Ce que la dissolution nous apprend de la Ve République

Ce que la dissolution nous apprend de la Ve République
Publié le 3 décembre 2025
Dans "La Dissolution de la Ve République" (Les Petits Matins, 2025), les deux professeurs de droit public et animateurs de la revue en ligne Jus Politicum, Olivier Beaud et Denis Baranger, analysent les effets de la décision prise par Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale au soir du 9 juin 2024. La crise dans laquelle cette expérimentation hasardeuse a plongé le pays invite à réfléchir sur nos institutions et la manière dont elles sont comprises par les politiques. L’instabilité actuelle traduit une désorientation des acteurs politiques et une méconnaissance de la nature parlementaire de la Ve République.

On a longtemps considéré, en France et en Europe, que la constitution de la Ve République avait donné en 1958 à la France le système le plus stable du continent. Il apparaît, au contraire, depuis quelques temps, particulièrement fragile. Un débat partage les spécialistes de droit constitutionnel pour savoir si nous vivons une crise politique ou une crise de régime. Qu’en pensez-vous ?

La Grande Conversation

Nous défendons en effet dans notre livre l’idée qu’il s’agit d’une crise de régime. La raison d’être de ce livre est liée à la conviction que nous avons eue, Olivier Beaud et moi, que, le 9 juin 2024, la dissolution effectuée par Emmanuel Macron était un événement marquant, un événement qui opère une séparation entre un avant et un après. Cette dissolution nous semble largement explicable par l’avant, mais elle a des effets significatifs sur les institutions après.

Il convient tout d’abord d’observer l’avant et cela dans le temps long : si cette dissolution a été possible, c’est d’abord tout simplement parce que la constitution gaullienne le permet. Elle rend en effet possible, par l’article 12, une dissolution totalement discrétionnaire. Aucune contrainte ne pèse sur le Président de la République pour décider d’une dissolution, hormis des consultations. Ces consultations ont été faites d’une manière qui apparait, après examen, dénuée de sérieux. C’est ce qui ressort des expressions publiques des principaux intéressés qui devaient, d’après le texte, être consultés, Yaël Braun-Pivet, Gabriel Attal et Gérard Larcher. Bien que l’absence de consultation ne soit pas sanctionnée dans le texte constitutionnel, il n’en reste pas moins qu’on peut considérer comme une exigence constitutionnelle le caractère sérieux de ces consultations. C’est un détail mais qui est révélateur en ce qu’il montre un président qui se considère comme totalement détaché de toutes contraintes. Au-delà du cas personnel d’Emmanuel Macron, c’est une caractéristique de la cinquième République : toute contrainte pesant sur le président est effacée ou atténuée par l’interprétation présidentialiste des institutions.  

