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Réformes et contestations de la Ve République

Réformes et contestations de la Ve République

Le projet de réforme des retraites a exacerbé un malaise latent touchant aux institutions de la Cinquième République. Espérée par beaucoup aux lendemains des élections de 2022, la revalorisation du Parlement n’a pas eu lieu. Le présidentialisme peut-il évoluer ? Changement des pratiques ou changement des textes ?

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Publié le 24 mars 2023

Débat sur les retraites : un parlementarisme « rationalisé » jusqu’à le dérégler

La réforme des retraites fait l’objet de critiques non seulement sur le fond mais aussi sur la forme, et singulièrement celle prise par le débat au Parlement. La Grande conversation a interrogé Denis Baranger, professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas, sur l’usage tant décrié du « 49-3 ». Le spécialiste de droit constitutionnel et de philosophie du droit décortique ici les instruments constitutionnels dits de « parlementarisme rationalisé » que le Gouvernement a empilés ces derniers mois sur ce texte au point de dérégler un débat parlementaire déjà fragilisé, par ailleurs, par les stratégies agonistes d’une frange de l’opposition. « Notre constitution en a pâti ».
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Vous venez de publier un billet sur le blog Jus Politicum où vous soulignez, à la lumière des débats récents sur la réforme des retraites, le fait que le Gouvernement a abusé des techniques du “parlementarisme rationalisé”. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

La Grande Conversation

Un point de vocabulaire pour commencer. Le “parlementarisme rationalisé” désigne l’ensemble des mécanismes d’encadrement juridique du régime parlementaire qui ont été inscrits dans la Constitution. Typiquement, on peut penser à l’article 49 alinéa 3, désormais bien connu de tous : si le Gouvernement utilise cet instrument, le texte de loi est adopté sans être voté, sauf si une motion de censure, qui peut être déposée dans les 24h, est adoptée par l’Assemblée nationale.

Au fond, ce que suggère la notion de parlementarisme rationalisé, c’est que le régime parlementaire est par nature chaotique, problématique, porteur d’instabilité, et qu’il faut pour y remédier l’encadrer juridiquement avec des délais, des mécanismes de majorités qualifiées, etc. Le droit est convoqué en vue de le rendre plus rationnel. C’est ce que l’on fait depuis les années 1920, mais spécialement en France, depuis 1958. Derrière le parlementarisme rationalisé, il y a l’idée, commune à Michel Debré et aux grands constitutionnalistes de l’époque, qu’au fond, la politique est mauvaise, toxique, porteuse de conflits, génératrice d’instabilité, et que le droit est appelé à la purifier et à la stabiliser. Avec ces nouvelles règles, elle allait être “saisie par le droit”, comme l’a dit un professeur de droit bien connu, Louis Favoreu, et tout allait s’améliorer.

Ce n’est pas exactement ce qu’on a observé ces derniers temps. Dans le cas de la réforme des retraites, le Gouvernement a fait usage de procédés normaux qui se trouvent tous dans la Constitution. Pris isolément, aucun de ces procédés ne pose problème : on l’a souvent rappelé ces dernières semaines, il y a eu beaucoup de 49-3 depuis 1958. Ce qui fait problème, ce ne sont pas ces procédés en eux-mêmes, mais leur empilement. Si on additionne tout ce qui a été fait pour limiter les droits du Parlement dans cette réforme, l’effet d’accumulation est spectaculaire et problématique.

Cet empilement commence avec l’usage d’un véhicule législatif particulier : un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale (ou PLFSS rectificatif), et du mécanisme qui l’accompagne depuis 1996 : l’article 47-1 de la Constitution. Inconnu des non spécialistes, cet article permet d’imposer des contraintes procédurales extrêmement lourdes, notamment un délai limité de discussion devant les deux chambres : 20 jours devant l’Assemblée nationale et 15 devant le Sénat. Il faut se souvenir que ce dispositif a été conçu à l’époque Juppé, en 1996, c’est-à-dire juste après la grande crise de 95. La promesse sous-jacente était en quelque sorte, après les mouvements sociaux et le désordre qui s’en est suivi, une forme de « plus jamais ça ».

Le recours à un PLFSS rectificatif permet également de neutraliser l’impact des travaux de la commission des Affaires sociales : dans ce cadre, cette commission peut bien changer le projet autant qu’elle le souhaite, c’est le texte du Gouvernement qui sera ensuite mis en discussion en séance, et non celui adopté en commission comme c’est le principe.

Ces différentes techniques ont permis d’aller très vite à l’Assemblée et d’envoyer au Sénat un texte qui n’avait même pas été voté par elle. Et au Sénat toute une série de dispositifs ont à nouveau été mobilisés, notamment pour limiter les droits de l’opposition : le recours à l’article 38 du règlement du Sénat pour limiter à deux les prises de parole sur un amendement, un amendement gouvernemental en cours de discussion, et pour finir (pour le moment) la réécriture en commission d’un amendement permettant de faire tomber la quasi-totalité des amendements déposés par la gauche sénatoriale, pour faire en sorte que les textes de l’opposition soient mis de côté…

Une fois le texte voté au Sénat, on a enchaîné avec une commission mixte paritaire qui, comme vous le savez, est sous le contrôle du Gouvernement : c’est lui qui décide ou non de la déclencher. Le texte issu de cette CMP devait ensuite repasser devant les deux assemblées. Mais il faut savoir que si, à la fin, les deux chambres n’avaient pas voté définitivement le texte, le Gouvernement aurait pu, passé un délai de 70 jours, procéder directement par ordonnance ! Il en a été autrement puisque, devant le risque d’un vote de rejet à l’Assemblée nationale, il a finalement été décidé de recourir au 49-3. Ce recours au 49-3 concentre aujourd’hui toutes les critiques, mais il n’est au fond, on le voit, que la cerise sur le gâteau.

Toute personne qui a travaillé son Michel Debré et sait comment il a façonné le droit constitutionnel de la Ve République se pose ici une question : Debré, rédacteur de la constitution, avait-il raison de prétendre que tout cet arsenal du parlementarisme rationalisé serait « le corset » grâce auquel on préviendrait la « déformation du régime parlementaire » ? Dans notre cas, cet empilement de procédures porte-t-il vraiment un effet de rationalité supérieure ? Personnellement, j’en doute. En réalité, notre parlementarisme n’est pas « rationalisé ». Nous sommes dans un régime de parlementarisme « réglementé » qui est en train de devenir, je le crains, un régime de parlementarisme déréglé.

