Le vote latino aux Etats-Unis : la fin du « destin démographique »

Le vote latino aux Etats-Unis : la fin du « destin démographique »
Publié le 4 novembre 2024
Dans une élection qui s’annonce très serrée, le vote des Latinos américains pourrait se révéler déterminant. Minorité ethnique en pleine croissance, les Hispaniques ont longtemps été considérés comme un électorat captif par les Démocrates. Mais les jeunes électeurs hispaniques, souvent nés américains, se déterminent moins sur les questions d’identité que sur les questions sociales et économiques.
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Interrogée sur CNN à propos de son discours d’acceptation de la candidature à l’élection présidentielle en clôture du Congrès démocrate de Chicago fin août, Kamala Harris a clairement exprimé sa stratégie vis-à-vis de la question ethnique et de genre.

«- Vous n’avez pas explicitement fait référence au genre ni à la race lors de votre discours d’acceptation. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? 

Je suis candidate parce que je pense que je suis la meilleure personne pour tenir le rôle de Présidente à l’heure actuelle. Pour tous les Américains, quels que soient leur genre et leur race »1.

Cette citation n’exprime pas seulement la prudence d’une candidate qui ne veut pas être enfermée dans une case identitaire qui pourrait lui faire perdre des voix. Elle indique une rupture de fond avec la conception que les Démocrates se faisaient de l’alliance électorale gagnante depuis Obama.

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La campagne électorale victorieuse de Barack Obama en 2008 reposait sur deux innovations. La première était inspirée du « community organising » théorisé à Chicago par le sociologue Saul Alinsky et pratiqué par Obama dans son premier emploi de travailleur social après sa sortie de l’université. Elle consiste à encourager la mobilisation des individus par des actions collectives leur démontrant leur capacité d’action. Les équipes d’Obama avaient sophistiqué cette technique, utilisée originellement dans l’action sociale de développement communautaire, et avaient tiré parti de ce que permettait déjà le micro-targeting des électeurs dans les opérations de porte-à-porte et d’appels téléphoniques. En se présentant à la porte d’un électeur potentiel, les militants démocrates disposent d’une masse d’informations de nature personnelle (récoltées sur des bases payantes) sur leur interlocuteur et peuvent ajuster leur message en fonction de ses préoccupations dominantes. Le parti démocrate n’a fait que développer cette méthode depuis lors et la mobilisation par la base reste la condition de la victoire cette année dans une course très serrée.

La deuxième innovation consistait dans l’alliance électorale visée. Le parti démocrate n’a pas toujours été le « parti des minorités ». Il a dû réinventer complètement son message électoral après le projet de « grande société » de Lyndon Johnson qui, à partir de 1964, lui aliène les démocrates du Sud (dixie democrats) en développant des politiques d’égalité pour les minorités. Bill Clinton, lui-même un homme du Sud, avait su capter le vote Noir. Obama, pour sa part, avait visé une nouvelle coalition électorale rassemblant les jeunes, les femmes et les minorités ethniques. Le calcul était de long terme selon ses stratèges électoraux. C’était un investissement dans l’avenir dans la mesure où la participation des femmes à la vie politique n’allait faire que progresser, que les jeunes représentaient les forces de l’avenir et que les minorités allaient prendre un poids toujours plus important dans la population générale, en particulier les Latinos. De fait, les Latinos sont la minorité ethnique dont la croissance est la plus rapide et qui est désormais la plus nombreuse d’un point de vue électoral : parmi les Américains en âge de voter appartenant à une minorité ethnique, les Latinos sont désormais le premier groupe (36,2%) devant les Noirs (34,5%)2.

Telle était la stratégie des Démocrates pour mettre un terme à une série de défaites électorales. L’analyse de l’échec face à George W. Bush en 2004 avait notamment consisté à prendre acte d’un déplacement des termes du débat politique autour de la « guerre culturelle » engagée par les Républicains, éclipsant les enjeux économiques traditionnellement plus favorables aux Démocrates (on se souvient du slogan de Bill Clinton en 1992, « It’s the economy, stupid! »). La question essentielle avait été posée dans un essai politique3 au large retentissement : pourquoi les classes populaires votent-elles contre leur intérêt économique immédiat, en se laissant convaincre par le programme des Républicains, outrageusement bénéfique aux superprivilégiés et hostile à la justice sociale ? Comment les petites classes moyennes peuvent-elles accorder leur confiance à un parti qui prône une doctrine économique conduisant à la stagnation de leur pouvoir d’achat ? La réponse se trouvait dans les prémices du discours populiste, qui n’a fait que se développer depuis lors, opposant le « vrai peuple » garant des valeurs traditionnelles contre les « élites corrompues » de la côte Est et de Washington. « Nous contre eux » : ce n’était plus le combat des ouvriers et employés contre le Big business mais les « vrais Américains » contre l’oligarchie des diplômés et des villes cosmopolites. Et ce combat-là était gagné par les conservateurs. Ils l’emportaient en détournant les électeurs les plus modestes de leurs intérêts économiques et en plaçant la confrontation politique sur le terrain des valeurs dans un style bruyamment agressif.