La Ve République est à tout moment, en tout temps, un régime parlementaire. Sur ce régime, qui a pour socle un couple opérationnel gouvernement-majorité présidentielle soudé par un rapport de confiance politique, se greffe sous la Cinquième République un président fort. M. Lecornu a déclaré lors de sa nomination comme Premier ministre (je cite de mémoire) : « La France est un régime présidentiel, parfois semi-présidentiel, parfois parlementaire ». C’est une lecture contestable de notre droit constitutionnel. On parle de régime présidentiel dans le cas américain, pas dans le cas français. Nous avons un régime parlementaire puisque le gouvernement a besoin d’une majorité au parlement pour exister et pour fonctionner. Mais dans certaines circonstances, il lui faut aussi la confiance présidentielle. L’autorité présidentielle forte vient d’une sorte de corpus extratextuel que j’appellerais le principe d’autorité gaullien. De Gaulle définissait la constitution comme « un esprit, des institutions, une pratique », formule célèbre dont on doit remarquer qu’elle semble mettre de côté la constitution en tant que texte juridique. La constitution dit, dans son article 20, que c’est le gouvernement qui gouverne. Mais, dans la pratique, on sait que le pouvoir se trouve à l’Elysée. Quand Emmanuel Macron arrive au pouvoir, il a cette idée-là en tête. Dans son livre-programme de 2016, Révolution, il envisage une révolution pour tout, sauf pour les institutions. Son idée institutionnelle dominante, c’est que les Français veulent de nouveau un roi, qu’ils regrettent du moins une sorte de monarchie présidentielle et ne veulent plus de la présidence « normale » revendiquée par son prédécesseur François Hollande. Depuis Nicolas Sarkozy, et en partie en raison du quinquennat, on a eu une « hyper présidence », dans laquelle le Président veut être son propre Premier Ministre, et dans laquelle le Premier Ministre n’est plus qu’un super directeur de cabinet. Macron, c’est la présidence « jupitérienne », verticale. Il a lui-même employé ces termes. C’est ce qu’on a appelé dans notre livre la « présidence exacerbée », qui se comprend comme une accélération, non comme une inflexion, de la pente gaullienne. On le voit, par exemple, avec les conseillers communs Elysée-Matignon, une innovation du second mandat Macron. C’est une illustration du fait que tout remonte directement à l’Elysée. Il est difficile, quand on travaille sur la Cinquième République de repérer un moment où le Président aurait laissé la charge du quotidien au Premier Ministre. On dit toujours que De Gaulle ne s’occupait pas du quotidien mais ce n’est pas vrai, il entrait parfois directement dans les détails. Pareil pour tous ses successeurs, si bien qu’il est très difficile pour l’historien constitutionnel de repérer un moment de bascule. Bien malin qui peut avoir une idée claire du moment où le président est devenu ce que j’appelle un « premier ministre de lui-même ». En tous cas, avec Macron, c’est bien le cas, sans aucune hésitation possible. L’effacement du Premier ministre est ainsi patent.

Regardons ensuite « le monde d’après » le 9 juin 2024, comme dirait le Président, c’est-à-dire les conséquences de la dissolution. Celle-ci réduit la taille du groupe parlementaire central de façon critique. Il suffit de reprendre l’historique rapide. En 2017, on compte 307 députés Renaissance, plus 48 Modem et autres alliés. Ils ont une majorité absolue, ce qui leur permet de profiter du fait majoritaire, c’est-à-dire de l’alignement des planètes entre la majorité qui a élu le Président de la République et la majorité parlementaire. Cet alignement des planètes produit une éclipse du Parlement. C’est la situation qui prévaut depuis 1962. En 2022, 245 députés forment le groupe « Ensemble » : les journalistes parlent de « majorité relative ». Pour moi, c’est un abus de langage, c’est tout simplement une minorité. Or, on va rapidement voir qu’il est difficile de fonctionner avec un gouvernement minoritaire, comme l’ont montré l’épisode de la loi retraite en avril 2023 et l’épisode de la loi dite asile-immigration adoptée en janvier 2024. Enfin, dernière étape, après la dissolution de 2024, la coalition dominante ne regroupe plus que 166 députés « Ensemble » dont 99 « Renaissance » (nouveau nom du parti macroniste).

Avec la perte de majorité, les institutions changent. Que se passe-t-il d’une étape à l’autre ? Première étape : Ve République classique, fait majoritaire, le président peut jouer sa partition d’hyper-présidence sans aucune entrave. Deuxième étape, 2022-2024, plus de majorité, Mme Borne et ensuite M. Attal tentent de gouverner texte par texte. Les apparences sont sauves, 65% des textes étaient votés soit avec l’appoint des députés du groupe LIOT, soit avec celui des socialistes. La négociation était possible, des textes étaient votés. Mais sur des sujets difficiles, comme les retraites, la mécanique se grippe. Dernière étape, la dissolution. Sur la décision même de la dissolution, il est difficile de se prononcer, sans verser dans des considérations psychologiques. Pour certains journalistes, le Président était déterminé à accepter une cohabitation avec le RN, de manière à se présenter comme le dernier barrage centre l’extrême droite, voire à renverser la vapeur, comme le fit habilement Mitterrand avec Chirac en 1986-88. Mais il y a un autre scénario : d’après le livre de la journaliste de Politico Pauline de Saint-Rémy et de son équipe, La Surprise du chef, l’Elysée croyait bel et bien à une victoire. Il semble que les membres de la petite cellule au sein de l’Élysée, Bruno Roger Petit, Thierry Solère, etc., se sont convaincus qu’ils allaient gagner. Quoi qu’il en soit, le résultat de ces élections est la disparition du fait majoritaire qui était un fait purement politique, qui n’était pas corrélé aux institutions. On bascule dès lors dans ce que certains ont appelé le « présidentialisme minoritaire ».