Il a suffi que le fait majoritaire s’efface aux élections législatives de 2022 pour que l’on s’en rende compte. Je résume cela en disant : nous avons désormais un Président et un Gouvernement qui vivent en Ve République, et un Parlement qui vit en IIIe ou en IVe République. Nous avons basculé en 2022 du fait majoritaire à la prime majoritaire. Le Gouvernement ne dispose plus d’une majorité qui, même si elle renâclait parfois, finissait par voter ses textes. Sa majorité est relative et l’opposition fractionnée. Eh bien, malgré tout, on continue à utiliser les mêmes instruments parce que l’habitude s’en est prise. Le chirurgien considère la situation et dit : “Je ne peux pas intervenir” (c’est-à-dire faire adopter telle ou telle réforme). Mais l’anesthésiste (un haut fonctionnaire) vient le voir et lui dit : “J’ai une bonne solution, on va mettre la péridurale à ce moment-là, ça va faire moins mal et ça va passer”. Ici, il s’agit d’un PLFSS rectificatif. Mais ça ne passe pas. C’est même pire. Il faut encore et encore des doses supplémentaires, d’autres remèdes (49-3, etc.). Bien sûr, les instruments n’ont pas changé, mais actionnés dans ce nouveau contexte, leur nature diffère considérablement. Le 49-3, par exemple, présente un nouveau visage. Ce n’est plus un outil de consolidation consistant à cimenter une majorité d’humeur frondeuse ou à mettre fin à ses atermoiements, comme si on lui disait : “Maintenant, vous allez vous calmer. Vous voulez vraiment que je m’en aille ? Parce que vous devez me soutenir, vous allez adopter mon texte. La pilule est un peu amère, mais vous allez l’avaler”. C’est en gros ce qui s’est passé avec la loi Macron en 2015 puis la loi El Khomri en 2016, sous le gouvernement de Manuel Valls. Le texte du 49-3 n’a pas changé depuis, mais dans un contexte politique totalement différent, son usage n’a plus du tout la même signification : il devient un outil de contrainte exercée sur des oppositions divisées, c’est-à-dire une arme anti-oppositions.

Bien sûr, l’hostilité au 49-3 ne date pas des dernières législatives. On l’a vu monter depuis dix ans de façon assez continue. Le 49-3 a focalisé l’hostilité pour des raisons un peu mystérieuses. C’est encore sur lui que se concentrent aujourd’hui la majorité des critiques. Ce que dit cette hostilité commune, me semble-t-il, c’est que quelque chose aurait dû être débattu, et peut-être même qu’on aurait dû prendre en compte le fait qu’à peu près 70 % de l’opinion est hostile à ce texte.

Denis Baranger

Dominique Rousseau a exposé récemment dans la presse l’idée d’un défaut de « sincérité » des débats parlementaires sur ce texte. Selon lui, le Conseil constitutionnel pourrait être fondé à le rejeter en bloc au motif qu’il n’est pas issu d’un débat sincère. Qu’en pensez-vous ?

La Grande Conversation

Je partage l’idée qu’il y ait eu une atteinte portée à la sincérité de la discussion. En réalité, il n’y a pas vraiment eu de discussion. Il y a eu conflit, il y a eu des oppositions et il y a eu un effet de mise en étau. Le Gouvernement arrivait avec un dispositif blindé, on l’a vu. Et même avec un déficit culturel et structurel de considération pour le Parlement, qui lui est habituel. En face, dans l’opposition, LFI a adopté une technique conflictuelle très dure et très radicale. C’est une approche très structurée intellectuellement, inspirée des analyses de Chantal Mouffe qui cite elle-même abondamment Carl Schmitt, autour de l’idée que la politique c’est l’antagonisme ami/ennemi. Ce qu’avait dit explicitement aux médias, à son arrivée à l’Assemblée en 2022, l’un des jeunes nouveaux députés LFI : « Nous venons ici pour le combat ». Donc une stratégie d’opposition frontale, sans nuances, dans le registre de ce que Gerald Darmanin a appelé d’un terme déplaisant mais assez parlant : la « bordélisation » du débat.

Pourtant, il y avait évidemment un certain nombre de députés (Charles de Courson, Jérôme Guedj…) qui connaissaient le dossier et qui ont essayé de soulever de façon raisonnable et méthodique des points de débat. Mais leur travail n’a pas suffi à ce qu’un débat ait lieu à proprement parler, au point qu’on n’est jamais arrivé, à l’Assemblée, jusqu’à l’article 7 du projet de loi. Et au Sénat, la situation a été presque pire, du fait de la convergence entre la présidence du Sénat, la majorité LR et le Gouvernement qui souhaitaient que les choses se calment.

Pour autant, peut-on considérer ce défaut de débat comme constitutif d’un défaut de sincérité au sens du Conseil constitutionnel ? Est-ce que, techniquement, cela va conduire à une censure ? Il y a un critère de sincérité qui s’applique aux textes budgétaires ; le Conseil constitutionnel, dans sa jurisprudence sur les lois de finances, étudie effectivement les comptes de dépenses et de recettes qui sont présentés et vérifie leur sincérité.

La question serait aujourd’hui d’étendre cette notion de sincérité : peut-on imaginer de sanctionner un texte pour la raison qu’il ne traduirait pas, dans son ensemble, une discussion sincère ? Le Conseil constitutionnel pourrait contrôler, comme il l’a fait pour le budget 2023, le respect du principe de sincérité des débats parlementaires. Je ne sais pas si l’on pourrait parvenir, par ce biais, à une censure, parce qu’il ne va pas de soi que la Première ministre (et le Gouvernement) aient outrepassé les exigences de la Constitution en la matière. Le Conseil constitutionnel pourrait juger que Madame Borne s’est « bornée à faire usage du droit qu’elle tient » de l’article 49 de la Constitution, par exemple. Reste que l’absence de toute adoption effective (par la voie d’un vote) du texte par l’Assemblée nationale (à cause d’abord de la transmission automatique en raison de l’expiration du délai de 20 jours, ensuite du 49-3) va dans le sens de l’insincérité, et donc d’une possible censure.

Denis Baranger

Le Gouvernement fait cependant valoir qu’il a discuté avec les partenaires sociaux. La Première ministre a d’ailleurs obtenu un délai supplémentaire pour cela. Il rappelle en outre qu’il a retenu des amendements. Le texte sur lequel il a engagé sa responsabilité, ce n’est pas son texte initial, mais celui qui est sorti des mains de la commission mixte paritaire. Qu’est-ce que vous répondez à cela ?

La Grande Conversation

C’est factuellement vrai. Mais est-ce que cela change la réalité et la perception ? Concernant la perception, il est clair que cela ne change rien. Les Français semblent de plus en plus en colère. L’opposition sociale à cette loi ne diminue pas. Donc la perception de cette réforme est demeurée la même. Pourquoi ? A mon avis, la perception a été très mauvaise parce que ce texte a été amené de manière frontale avec l’ambition non négociable de reporter l’âge légal à 64 ans. Il n’y a pas besoin d’être un grand spécialiste de la démocratie sociale pour savoir que ce principe était rejeté même par la CFDT. Même quelqu’un d’aussi modéré et disposé à la discussion que Laurent Berger, ne voulait pas des 64 ans. L’exécutif a néanmoins tout joué, ou comme aime à le dire le Président, « pris son risque », sur cet unique paramètre. Dès lors, les choses étaient très mal engagées. Quoi que l’on ait pu ensuite ajouter à la réforme en termes de compensations (par ailleurs très coûteuses), cet affichage-là créait un énorme problème. En outre, d’éminents spécialistes expliquaient qu’il n’était pas certain que le problème se pose en ces termes et que la solution à terme soit apportée par cette réforme.

Denis Baranger

Et lorsque la Première ministre vient expliquer à la tribune de l’Assemblée nationale que ce texte s’est vu allouer un temps de débat parlementaire, certes contraint, mais supérieur à celui qui avait été alloué au texte de Monsieur Woerth en 2010 ou à celui de Madame Touraine en 2014, alors même que ces textes étaient plus longs et qu’ils ont été votés, est-ce qu’elle ne soulève pas un point, là encore factuel, qui plaide en sa faveur ?