La stratégie d’Obama semblait donner une réponse durable à ce déplacement du débat politique. Obama proposait une coalition promise à un bel avenir, réunissant les femmes attachées à leur émancipation professionnelle et à la garantie des droits sexuels et reproductifs, les jeunes toujours plus nombreux à poursuivre leurs études, les minorités noires et hispaniques rebutées par le nativisme voire le racisme et le suprématisme blanc des franges les plus radicales du parti républicain. Le pari gagnant était que ces catégories étaient toutes appelées à voir croitre leur poids électoral : les femmes participaient davantage à la vie politique sans suivre l’avis de leur mari, les diplômés étaient toujours plus favorables aux Démocrates et les minorités ethniques allaient prendre un poids démographique croissant dans la population américaine. Inversement, les électeurs républicains étaient démographiquement perdants à terme : les classes moyennes blanches peu diplômées, religieuses et rurales allaient progressivement mais inévitablement perdre leur statut majoritaire. Et c’est ainsi que l’avenir électoral des Démocrates semblait assuré pour des années, voire des décennies…

Les stratèges électoraux d’Obama étaient tellement convaincus de détenir la recette du succès qu’ils avaient généreusement décidé de partager leur martingale avec leurs homologues européens. C’est ainsi qu’une délégation de Terra Nova fut invitée à Washington en novembre et décembre 2008 et dûment éclairée sur les nouvelles conditions des victoires électorales. Le rapport qui en est issu, publié en janvier 2009, détaille sur une centaine de pages l’ensemble des innovations de la campagne : mobilisation et participation, organisation et financement, nouveaux médias, utilisation des données etc. Il analyse également le « réalignement électoral » ayant permis l’émergence d’une « nouvelle coalition » démocrate. C’est ensuite en mai 2011 que Terra Nova revient sur cette expérience américaine en proposant une stratégie pour la construction d’une nouvelle majorité électorale en 2012. Calquée sur les leçons d’Obama, cette fameuse « stratégie Terra Nova » a suscité, depuis, nombre de polémiques précipitées par le déclin électoral brutal du parti socialiste à partir de 2017, les gains du Rassemblement national, les flottements sémantiques autour du « vote populaire » et les tentations multiculturalistes des Insoumis. Une dizaine d’années plus tard, l’ambiance a bien changé outre-atlantique.

La théorie du « destin démographique » a été mise à mal dès 2016 et 2020 quand le vote Latino s’est désagrégé et en partie porté sur Donald Trump. Un Latino sur trois a voté pour Trump en 2020. Cette année, ce vote latino, dont l’importance ne cesse de croitre, jouera un rôle déterminant, notamment parce que la population d’origine hispanique est en croissance dans les Etats clés qui feront la décision, comme l’Arizona, le Nevada et la Floride (battleground states). Les intentions de vote des Latinos ne vont pas massivement à la candidate Harris. D’après les sondages du mois d’octobre, 56% des électeurs hispaniques se disent favorables à Harris, contre 37% à Trump4. Il y a quatre ans, 59% des électeurs hispaniques s’étaient déclarés pour Biden. Barak Obama avait pour sa part recueilli 71% de leur vote en 2012. Comment expliquer ce déclin ? 

Il s’explique par la diversité du monde latino et son absence d’homogénéité politique. Pendant longtemps, on a attribué les différences de comportement électoral aux origines nationales de cette catégorie d’immigrés. Les Hispaniques viennent de différents horizons, même si le Mexique est le pays d’origine de 60% d’entre eux. Ils sont arrivés, en plusieurs vagues depuis les années 1960, de différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes : San Salvador, Guatemala, Colombie, Venezuela, Cuba, Porto Rico, République dominicaine… La plupart de ceux qui ont fui Cuba, le Nicaragua ou le Venezuela sont politiquement acquis aux Républicains. Les Hispaniques originaires des Caraïbes se sentent peu d’affinité avec ceux d’Amérique latine, et réciproquement. Mais un ensemble de facteurs plus variés explique maintenant les nouveaux comportements électoraux.  