Dès le choix du premier ministre ou de la première ministre, les problèmes se sont posés. Tout est mis en turbulence. C’est un moment de désajustement des pensées et des comportements. Dans un régime parlementaire, le président qui nomme un Premier Ministre n’a pas toute latitude dans le choix qu’il opère :  il est tenu d’acter un certain état des forces. Emmanuel Macron aurait pu ou dû comprendre que l’absence de majorité changeait profondément les règles du jeu. On était pendant l’été olympique, mais tout le monde s’est trompé de compétition. Le président Macron a fait comme s’il pouvait jouer à une sorte de sport individuel, à l’image d’un joueur de tennis totalement libre des coups qu’il joue. De l’autre côté le NFP, parce qu’ils avaient le groupe relativement le plus nombreux, ont pensé qu’ils couraient un 110 m haies, où c’est le premier arrivé qui a gagné. Or, ce n’est pas le cas : le régime parlementaire c’est un sport collectif, un sport d’équipe où il faut commencer par trouver une majorité. C’est pourquoi il me semble qu’on peut parler d’un désajustement de la pensée par rapport à la situation. Les gens n’ont pas compris et ont encore du mal aujourd’hui à comprendre qu’on est en régime parlementaire, tout simplement.

Nous vivons dans un régime parlementaire classique, dans lequel il est indispensable d’avoir une majorité pour gouverner.  Barnier et Bayrou, quand ils ont constitué leurs gouvernements, ont dit à peu près la même chose : gaullien d’esprit, j’admire la constitution de 1958 et par conséquent je ne vais certainement pas aller consulter les partis en vue de constituer mon gouvernement. Je choisis donc des ministres en dehors de toute consultation avec les partis. C’est tout de même très étrange de raisonner ainsi dans un régime parlementaire. Par ailleurs, dans la période de ces deux gouvernements minoritaires, Michel Barnier et François Bayrou ont inversé les rôles. Ils se sont pris pour le Président. Et le réveil a été très douloureux. Les deux disent d’ailleurs peu ou prou la même chose quand ils perdent le pouvoir : c’est incroyable, moi seul pouvais sauver le pays ! Avec Sébastien Lecornu, on assiste tout de même à un certain réajustement. La voie est étroite pour son gouvernement en raison de l’opportunité que représente la désaffiliation au sein de la NFP entre les socialistes et les LFI. Du point de vue des institutions, le jeu redevient possible, alors même que sa situation a empiré. Avec Barnier et Bayrou, on était dans des coalitions de non censure, alors qu’avec Lecornu, on est dans une coalition de non dissolution. Vous voyez la différence : ce que voulaient les précédents, c’était de ne pas être censurés, d’où l’accord avec les socialistes à propos de la tenue d’un conclave sur les retraites. Avec Lecornu, il le dit expressément, l’accord ne se situe pas sur la non-censure, il se fait sur la simple espérance d’éviter une dissolution. C’est une situation de « moins disant » constitutionnel, si je puis dire.