La Grande Conversation

Les rapports de force majorité/oppositions à l’Assemblée nationale n’étaient pas du tout les mêmes en 2010 et 2014. Et quoi qu’il en soit, je vais risquer une petite parabole : quand un petit garçon dans la cour de récréation se fait prendre parce qu’il a volé les billes du petit copain et qu’il déclare pour sa défense : ”Mais il y a plusieurs élèves qui l’ont déjà fait la semaine dernière”, est-ce qu’il ne va pas être puni quand même ? On a toujours corseté le Parlement. On l’a toujours mis dans l’étouffoir du parlementarisme dit rationalisé. Celui qui le fait pour la énième fois et qui perd la partie, ou du moins se délégitime fortement, crie à l’injustice. Moi, ce que je vois, c’est que le Gouvernement pouvait s’épargner de déclencher la procédure accélérée sur ce texte. Qu’il pouvait s’épargner le PLFSS et le procédé de l’article 47-1. Qu’il pouvait s’épargner les phrases qui, à mon avis, vont gagner le concours de l’humour politique de l’année prochaine, du type “nous avons laissé toute sa place au débat”. On peut dire ce qu’on veut, qu’on a discuté avec les partenaires sociaux, qu’on a débattu plus longtemps au Parlement, etc., structurellement, nous avons des gouvernements de tous bords qui ont, je vais le dire un peu abruptement, étouffé le Parlement en se disant : “ce n’est pas bien grave, nous sommes en Ve République”. Mais voilà, il arrive un jour où quelqu’un se fait prendre la main dans le sac, si je puis dire. Il se trouve qu’aujourd’hui, c’est ce gouvernement. Mais c’est lié, je pense, à une culture plus large et plus ancienne.

Qu’est-ce en effet que la Ve République ? C’est le mariage du gaullisme et de l’ENA. L’entourage du général De Gaulle lui avait fait comprendre qu’il fallait ajouter une strate technocratique fiable pour que l’Etat et l’exécutif soient stables. Ça a fonctionné à merveille grâce à la Ve République qui a été écrite, comme on sait, par des gens du Conseil d’Etat extrêmement compétents. Ils ont placé à l’intérieur de la machinerie les verrous adaptés pour que l’exécutif soit fort et pour que, grâce à lui, l’Etat le soit aussi. Jusqu’à un certain point, la machine a fonctionné et fonctionne encore. Mais avec les élections de 2022 et la perte du fait majoritaire, les gens qui étaient habitués à gouverner comme ça, et je dirais même la strate technocratique qui était habituée à procéder ainsi, ont été pris par surprise. Ils étaient habitués à « administrer », si l’on me pardonne l’expression, le travail parlementaire à coups de pratiques de ce genre, devenues si habituelles qu’on ne les remarquait même plus. Bien sûr, du point de vue du Secrétariat général du Gouvernement, de l’Hôtel Matignon ou de l’entourage du Président, la brutalité de ces procédés n’apparaissait pas : ça consistait juste à appuyer sur un bouton. Le coup de marteau était donné à l’autre bout de la chaîne, au Palais-Bourbon ou au Sénat. Il s’abattait sur une majorité consentante, qui le supportait sans (trop) regimber. A présent, ça ne peut plus se passer comme ça.

Je ne suis pas hostile à la Ve République. Je pense d’ailleurs que les gens qui voudraient mettre en place une VIe République se retrouveraient à nouveau sur la case départ du Monopoly : devoir trouver la nouvelle formule magique propre à stabiliser le régime, à lui éviter l’instabilité permanente du passé. Une récente enquête du Cevipof montrait qu’une majorité de Français veulent un Président solide. Si on en revenait à un dispositif de type IIIe ou Ive République, les anciens défauts reviendraient et on déplorerait la perte des avantages qu’a apporté la constitution de 1958. J’ai écrit comme d’autres sur le 49-3 pour dire que c’était un instrument de gouvernement indispensable. Mais je n’avais pas prévu le nouveau contexte électoral (la majorité relative du gouvernement, notamment) qui dévoile tout à coup des problèmes structurels.

Denis Baranger

Au fond, ce qui ressort de vos analyses, c’est que, dans notre culture institutionnelle, le Parlement ne sert qu’à une seule et unique chose : soutenir le gouvernement ou s’y opposer. On n’attend rien d’autre de lui finalement et surtout pas de délibérer… Et les oppositions semblent l’avoir compris aussi.

La Grande Conversation

Le Parlement est une chambre d’enregistrement au sein d’un dispositif normatif et politique qui le surplombe. Vous avez des idées politiques, vous les inscrivez dans un programme électoral, vous êtes élu et une haute administration très compétente vous dit comment on va mettre tout ça en musique à travers différents textes. Et puis voilà, c’est bouclé. Quel est alors le rôle du Parlement ? Dans les lois qui régissent le Parlement britannique, il est écrit depuis le XVe ou le XVIᵉ siècle que le monarque adopte les lois “avec l’avis et le consentement” de sa Chambre des lords et de sa Chambre des communes. Le Parlement ne fait pas autre chose aujourd’hui : il vote la loi au titre de l’article 24 de la Constitution, mais cela  se ramène peu ou prou à manifester son consentement. C’est arrivé à un tel degré que, quand Jean-François Copé était le chef du groupe UMP à l’Assemblée, il était allé jusqu’à parler de “ coproduction législative” : le Parlement était ainsi gentiment admis à participer à la fabrication de la loi. Les députés eux-mêmes et les institutions parlementaires plus largement ont intégré cette idée que le Parlement n’a plus du tout ce rôle de discussion – je veux dire : de délibération politique propre à influencer l’économie même du texte de loi – qui devait être le sien. Certes, il continue à discuter, mais cela n’opère qu’à la marge. Le texte est déjà bouclé pour l’essentiel.

Ensuite, est-ce que les oppositions l’ont compris comme vous le suggérez ? Je n’en suis pas certain, y compris en termes purement tactiques. Est-ce que c’était une bonne idée de la part de la France insoumise de déposer 13 000 amendements ? Etait-ce aussi habile que cela ? Je ne le crois pas. Je crois que la bonne stratégie, ce serait de déposer quelques amendements, mais pertinents ou qui mettent sérieusement en difficulté le Gouvernement. En déposer 13 000, c’est du contre-étouffement, si on me pardonne cette expression. Face à l’étouffement organisé par l’exécutif, on oppose une autre stratégie d’étouffement, un contre-feu. Si le but était le brouhaha et les insultes, il a été atteint. Mais si c’était de mettre le gouvernement en difficulté, c’est moins sûr : ça lui a presque redonné de l’oxygène.

Denis Baranger

Vous iriez jusqu’à dire qu’il y a eu une sorte d’entente objective entre des forces contraires pour empêcher une délibération parlementaire digne de ce nom ?

La Grande Conversation

Non, je ne dirais pas cela. Je parlerais plutôt d’un double aveuglement. D’un côté, un gouvernement qui n’est plus habitué à la discussion et qui ne sait même plus ce que c’est qu’une discussion parlementaire. En outre, beaucoup de ministres ne sont plus des parlementaires et ne viennent plus vraiment pour discuter. Je me rappelle d’un sénateur qui m’avait dit à propos du président Macron : “Il ne sait même pas que nous existons”. C’est une phrase qui m’avait énormément marqué. Face à un problème social, le Président invente le Grand Débat national ou le Conseil national de la refondation, c’est-à-dire des initiatives qui permettent de parler directement aux Français et qui contournent ces institutions parlementaires jugées plus ou moins périmées. Au fond, vu comme cela, le Parlement, pour reprendre une formule ancienne de Philippe Sollers, c’est un peu « la France moisie », ça ne sert plus à grand-chose.