Le monde latino n’est pas fait que d’immigrants mais, de plus en plus, d’enfants nés aux Etats-Unis, explique Mike Madrid, un spécialiste des campagnes électorales et des Hispaniques aux Etats-Unis, dans un livre récent, The Latino Century5. En 2019, plus d’un adulte hispanique sur deux (55%) est né américain. L’identité ethnique n’est pas statique, elle est mobile et évolue avec les conditions sociales. Parmi les primo-électeurs de 2024, beaucoup sont de 3e ou 4e génération. 40% des électeurs latinos ont moins de 30 ans. Ils ne parlent pas nécessairement espagnol. Ils ne connaissent pas toujours leur pays d’origine. Leur comportement tend à s’aligner sur celui des autres jeunes américains de leur âge. Or, une caractéristique des Hispaniques est qu’ils font moins d’études supérieures que la moyenne des Américains et qu’ils occupent plutôt des emplois de col bleu (dans le bâtiment, l’industrie et l’agriculture)6, leurs rémunérations sont faibles, ils ont du mal à accéder à un logement abordable.  Dès lors, leur comportement électoral est marqué par ces caractéristiques qui les font pencher plutôt du côté républicain. Leur condition professionnelle et sociale explique leur vote bien plus que leur appartenance ethnique. Ils sont sensibles au populisme protectionniste de Trump. La pratique religieuse les rapproche aussi plutôt des Républicains que des Démocrates. Chez les hispaniques protestants évangéliques (une minorité dans un ensemble plutôt catholique), Trump a recueilli 43% des votes en 2016 et 50% en 20207. En outre, le « gender gap » est marqué parmi les Latinos : les jeunes latinos sont peu enclins à voter pour une femme. Ils ne sont pas choqués par le masculinisme ostentatoire de Trump, au contraire. Le vote des hommes latinos pour Trump a progressé de 3 à 4 points entre 2016 et 2020. L’écart de vote avec les femmes latinas varie, selon les instituts d’enquête, entre 6 et 11 points en 20208.

Inversement, le racisme « petit blanc » des Républicains ne décourage pas leur vote. Précisément parce que l’enjeu ethnique compte moins pour eux que l’économie et que les Démocrates, à leurs yeux, mettent trop l’accent sur les questions culturelles et ethniques. Ils ne se reconnaissent pas dans le revival de mouvement civique en faveur des gens « de couleur » et ressentent pas de communauté d’expérience avec les Noirs américains9. Ils sont d’ailleurs particulièrement hostiles à la politique d’accueil des migrants que Joe Biden avait promise dans sa campagne de 2020.

Le vote latino sera déterminant dans les Etats pivots. Dans le Nevada, ils représentent plus d’un électeur sur cinq (22%). Dans cet Etat très dépendant du tourisme (Las Vegas), la récession due à la crise du Covid se fait encore sentir et les enjeux économiques prédominent pour une population qui occupe en grande partie des petits emplois de service dans l’hôtellerie. Dans l’Arizona, les Latinos représentent un quart de l’électorat. Dans cet Etat, c’est le contrôle de la frontière avec le Mexique qui apparaît comme un enjeu prioritaire – les arrivés récents, souvent clandestins, risquant, aux yeux des migrants des générations antérieures, de renvoyer une mauvaise image de la communauté hispanophone dans son ensemble. En Pennsylvanie, autre Etat pivot, ils sont statistiquement peu nombreux (6% des électeurs) mais dans un vote qui peut pencher d’un côté ou de l’autre à quelques dizaines de milliers de voix, leur nombre (579 000) peut compter, surtout après les violentes insultes proférées lors du meeting de Trump au Madison Square Garden de New York contre Porto Rico, d’où viennent la moitié des Latinos de l’Etat10.

Tout comme Bill Clinton, Barak Obama s’est pleinement engagé dans la campagne en faveur de Kamala Harris. La candidate développe cependant sa propre stratégie. Elle a tourné le dos à l’identity politics. Pour des raisons évidentes depuis la mise en cause du droit à l’avortement, la mobilisation féministe autour de sa candidature est acquise. Mais elle prend aussi garde au gender gap apparu chez les Noirs et les Latinos. Pour s’adresser à cette dernière catégorie, elle ne parle ni de discriminations ni de politique de la reconnaissance mais d’accès au logement et de maîtrise de la frontière. Son message sur la maîtrise de la frontière Sud s’est considérablement rapproché des Républicains. Sa promesse de relancer la construction de logements et l’aide aux primo-accédants parle aux Latinos dont un homme sur cinq travaille dans la construction résidentielle et sa sous-traitance.

L’évolution du vote latino ne compte pas seulement à court terme pour le résultat de cette élection présidentielle. Elle redessine les contours de la stratégie électorale gagnante à gauche. Les Démocrates ont longtemps bénéficié des mobilisations créées par la coalition des Droits civiques des années 1960, avant le violent « cultural backlash » déjà annoncé par Ronald Reagan et qui prend une ampleur caricaturale chez Trump. Obama avait à la fois habilement retrouvé l’élan des luttes des droits civiques et maintenu la perspective de leur dépassement dans « une Union toujours plus parfaite ». Avec Kamala Harris, la cause des femmes et le niveau de diplôme semblent dessiner de nouvelles lignes de clivages de l’électorat, comme on le voit dans le cas du vote latino. Mais aussi peut-être un dépassement des conflits d’identité dans le retour des questions de justice économique et sociale.


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Marc-Olivier Padis