Quid du Président ? En termes constitutionnels, il faut bien comprendre que son statut a changé après la dissolution. Le Président ne gouverne plus, ou du moins ne devrait plus gouverner. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce devrait être la fin de qu’Olivier Beaud appelle les « Présidents gouvernants ». Comme on l’a dit, l’article 20 de la constitution dispose que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la nation ». Vous avez un haut de spectre, c’est « détermine ». Et puis vous avez le bas du spectre, c´est « conduire ». Or, dans la pratique, depuis 1962, les gouvernements successifs ont toujours choisi de transférer la première de ces deux prérogatives au Président, au motif qu’il était l’autorité investie de la légitimité la plus forte, le suffrage universel direct, et que le Premier ministre « procédait » de lui. Ce transfert, informel mais constant, permettait l’existence d’un Président gouvernant.

L’entrée dans une présidence minoritaire après 2022, et plus encore après 2024, a rompu cet équilibre. Le Président ne dispose plus du socle politique (fait majoritaire) ni de la « courroie de transmission » gouvernementale qui rendaient possible l’exercice de cette fonction. Aujourd’hui, il est difficile d’identifier le fondement constitutionnel qui légitime ses interventions dans le champ gouvernemental : décisions relatives à la vente d’armements à l’étranger, prises de position sur la suspension de la réforme des retraites, commentaires sur les lois en cours d’examen, réunion des conseils de défense à l’Elysée, critiques de la politique fiscale, etc.

Pourquoi M. Macron ne se retire-t-il pas sur son Aventin comme un président de cohabitation ? Pourquoi les ministres ne refusent-ils pas de jouer le jeu, c’est-à-dire pourquoi acceptent-ils de lui laisser une place dans la décision gouvernementale ? J’y vois là encore un phénomène de désajustement comportemental : rationnellement, les acteurs devraient limiter ces interventions pour préserver la cohérence institutionnelle, mais ils s’en abstiennent, probablement parce qu’ils mènent une stratégie de court terme de maximisation de leur pouvoir. Il y a aussi un phénomène de rémanence, ou si l’on veut de légitimité résiduelle. Tout le monde pensant que l’onction du suffrage universel donne le pouvoir de gouverner, on admet que le Président reste un gouvernant. De fait, l’ensemble du système — responsables politiques, journalistes, observateurs — continue d’accepter qu’un Président prétende gouverner, tout en sachant qu’il ne fait désormais plus ou moins qu’y prétendre.

C’est la fin de ce que l’on pourrait appeler la « Cinquième République heureuse », c’est-à-dire une période où, malgré les désaccords sur les politiques menées, le régime en lui-même était un gage de stabilité et satisfaisait largement la population — ce qui constituait un atout précieux. L’hypothèse d’une Sixième République demeure pour moi largement indéterminée : il m’est difficile d’imaginer ce que l’on pourrait y mettre, car les éléments structurants du système actuel subsisteraient très probablement.

Certes, le président de la République a aujourd’hui perdu une partie de son pouvoir effectif, mais les Français continuent de souhaiter une figure présidentielle forte ainsi qu’un exécutif puissant ; ce besoin demeure profondément ancré. À titre personnel, je serais plutôt favorable à un régime parlementaire classique, que je considère plus efficace, gage à la fois de légitimité pour les gouvernements en poste, et de possible engagement de leur responsabilité s’ils perdent la confiance du Parlement. Mais les préférences institutionnelles de nos concitoyens sont d’un autre ordre. Et si un jour une réforme devait conduire à un changement de régime, il faudrait malgré tout composer avec ces piliers structurels, ce qui rendrait toute transformation d’envergure difficile.

Denis Baranger

Selon votre diagnostic institutionnel, où se trouve notre principale difficulté ? Est-ce la dyarchie elle-même — les deux fonctions distinctes de Président et de Premier ministre — qui pose problème ? Le Président, élu au suffrage universel direct, reçoit en principe un mandat pour mettre en œuvre le programme sur lequel il a été choisi ; c’est d’ailleurs ce qu’Emmanuel Macron a revendiqué en menant à terme la réforme des retraites. Ou bien la difficulté tient-elle plutôt à l’arsenal d’instruments destinés à « rationaliser » le parlementarisme, lesquels ont permis, entre 2022 et 2024, de maintenir l’illusion d’une gouvernabilité, en l’absence de majorité parlementaire ?