Et de l’autre côté, on a des députes LFI, avec leur logique propre qui est une logique de combat. Simplement, ce qu’aurait dû apprendre la gauche aujourd’hui, c’est que le Parlement, ce n’est pas un ring de MMA. Les députés sont là pour utiliser, dans un contexte de civilité, des outils de débat pour essayer de gagner la partie. Ça a été très bien dit par Laurent Berger ou encore par Pierre Rosanvallon dans son interview au Monde : les opposants deviennent une opposition légitime quand ils s’opposent avec les outils institutionnels dans le cadre d’un débat relativement apaisé.

Je pense que, s’il y a une chose positive dans la discussion actuelle, c’est de montrer en creux ce que devrait être une démocratie saine : une démocratie où on aurait eu sur les retraites le vrai débat au Parlement que l’on n’a pas eu. Les outils pour cela sont pourtant disponibles. Regardez ce qu’a fait Jérôme Guedj en tant que co-président de la mission d’évaluation des comptes de la Sécurité sociale: il a utilisé une disposition du code de la Sécurité sociale pour aller effectuer une investigation sur pièce et sur place à la direction de la Sécurité sociale où il a trouvé la preuve que la désormais fameuse affirmation selon laquelle 40.000 retraités seraient éligibles à la retraite à 1200 euros n’était, a minima, pas établie. Voilà une opposition efficace qui utilise les outils que, depuis 2008, on a donné aux oppositions. Cet exemple démontre qu’on peut construire une opposition qui n’a pas besoin de diminuer sa frontalité politique pour augmenter son efficacité technique.

Denis Baranger

Avez-vous le sentiment que les oppositions, ou en tout cas l’opposition LFI, aient abusé de leur droit d’amendements ?

La Grande Conversation

L’abus du droit d’amendement est une question très délicate. Le droit d’amendement est consacré par la Constitution et c’est prérogative extrêmement importante pour les parlementaires. En 2018, le premier projet de réforme constitutionnelle du président de la République a fait l’objet de discussions entre les assemblées et le gouvernement à ce sujet. Le texte préparatoire proposait en effet une diminution très significative du droit d’amendement : on parlait de contingenter le nombre d’amendements et de limiter les hypothèses dans lesquelles on pouvait en déposer, avec une augmentation de ce qu’on appelle les irrecevabilités. Heureusement, ce type de restriction n’a pas été retenu. Autrement, nous risquions de basculer dans un régime qui, politiquement et constitutionnellement, ne serait plus un régime libéral. Les oppositions ont le droit de s’opposer. Elles ne sont pas dans les institutions au sens où elles y jouiraient d’une sorte de tolérance : elles sont une institution, et l’une des plus importantes. C’est une chance infinie pour nous, un bien commun. En conséquence, si on se dit : “il y a 20 000 amendements, c’est trop. Il faut empêcher ça”, eh bien, c’est très difficile techniquement de le faire. La seule chose qu’on puisse espérer, c’est une forme de self restraint. Mais pour cela, il faudrait faire sortir de l’esprit des députés, des assistants parlementaires, des présidents de groupe parlementaire que c’est une bonne technique d’opposition. Il leur suffirait de comprendre qu’elle n’est pas payante pour eux.

Denis Baranger

Il y a des gens qui disent, y compris à l’Assemblée nationale, que le débat parlementaire sur les retraites a donné un spectacle absolument désolant et lamentable et qu’il a caché une activité parlementaire qui, par ailleurs, était revenue à un niveau correct par rapport aux années passées.

La Grande Conversation

Ça me paraît très vraisemblable. Il y a eu en début de session un effet de reparlementarisation grâce, si je puis dire, à l’effacement du fait majoritaire au profit de la cohabitation d’une majorité relative avec des oppositions fortes. Le gouvernement a bien été obligé de “faire avec” au quotidien, de travailler avec ce qu’il avait. Et je pense que si on regarde les différents textes qui ont été votés jusqu’à maintenant, il y a eu la prise en compte de certains arguments ou amendements des oppositions. Justement, parce qu’il n’y a pas une opposition, mais des oppositions. Certes l’opposition LFI n’a pas tellement joué le jeu de la discussion au quotidien, mais d’autres ont su le faire. J’ai été frappé qu’il y ait par exemple chez les socialistes des parlementaires comme Boris Vallaud ou Laurence Rossignol qui sont des gens accoutumés au travail parlementaire et qui savent faire passer des amendements et, si on me pardonne ce terme un peu trivial, “dealer” des choses. Malheureusement, il y a eu en quelque sorte une remise à zéro des compteurs avec cette réforme des retraites. Et on n’en a pas complètement fini. J’ai quand même été très frappé par le résultat du vote sur la motion de censure de LIOT : à 9 voix près, le Gouvernement était renversé. C’est extrêmement frappant. La première victime de ce “bal tragique au Parlement”, ce sont Les Républicains : ils ne sont plus vivants, en tout cas leur parti est devenu un club d’élus qui n’est plus cimenté par une cohérence politique. Messieurs Ciotti, Retailleau, Marleix, Pradier, et aussi en arrière-plan, Laurent Wauquiez, n’ont manifestement pas la même vision de ce que doit être leur parti. Ils auraient pu apparaître pour la majorité Renaissance comme des alliés raisonnables, voire conclure une sorte d’accord de coalition avec elle, mais ils n’ont pas réussi à le faire. Ça traduit assez bien ce qu’est devenu ce qu’on appelait autrefois la droite républicaine. Il y a une sorte de fatalité qui frappe les anciens partis de gouvernement du moment qu’ils ne gouvernent plus…Leur vide idéologique et programmatique devient flagrant et il les ronge de l’intérieur.

Denis Baranger

Face à ce tableau, on serait tenté de se dire qu’il faut corriger nos institutions. Mais en même temps, on se demande si le problème ne vient pas des acteurs eux-mêmes. Comment pondérez-vous ce qui revient à la décomposition du système politique et ce qui revient aux institutions de la Ve République ?

La Grande Conversation

Je ne suis pas un ardent partisan du réformisme constitutionnel permanent. C’est un peu comme ces lois qu’on adopte à la suite d’un fait divers. Je ne suis pas certain que réformer la Constitution à tout bout-de-champ, ce soit la solution, parce qu’il y a des équilibres structurels à prendre en compte. La Constitution, c’est aussi ce que Montesquieu appelait une “disposition des choses”. Il y a une certaine structure institutionnelle, et il y a aussi une logique qui est celle du régime politique lui-même. Et ça, c’est extrêmement difficile à manipuler par des textes.

L’infrastructure de notre régime remonte au « moment 58 » avec la vérité qui était la sienne, et qu’il ne faut pas non plus oublier. La France avait besoin d’en finir avec des Parlements qui n’avaient pour force que d’être faibles, c’est-à-dire d’être une puissance paralysante et le lieu de coalitions négatives. Un exécutif fort et une administration forte apparaissaient alors comme un bien d’une grande valeur, le gage d’un régime stable. On a trouvé une sorte de martingale en 1958. Pour le moment, il n’y a pas d’alternative à cette puissance de stabilisation qu’apporte la constitution de 1958. Je pense que 58 nous a apporté la solution à laquelle les Français adhèrent parce qu’il y a cette idée, qui nous rappelle l’Ancien Régime, d’un président fort : cela rassure les Français…quand ça ne les irrite pas au plus au point. Cela les rassure dans les grandes crises (crise financière de 2008, Covid, …). Cela les irrite quand ils ont le sentiment, en particulier dans le pilotage de l’Etat-providence, qu’on ne les entend pas et qu’on porte atteinte à leurs droits.

