié l’an dernier (Party of the people : Inside the Multiracial Populist Coalition Remaking the GOP 7), qui voit émerger autour de Trump une coalition multiraciale définie par l’identité de la classe ouvrière. Mais contrairement à la coalition Obama décrite dans The Emerging Democratic Majority8, il ne pense pas que cette coalition constitue forcément un avantage durable pour le parti républicain. Il y voit plutôt une adaptation et une réaction aux changements survenus dans l’électorat, qui ont été mis en évidence pendant les années Obama, avec une part croissante de l’électorat qui n’est pas blanc. Sans considérer pour autant qu’un nouveau « destin démographique » soit à l’œuvre pour les républicains cette fois-ci.