La Grande Conversation

La dyarchie, à mon avis, n’est pas le noeud du problème. A mon sens, c’est plutôt la nature de l’institution présidentielle qui comporte deux facettes. Le Président devrait exercer « en même temps » deux fonctions au regard des institutions. Il devrait être le garant de la continuité de l’État et le garant de la Constitution. C’est le président arbitre, désigné par l’article 5 de la Constitution, qui plane au-dessus des institutions. Et puis vous avez le président gouvernant. Or, il ne peut pas être les deux à la fois. Il ne peut même pas être une sorte d’arbitre s’il doit être en même temps un garant de la continuité des institutions.

On le voit bien avec l’attitude du président au lendemain des élections de 2024 : il déclare qu’il est le garant de la continuité de l’Etat et en même temps il joue un jeu politique personnel évident en retardant le choix d’un Premier ministre et en refusant de nommer comme Première ministre la candidate présentée par le NFP, la coalition électorale qui a le groupe parlementaire le plus nombreux. C’est créateur d’instabilité au sein du régime parce qu’on ne sait pas où se situe le chef de l’Etat : comme acteur ou comme régulateur du jeu des autres acteurs. Emmanuel Macron aurait sans doute gagné à se retirer sur l’Aventin et à se présenter comme un président de cohabitation. Il a certainement eu ses raisons de ne pas le faire.

Cette incertitude au sujet de la vraie nature de la fonction présidentielle pouvait être acceptée du temps de De Gaulle, qui pouvait être en même temps une sorte de monarque d’ancien régime et l’auteur des arbitrages politiques du quotidien. De Gaulle avait du discernement gouvernemental et, en même temps, il savait prendre de la hauteur. Il avait en outre une évidente légitimité historique. Plus personne ne l’a eue après lui. M. Macron est un excellent élève de la République, un premier de la classe mais il ne peut pas être en même temps le roi qui guérit les écrouelles.

J’en viens à votre question sur le parlementarisme dit « rationalisé ». C’est une formule trompeuse car elle donne une impression de rationalité. Or, ce qu’elle désigne c’est l’ensemble des instruments placés dans le texte constitutionnel pour brider le parlement et donner du pouvoir à l’exécutif. C’est pourquoi je parle plutôt de « parlementarisme réglementé ». Il y a des mécanismes, des verrous, des empêchements qui ont fonctionné depuis 1962 avec le fait majoritaire. Mais, en l’absence de majorité, on est passé à un parlementarisme dérégulé, pour ne pas dire déréglé. C’est ce que montre l’usage du 49-3 par Madame Borne. Elle l’utilise 23 fois, et plus de 10 fois sur la loi retraite, mais pas comme Michel Rocard l’avait fait en son temps. Rocard l’utilise 27 fois, mais il l’utilise pour avoir les 14 députés qui lui manquaient pour avoir une majorité absolue. Il va les chercher chez les communistes ou au centre droit. Ce qu’il est intéressant de regarder, ce n’est pas le nombre de 49.3 mais le ratio entre les 49.3 et le nombre de motions de censure. Michel Rocard en a cinq dans toute sa période de gouvernement, sans tomber. Madame Borne, elle en a 100 %. Sur les 23, à chaque fois, il y a une motion de censure. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le 49.3 classique, tel qu’utilisé par Michel Rocard, était fait pour cimenter sa majorité. Le 49.3 d’Elizabeth Borne est contre-majoritaire. C’est un instrument de défense lié à l’absence de majorité, c’est très différent.