Bien sûr, depuis 1958, on a changé certaines choses. Il y a quand même eu la réforme de 2008 qui va dans le bon sens avec une augmentation des droits de l’opposition, peut-être pas suffisante mais significative. En 2007, on a introduit à l’article 68 de la Constitution la possibilité de destitution d’un président s’il commet un manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. J’ai préconisé pour ma part, sans être jamais entendu, qu’on adopte une disposition comparable pour les parlementaires qui se comporteraient d’une façon tellement inacceptable qu’il ne s’agirait pas d’engager leur responsabilité pénale mais de leur faire quitter l’enceinte parlementaire.

Faut-il aujourd’hui changer les institutions ? Je l’ignore. On pourrait au moins viser à repenser la question de la légitimité. Je pense en particulier à la façon dont nous concevons les deux piliers d’une autorité politique légitime, à savoir les deux grandes questions que sont la place de la représentation politique et la responsabilité politique dans la constitution. On pourrait aussi espérer voir se forger une entente sur la façon, si je puis dire, de « ne pas s’entendre », c’est-à-dire parvenir à un consensus sur le dissensus. C’est à ce prix que pourra s’installer ce qui, précisément, a manqué dans la séquence qui vient de se dérouler : un gouvernement capable de se modérer dans l’exercice du pouvoir et une opposition capable d’agir de façon responsable. Peut-être qu’il y aura un sursaut de compréhension de la situation du côté de l’exécutif après s’être autant penché au-dessus de la falaise. Pour tout vous dire, je n’y crois pas beaucoup. Peut-être, du côté de LFI, va-t-il y avoir un rééquilibrage avec des responsables moins frontaux dans leur opposition, des personnes aussi qui ne goûtent pas le centralisme démocratique qui prévaut dans leur mouvement et qui voudraient le rendre – pourquoi pas ? –  un peu moins centralisé et un peu plus démocratique. Je ne suis pas sûr d’y croire beaucoup plus…Des acteurs syndicaux raisonnables du mouvement social comme Laurent Berger ont pesé dans la discussion en contrôlant les manifestations, en faisant en sorte que la voix du mouvement social s’exprime comme une voix de raison. Dans un contexte où, désormais, s’expriment des formes de contestation moins modérées, on ne peut qu’espérer qu’ils continueront à œuvrer dans le bon sens. Le refus du président de recevoir les responsables syndicaux a été à mon sens un moment important de cette crise, en ce sens qu’il a traduit de sa part un refus d’agir de manière modérée, pour ne pas dire de façon responsable. Quant à changer les textes, on peut toujours le faire à la marge. Toutefois, il a été démontré qu’on pouvait avoir une restriction apportée au 49-3 en 2008 et voir cet outil être tout de même employé dix fois en trois mois pour l’adoption du budget 2023. Modifier l’architecture du régime est une autre affaire et, comme je l’ai dit, il n’est pas si simple que cela de remplacer un type d’équilibre par un autre.

Denis Baranger

Est-ce que cette position a un lien avec ce que vous appelez le droit politique ?

La Grande Conversation

En quelque sorte, oui. Une large majorité des professeurs de droit constitutionnel sont des gens qui pensent que le texte doit déterminer la pratique politique. C’est la culture de Georges Vedel, de gens qui ont dominé la matière et qui se disent : “Ainsi est la loi constitutionnelle adoptée par le peuple, ainsi doit être la pratique dans les institutions”. Et quand il y a modification de la pratique, éloignement par rapport au sens qu’ils attribuent au texte, c’est une dénaturation, une déviation, etc. Après, il y a des gens un peu plus minoritaires, dont je fais partie, et qui ont une approche réaliste du pouvoir politique. A leurs yeux, il y a toujours du pouvoir politique, même lorsqu’il n’est pas habilité juridiquement. Il est premier dans l’ordre de « ce qui arrive ». La politique est phénoménologiquement première, elle “arrive” et après, éventuellement, on peut espérer faire du droit. Je fais une comparaison avec un pré dans lequel il y aurait un troupeau de moutons qui se promènent librement. A un endroit, ils vont rencontrer une barrière. Le droit, c’est la barrière. Les moutons ont beaucoup de liberté, ils peuvent courir dans tous les sens. Mais il y a quand même des choses qu’ils ne peuvent pas faire. L’idée du droit politique, ce n’est pas du tout de faire de la science politique en droit. C’est de se dire que la compréhension des mécanismes juridiques implique une connaissance empirique de la réalité du pouvoir politique. Ici, typiquement, je pense qu’on a un exécutif qui a usé et abusé du parlementarisme que j’appelle réglementé et qui est maintenant déréglé. Et on a une frange de l’opposition qui a usé et abusé de ses prérogatives constitutionnelles. Notre constitution en a pâti.

Denis Baranger

Propos recueillis par Thierry Pech et Mélanie Heard.

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Publié le 5 avril 2023

Vie et mort du 49.3 ?

Comment en est-on arrivé à considérer l’article 49-3 de notre constitution comme synonyme d’un déni de démocratie ? Comment un instrument dont l'utilité semblait évidente à tous depuis les débuts de la Ve République en est-il venu à symboliser l'impossibilité de débattre ? Pour le comprendre, il faut revenir aux changements d'équilibres entre pouvoirs exécutif et législatif dans les textes et, surtout, dans la pratique d'un régime de plus en plus présidentialisé. Mais il faut aussi tenir compte des problèmes que doit surmonter chaque époque et des aspirations nouvelles qu’elle nourrit.
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Une constitution n’est jamais cette construction désincarnée, abstraite, a-historique, que se plaisent à décrire certains des juristes les plus positivistes, et qu’il suffirait de lire pour en goûter la substantifique moelle, voire pour expliquer les activités qui se déroulent à l’abri de son dôme. C’est un texte marqué par la culture de son temps, par les valeurs, les espoirs, les croyances, les craintes aussi, de ses rédacteurs. Par leurs expériences également. Les hommes qui ont rédigé la Constitution de la Ve République – qui sont nés, pour la plupart, au tournant du siècle – sont nourris des débats, des interrogations, des conflits qui ont scandé la vie politique française depuis la Grande guerre. Ils ont encore très présente à l’esprit la chute brutale du régime parlementaire en 1940 et vivent au quotidien l’instabilité gouvernementale chronique de la IVe République. L’historien Nicolas Roussellier a bien montré que la Ve République est moins un point de départ qu’un point d’aboutissement d’une vaste tectonique des plaques institutionnelles qui, à partir du dernier tiers de la IIIe République, joue en faveur de l’autonomisation d’une « force de gouverner » hors les murs du Parlement.