Denis Baranger

Quelle estla pérennité de cette situation ? Deux visions s’opposent aujourd’hui. D’un côté ceux qui pensent que lors de prochaines élections on peut retrouver une situation majoritaire, peut-être avec un groupe Rassemblement national largement dominant. D’un autre côté, ceux qui pensent que la polarisation de la société est telle que la prochaine Assemblée sera toujours aussi divisée, sans cohérence entre le vote lors de la présidentielle et celui des législatives qui suivront.

La Grande Conversation

La fragmentation politique est là pour durer. Et l’exemple des Etats-Unis montre les ressources que donne la polarisation de l’opinion à un pouvoir fort. Je ne me risquerai pas à un pronostic politique sur les résultats des prochaines élections. Mais on peut imaginer un nouvel alignement des planètes, tel qu’on l’a connu de 1962 à 2022, avec une éventuelle victoire à la présidentielle de Mme Le Pen ou M. Bardella puis une majorité RN aux législatives. Reviendrait-on alors à la Cinquième classique ? Je n’y crois pas car si l’extrême droite arrive au pouvoir elle changera le système de façon telle, par les textes ou par la pratique, que la Ve République sera méconnaissable. Ils voudront durcir les pouvoirs de l’exécutif. Ils feront ce que Trump a fait aux États-Unis sous une autre forme. Or ils n’auront pas besoin pour cela d’afficher une rupture avec les pratiques antérieures car les institutions donnent déjà énormément de pouvoir à l’exécutif. Ils diront qu’ils sont dans une forme de fidélité au gaullisme… Même s’ils violent la constitution en organisant un référendum illégal sur la préférence nationale, ils pourront se réclamer du précédent de De Gaulle en 1962… Ce que j’appelle le principe d’autorité gaullien permettrait à un gouvernement populiste qui ne serait plus du tout républicain d’utiliser les institutions à son avantage.

Mais, en attendant, ce qui me marque le plus dans la situation actuelle, c’est le désajustement de la pensée institutionnelle. Contrairement à ce que certains avaient pu espérer en 2024, nos parlementaires ne sont pas devenus des parlementaires de Westminster ni des gouvernants à l’allemande capables de négocier des grandes coalitions. Tout le monde reste dominé par le modèle présidentiel, par l’élection présidentielle et la légitimité qu’elle confère. C’est pourquoi les comportements ne se sont pas ajustés, on perpétue le modèle majoritaire, qui a pourtant disparu.

Denis Baranger

Mais quelle est la nature de ce blocage ? Certains invoquent une sorte de culture nationale qui serait rétive au compromis. Mais pourquoi le serions-nous plus que des Néerlandais ou des Allemands ? C’est un peu mystérieux. Pour d’autres, des coalitions politiques se mettent en place quand les institutions y contraignent. Or, actuellement, le système de contraintes devrait pousser les acteurs à s’entendre. Mais ils ne le font toujours pas. Comment le comprenez-vous ?

La Grande Conversation

Quand le système vous contraint, vous cherchez à le comprendre, à vous adapter. Le processus semble en cours. Mais, pour le moment, les acteurs politiques n’ont pas compris, ou pas encore compris, le logiciel institutionnel en place depuis la dissolution. Pour expliquer ce temps d’apprentissage, il faudrait une théorie du comportement des acteurs, une sociologie compréhensive qui permettrait de comprendre ce qu’ils font et comment ils se comprennent. Mais ce n’est pas le rôle d’un professeur de droit public.

Denis Baranger

Est-ce que ce n’est pas l’élection du Président de la République au suffrage universel direct qui explique son obstination à ne pas prendre en compte l’état des forces politiques au Parlement ?

La Grande Conversation

Mais il n’y a pas, en droit, d’effet de l’élection sur le droit à gouverner. Le président français n’est pas le seul à être élu au suffrage universel direct. C’est aussi le cas de l’Autrichien, du Portugais etc. Pour autant, leur rôle constitutionnel est très limité. Ils ne gouvernent pas. L’élection ne donne pas de pouvoirs constitutionnels. Qu’est-ce que c’est qu’un état de droit ? C’est une machine à distribuer les compétences. C’est une machine à habiliter telle autorité pour faire telle chose. De telles habilitations sont très spécialisées. Or la constitution est sans ambiguïté : le pouvoir gouvernemental est attribué au gouvernement. Nulle part dans la Constitution, vous ne trouverez une habilitation du Président à gouverner. Le rôle du président est défini à l’article 5. Il veille au respect de la Constitution, à la continuité de l’État, etc. Mais il faut bien reconnaître qu’en France l’élection a un effet de légitimation, qui va au-delà de ce que disent les textes.

Denis Baranger

Est-ce qu’un régime parlementaire censé former des coalitions est compatible avec un mode d’élection majoritaire à deux tours, qui semble créer une situation de chantage par les extrêmes ?

La Grande Conversation

Je me garde d’avoir une religion trop arrêtée sur les effets comparés des modes de scrutins et sur l’opportunité ou non de telle ou telle réforme. Les RN ont toujours réclamé la proportionnelle. Maintenant, il semble que le scrutin majoritaire pourrait leur être favorable. En tout cas, il les a bien servis dans les derniers scrutins. Inversement, on peut désormais, comme le font certains, défendre la proportionnelle en disant qu’elle est favorable à la modération. La situation de chantage par les extrêmes me paraît avant tout liée à des phénomènes idéologiques et à l’état de la société, à la polarisation.

Denis Baranger

Est-ce qu’on ne peut pas tout simplement penser que nous sortirons de cette crise par un retour aux urnes ?

La Grande Conversation

Je pense qu’actuellement nous faisons face à une crise de régime, et qu’un retour devant les urnes ne changerait pas grand-chose. Nous avons connu déjà plusieurs configurations de la Ve République : le fait majoritaire, la cohabitation et maintenant le présidentialisme minoritaire et le gouvernement minoritaire. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? On est obligé de se poser la question. On peut attendre le grand soir et le réalignement des planètes (c’est-à-dire des deux majorités, présidentielle et parlementaire) qui arrivera peut-être. Mais on aura peut-être aussi une Cinquième République version RN, modifiée dans un sens illibéral.

D’un point de vue technique, ce que montre cet épisode, c’est qu’on devrait modifier l’article 12 pour imposer le contreseing du premier ministre en cas de dissolution. On sait que Gabriel Attal était opposé à la dissolution. Il a offert sa démission comme alternative. Il n’aurait probablement pas donné son contreseing à cette décision. Le président n’aurait plus ce pouvoir discrétionnaire de dissoudre sans demander l’accord de quiconque et ça redonnerait de la légitimité au premier ministre. Or, c’est le Premier ministre la courroie de transmission avec la majorité parlementaire, son rôle est donc essentiel. Une alternative serait de recueillir l’avis conforme du Sénat ou l’avis conforme d’une fraction significative des députés.

Denis Baranger

Est-ce que le résultat catastrophique de la dernière dissolution ne rend pas improbable, d’un point de vue politique, le recours à une autre dissolution ? Ce qui réglerait le problème sans avoir à changer la Constitution.

La Grande Conversation

On peut imaginer que la dissolution est désormais « vitrifiée » pour longtemps, tant le précédent de 2024 restera comme un moment sombre de notre histoire institutionnelle, qui n’a fait que des perdants et a déstabilisé le régime. Mais on ne peut pas exclure non plus un nouvel usage irrationnel, pour ne pas dire suicidaire, de la dissolution. Chirac l’a fait en 1997. Macron l’a refait en 2024. Le but d’une révision constitutionnelle pourrait être de limiter les occasions données aux acteurs institutionnels de faire un usage irrationnel, pour ne pas dire nuisible, de leurs prérogatives. Mais la fascination pour le pouvoir présidentiel est une boisson forte et nul ne sait si une révision constitutionnelle, aussi parfaite soit-elle, en dégriserait les Français.

Denis Baranger
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Denis Baranger