Le désormais fameux article 49.3, présenté par certains aujourd’hui comme une innovation antiparlementaire du « bonapartisme gaulliste », est en réalité un dispositif discuté depuis longtemps sous la IVe République et porté par différentes sensibilités politiques plutôt à gauche. En janvier 1958, le président du Conseil Felix Gaillard (membre du parti radical, à l’époque le plus jeune Premier ministre de l’histoire de France) présente même un projet de réforme constitutionnelle visant à instaurer une sorte de « 49.3 » particulièrement favorable au gouvernement puisque, pour déposer une motion de censure en réponse à l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur un texte, les oppositions doivent non seulement indiquer le nom du futur Premier ministre (appelé à gouverner en cas de succès de la censure) mais fournir aussi un « contre-projet » de texte. Le débat est vif à l’Assemblée nationale et celle-ci adopte finalement en mars le projet de Felix Gaillard dans une version édulcorée mais quasiment identique à… notre actuel 49.3 (à la différence d’aujourd’hui, autre époque, il est prévu que le gouvernement puisse engager sa responsabilité sur le rejet d’un texte d’origine parlementaire). Le gouvernement dirigé par Felix Gaillard est renversé en avril 1958. L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle début juin 1958 suspend la procédure d’adoption du « projet Gaillard » qui est cependant repris sur ce point par Guy Mollet, le leader du parti socialiste (SFIO), ministre d’État qui va jouer un rôle important dans la rédaction de la nouvelle constitution. Ainsi est né l’article 49.3. Il ne doit rien au gaullisme.

Pour en comprendre le sens, il faut se resituer au moment de sa naissance. Anti-démocratique l’article 49.3 en 1958 ? On pourrait soutenir aisément le contraire, du moins si l’on s’entend sur le fait que la démocratie suppose de donner les moyens de gouverner à ceux qui ont été élus pour ce faire. Or cet objectif ne peut être atteint si la vie politique est brinquebalée en permanence par une instabilité gouvernementale chronique. Contrairement à une opinion commune, l’instabilité de la IVe République (24 gouvernements en 12 ans) n’est pas principalement le fait de l’architecture constitutionnelle. Elle est avant tout le résultat d’un mode de structuration du jeu politique qui a plusieurs caractéristiques : a) la faiblesse de la discipline partisane, une forte autonomie des groupes parlementaires par rapport aux partis et une grande indépendance des parlementaires au sein des groupes ; b) des « marchés » politiques très localisés territorialement, avec une faible importance des étiquettes et des investitures partisanes au moment des élections ; c) la précarité des alliances électorales et l’impossibilité d’établir des principes stables de définition du leadership.

Personne n’imagine, à la fin des années 1950, la possibilité d’une majorité parlementaire stable et disciplinée soutenant le gouvernement tout au long des cinq années d’une législature. A l’exception du parti communiste, fortement discipliné, qui recueille (lors des élections législatives de 1956) plus du quart des suffrages – et qui inquiète pour ces deux raisons –, le système politique français semble condamné à un multipartisme faiblement structuré et instable. Dans l’esprit des constituants, mais aussi des différents commentateurs politiques, les nouvelles institutions doivent donc s’adapter à cette donnée apparemment immuable. Les rédacteurs de la constitution n’ont dès lors pas d’alternative : c’est dans l’ingénierie constitutionnelle que doit résider la solution. « Parce qu’en France, la stabilité gouvernementale ne peut résulter de la loi électorale, il faut qu’elle résulte au moins en partie de la réglementation constitutionnelle » constate ainsi Michel Debré, en août 1958, dans son discours devant le Conseil d’État. L’article 49.3 est, ni plus ni moins, l’une des pièces de cette nouvelle réglementation constitutionnelle.

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La Ve République à l’état naissant est une sorte de pari, celui de réussir à faire face par la seule architecture constitutionnelle aux dérèglements, supposés congénitaux, du parlementarisme, à son incapacité à faire surgir une « relation de majorité ». Mais les constituants avancent là dans le flou, sans points de repères historico-politiques, avec l’espoir que les dispositifs constitutionnels qu’ils ont mis en place produiront leurs effets mais sans aucune assurance quant à leur efficacité. Les débuts de la Ve République sont d’ailleurs assez peu convaincants de ce point de vue. Pendant la première législature de la Ve République, les parlementaires peinent à endosser le costume très cintré qui leur est dorénavant attribué et ne comprennent pas toujours les nouvelles armes constitutionnelles dont le gouvernement dispose dorénavant pour discipliner les députés (en particulier ceux du groupe gaulliste, particulièrement turbulents) et dont il use abondamment. C’est la guerre d’Algérie qui fait tenir le nouveau régime bien plus que les instruments de « rationalisation » du parlementarisme dont la nouvelle constitution est abondamment dotée.

Nul ne sait ce qui serait advenu de l’arsenal mis en place par la constitution de 1958 pour contenir le Parlement si les élections législatives de 1962, consécutives au vote d’une motion de censure, n’avaient pas inauguré une recomposition de grande ampleur du système de partis et une bipolarisation des forces politiques. Une recomposition de grande ampleur, mais lente, très progressive, qui connaîtra d’ailleurs des à-coups et des régressions jusqu’au début des années 1980. A partir des élections législatives de 1962 – et jusqu’aux élections législatives de 2022 –, tous les gouvernements de la Ve République bénéficieront d’une majorité à l’Assemblée nationale.Certes, ces majorités parlementaires présentent des visages très divers et les regroupements majoritaires vont se construire sur des fondements ou des clivages très différents. Mais, pour la première fois dans l’histoire de la République en France, la vie politique se structure durablement autour de camps fortement marqués politiquement, interdisant les alliances de circonstance, le jeu sans cesse renouvelé des soutiens et des retraits tactiques comme on le connaissait sous la IVe République. Ce qui n’est, au début, qu’une « divine surprise » pour les partisans du général de Gaulle, va devenir, dans le langage des commentateurs, le « fait majoritaire ». Et ce « fait majoritaire » va finir par devenir un élément constitutif du régime, au point que l’on a pu qualifier la Ve République de « parlementarisme majoritaire ».

« Ah ! si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante » se lamentait Michel Debré dans son discours devant le Conseil d’État en 1958… Depuis 1962 et jusqu’en 2022, elle est là, toujours là, c’est un fait. Mais, dès lors, l’architecture constitutionnelle s’en trouve entièrement déséquilibrée. Elle avait été pensée pour réduire le rôle d’un Parlement jugé structurellement instable et indiscipliné, et pour renforcer symétriquement le gouvernement, avec un garde-fou présidentiel en cas de crise. L’image de la « clé de voute » employée par Michel Debré dit bien le rôle assigné au président de la République, celui d’assurer l’équilibre entre deux forces pensées comme antagonistes, le gouvernement renforcé et le Parlement affaibli. Avec le « fait majoritaire » la constitution abrite un jeu politique très différent de ce qui avait été imaginé : un gouvernement qui a toutes les armes, et des armes « lourdes », face à une majorité parlementaire qui ne présente aucun risque, dont la loyauté au gouvernement ressemble le plus souvent à de la soumission – on parlera dans les années 1960 des parlementaires gaullistes comme étant les « godillots » du pouvoir gouvernant. Plus encore, ce « fait majoritaire » profite le plus souvent au président de la République qui, n’ayant plus rien à « arbitrer » entre le gouvernement et le Parlement, devient explicitement un « capitaine », et surtout qui est, à la différence du Premier ministre, totalement hors de portée du Parlement. Le Président, devenu un gouvernant tout puissant, se retrouve alors sans aucun contre-pouvoir. Le gain démocratique du « fait majoritaire » se paie alors d’un coût élevé : l’irresponsabilité politique, de fait, du pouvoir gouvernant.

Ce déséquilibre est tel que parfois la compréhension du texte de la constitution oblige à une forme de traduction, qui peut varier en fonction des résultats des élections. Ainsi lorsque l’article 20 de la constitution dispose que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », cela doit se lire habituellement (hors périodes de cohabitation) comme « le président détermine la politique de la nation et la conduit quand il le souhaite ». Ce qui explique aussi pourquoi il est si difficile de réfléchir à une réforme de nos institutions : de quoi parle-t-on, du texte de la constitution ou du texte traduit par sa pratique et par les représentations qui finissent par s’y sédimenter ?

Que devient le 49.3 dans cette nouvelle configuration ? Pour l’essentiel, un instrument de disciplinarisation de la majorité qui soutient le gouvernement. Bien sûr le contexte d’emploi a changé mais l’esprit est en quelque sorte le même. C’est le cas de l’utilisation du 49.3 par Raymond Barre qui doit faire face à une majorité dont les deux composantes – l’UDF et le RPR – entretiennent des relations très conflictuelles. C’est le cas aussi de l’usage intensif du 49.3 par Michel Rocard qui permet à ses « alliés » communistes ou centristes de ne pas être obligés de se prononcer explicitement en faveur du gouvernement tout en le soutenant de fait. C’est enfin le cas de Manuel Valls qui affronte une « fronde » au sein de son propre camp. Il arrive bien sûr que l’usage du 49.3 soit disproportionné par rapport à l’enjeu. L’un des exemples les plus caricaturaux est l’utilisation de ce mécanisme par Pierre Mauroy, en 1982, pour satisfaire à la lubie présidentielle visant à « réhabiliter » les généraux de factieux de l’OAS (qui était déjà amnistiés…). D’autres usages, plus marginaux, sont en fait de véritables détournements de la constitution quand ils ont pour principal objet d’abréger un débat parlementaire. C’est le cas, récemment, de l’utilisation par Édouard Philippe de l’article 49.3 en février 2020 sur la loi portant réforme des retraites, qui s’en sert pour lutter contre l’obstruction parlementaire, alors même que la constitution prévoit d’autres moyens pour cela.

Pour l’essentiel de ses usages, l’article 49.3 n’est pas véritablement contesté, personne ne voulant renoncer à une telle arme. Il est commenté, disséqué (car son usage dit toujours quelque chose sur les forces et faiblesses des camps en présence), critiqué bien sûr par ceux qui en font les frais, mais n’est pas l’objet d’une « diabolisation » comme on le voit aujourd’hui. La réforme constitutionnelle de 2008, qui vise selon son promoteur – Nicolas Sarkozy – à tirer les leçons de la pratique présidentialiste en rendant un peu de place au Parlement, se montre d’ailleurs d’une grande prudence sur le sujet : l’usage du 49.3 doit être réservé aux textes budgétaires, car ils engagent la continuité de l’État, mais « au cas où » on ne désarme pas totalement le Premier ministre en lui permettant d’employer cette arme une fois par session.

Et puis arrivent les élections législatives de 2022. Le président de la République ne dispose que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, qui plus est composite. Certains prédisent le chaos parlementaire, d’autres une « reparlementarisation » du régime. Ce ne sera ni l’un ni l’autre. Pas de chaos car la constitution a suffisamment armé le gouvernement pour qu’il puisse résister longtemps, du moins tant que toutes les oppositions ne s’allient pas (temporairement) pour le renverser, alors même que des élections législatives anticipées consécutives à une dissolution seraient à haut risque pour la plupart des forces politiques qui siègent dans l’hémicycle. Pas de reparlementarisation non plus parce que personne – ni le président, ni le gouvernement, ni les administrations, ni les parlementaires, ni les partis politiques – ne semble avoir la culture et les savoir-faire requis du parlementarisme (on pourrait en dire autant des commentateurs de la vie politique, au premier rang desquels les journalistes…), et visiblement cela ne s’improvise pas.

Aucun obstacle constitutionnel ici à l’établissement d’une autre façon de gouverner. Tout est dans les têtes, à gauche comme à droite. C’est François Mitterrand qui a entériné les termes de la relation politique qui gouverne la pratique de la Ve République et cela dès son premier message au Parlement au lendemain des législatives de 1981 : les « engagements » pris par le président de la République lors de la campagne qui a mené à son élection constituent « la charte de l’action gouvernementale » puis deviennent, après les élections législatives censées entériner la résultat de la présidentielle, « la charte de [l’]action législative » de la majorité parlementaire. Hors de ce schéma, point de salut, à tel point qu’une fois la durée du mandat présidentiel réduite à cinq ans on s’est empressé de modifier le calendrier électoral pour s’y conformer. Lorsqu’en juin 2022 nous contemplons, un peu abasourdi, le résultat des élections législatives, nous n’avons pas d’autre grille de lecture à notre disposition. Nous avons bien sûr un président – même s’il est élu dans des conditions qui ne sont pas les plus favorables pour établir son autorité – mais nous n’avons pas l’Assemblée nationale qui doit aller avec.

Dans un tel contexte, l’article 49.3 prend bien sûr un autre « visage », il devient un « outil contre-majoritaire, un outil de gouvernement quasi minoritaire » comme l’a écrit Denis Baranger dès ses premières utilisations par Elisabeth Borne. Pour autant, nous ne sommes pas là dans la situation qu’avaient envisagée les constituants en 1958, c’est-à-dire la nécessité de contrer l’indiscipline de vote des parlementaires et les mettant au défi de renverser le gouvernement. Cette fois il n’y a pas de majorité dès le départ et, toujours pour parler avec les mots de Denis Baranger, « le 49.3 est utilisé comme une arme d’autodéfense par un gouvernement qui deviendrait minoritaire si toutes les oppositions se coalisaient contre lui ». Ce qui bien sûr interroge sur l’avenir : peut-on gouverner longtemps dans une telle posture d’auto-défense ?

Mais ce qui frappe surtout au lendemain de son utilisation pour faire adopter la réforme des retraites, c’est que le 49.3 est devenu le symbole d’autre chose. De quoi au juste ? Sans doute d’une inadéquation croissante entre la conception du pouvoir enfermée dans nos institutions – très centralisée et peu délibérative, qui se satisfait de mécanismes de décision opaques, verticale dans son exercice, caporaliste dans l’exécution, monarchique dans sa communication – et ce qu’est devenue la société française, alors que les rares tentatives pour rénover les modes de conception et de légitimation de l’action publique (on peut penser ici à l’expérience, pourtant très riche, de la convention citoyenne sur le climat) sont apparues à tort ou à raison comme des entreprises superficielles ou des leurres. Tout d’un coup la Ve République paraît surannée, d’un autre âge.

Cela n’a pas toujours été le cas, bien au contraire. La Ve République a pu apparaître pendant longtemps comme particulièrement « moderne ». Elle devait moins cette image à la qualité de son design constitutionnel qu’aux caractéristiques des groupes qui l’ont investie à l’occasion du changement constitutionnel de 1958. La période qui s’ouvre en 1958 est en effet celle d’un relais d’élites (hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise, dirigeants syndicaux, universitaires) qui ont en commun de valoriser l’économie au détriment du droit, l’exécutif au détriment du législatif et, plus encore, la compétence technique (et la valeur des titres scolaires) au détriment de la représentativité politique, et qui promeuvent un nouveau mode de régulation politico-administratif caractérisé par l’alliance des hauts fonctionnaires et des représentants socioprofessionnels. La Ve République est celle des énarques mais aussi, plus largement et de façon plus essentielle politiquement, celle des cadres (qui n’apparaissent dans la nomenclature de l’INSEE qu’au milieu des années 1950). La Ve République incarne alors le « bon gouvernement » des trente glorieuses, celui où les gouvernants ont enfin la force de gouverner. Le ralliement de la gauche au régime achève de stabiliser cette « lecture » de la Ve République, et cela avant même d’arriver au pouvoir. En utilisant l’élection présidentielle et le mode de scrutin aux élections législatives pour se recomposer et aboutir à une coalition majoritaire susceptible de conquérir le pouvoir, la gauche a objectivé nos institutions et leur pratique. Le jeu régulier des alternances ensuite a permis un accord de tous sur les règles du jeu. Dès lors la messe était dite et il fallait prendre garde à ne pas trop toucher à un édifice qui constituait un terrain de jeu formidable pour des partis politiques transformés en écuries de présidentiables. La grande réforme constitutionnelle de 2008 a été faite par la droite, elle aurait pu être faite par la gauche.

Mais les choses ont commencé à se dérégler, souvent subrepticement, à bas bruit, sans crises majeures. La proportionalisation du premier tour de l’élection présidentielle a progressivement réduit la capacité du second tour à structurer la vie politique autour de deux blocs bien identifiés jusqu’à permettre le « hold-up » d’Emmanuel Macron en 2017. Le quinquennat présidentiel a flouté la posture attendue du président de la République. Le doute a commencé à s’installer. Devait-on être un « hyper-président », un « président normal » ou bien un « Jupiter » mais qui, à la manière d’un quelconque secrétaire d’État, s’emploie à expliquer à la télévision les aspects les plus triviaux de telle ou telle politique publique ? Pour parler comme Nicolas Rousselier, le président de la République a paru de plus en plus « encombré de sa force ». Les dernières élections législatives ont dévoilé ce qui n’était plus du tout interrogé et qui pourtant était la condition de tout le reste : la force présidentielle est directement indexée à la majorité dont il dispose à l’Assemblée nationale.

Sans majorité, le roi est (presque) nu et la Ve République est réduite à sa caricature dès lors que le président continue à prétendre gouverner depuis l’Élysée comme si de rien n’était et qu’il n’a sans doute plus les moyens de renverser la table par un référendum-plébiscite ou une dissolution. Ce qui laissait indifférent ou presque – le fait que le président use de tous les moyens à sa disposition pour imposer sa volonté au Parlement – devient l’expression d’une forme exacerbée d’autoritarisme, voire de brutalité, une atteinte insupportable à la démocratie. Et comme pour accréditer une telle lecture de la situation, voilà la Première ministre qui s’engage à ne plus recourir au 49.3 « en dehors des textes financiers », comme si l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte était devenu une faute démocratique majeure !

Le marbre d’une constitution est fait en réalité d’une matière très malléable. Le texte qui est censé y être gravé connaît des sens parfois très différents en fonction des contextes. On se rend compte en ce moment qu’on ne saurait ignorer non plus la perception de ses usages. Le procès fait au 49.3 doit être entendu pour ce qu’il dit, qui n’a pas grand-chose à voir avec la lettre de la constitution. Il exprime une très forte aspiration à une autre forme de gouvernement, à une autre façon de décider, plus inclusive, plus délibérative. La question n’est pas – n’est plus – de savoir si l’on est pour ou contre la Ve République, si le 49.3 c’est mal ou si c’est bien. L’urgence est de rétablir la confiance dans le politique, à restaurer sa capacité d’action et sa responsabilité, sa capacité plus largement à faire société.

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Publié le 14 avril 2023

Pour un nouveau souffle à la démocratie en France, la fin du Présidentialisme

Le récent « non débat » parlementaire sur les retraites, entièrement fait de tactiques et contre-tactiques, a relancé le débat sur les institutions de la 5e République. Avec cependant un malaise : tout le monde converge vers plus de pouvoir au Parlement, mais comment donner plus de pouvoir à une assemblée qui s’est montrée aussi puérile ?
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La thèse défendue ici est qu’il faut oser s’attaquer au véritable problème : la fonction Présidentielle et ses pouvoirs hégémoniques, qui rythment et polarisent l’ensemble de la politique française. A ce titre, on reliera avec bénéfice le compte rendu des entretiens de Pierre Mendes-France avec François Lanzenberg. Ecrits en 1978, ils sont remarquables d’actualité quant au constat du fonctionnement des institutions. Déjà, « PMF » disait : « dans la mesure où on ne leur [les français] donne pas la parole et où tous les pouvoirs sont concentrés en des lieux un peu lointain, mystérieux, en tous cas inaccessibles …. Je crois que ceci est susceptible de provoquer des réactions fort peu démocratiques. Soit une grande indifférence : on se détourne de la vie politique. Soit la recherche de moyens extra-institutionnels : le désordre, la manifestation, les interventions sous des formes diverses … ».

De fait, la constitution de la 5e République a été fortement imprégnée d’une forte méfiance vis-à-vis de la démocratie, « pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Cette maxime célèbre est très discutable. L’observation de la scène internationale nous montre au contraire que la démocratie reste le meilleur des régimes, et que la personnalisation du pouvoir dérive presque toujours vers la ruine des peuples et la sénilité du pouvoir. La démocratie a démontré son efficacité, y compris dans des situations dramatiques. L’analyse de la gestion de la pandémie COVID 19 est finalement révélatrice. En ces débuts, les dictateurs du Monde n’ont pas manqué de pointer narquoisement du doigt ces démocraties empêtrées dans la cacophonie et l’indiscipline.  Avec le recul, il s’avère simplement que le Peuple a pu, sans doute pour la première fois, être témoin en direct des controverses notamment scientifiques sur le développement de la Pandémie et les meilleurs moyens de s’en prémunir. Informé en permanence, le Peuple a donné son avis, parfois de façon véhémente, parfois de façon brouillonne, parfois même de façon irrationnelle. Il en est malgré tout résulté des décisions de qualité meilleure, avec finalement une épidémie contenue en intensité et un confinement contenu dans la durée. A côté de cela, les dictatures plus ou moins éclairées, soit se sont réfugiées dans le déni, avec des conséquences humaines dramatiques, soit en ont profité pour accroitre leur emprise, mettant leur Peuple en Prison à domicile ou ailleurs pour plusieurs années. On a donc re-démontré qu’en dehors de l’urgence absolue, seule la controverse permet d’arriver à des décisions équilibrées : c’est cela la démocratie, qui ne consiste pas uniquement à accorder le vote, mais à permettre la prise en compte du collectif dans la décision publique.

Cette « démocratie a minima » offerte par la constitution française produit un scénario désormais bien connu : pour être élu, un Président se pose en « sauveur », également en « grand réformateur », parfois même comme « le Président de la dernière chance ». Il prend une posture de « Présidentiable », capable de résoudre à lui seul tous les problèmes de français, souvent « contre » les corps intermédiaires, à l’image de tous les dictateurs dans le monde, dont la rhétorique de « relation directe avec le peuple » est récurrente.  Par construction, Le Président élu déçoit beaucoup et son concurrent/successeur n’a qu’à profiter de l’aubaine. Depuis de nombreuses années, les Présidents ont été élus beaucoup plus « contre » que « pour ». Chacun déçoit pour des raisons diverses : Jacques Chirac, conscient de la « fracture sociale », a été jugé trop timoré dans la réforme. Il est devenu « le Président fainéant ». Nicolas Sarkozy, hyper actif en réaction a fini par exaspérer les Français. François Hollande, « Président normal », encore en réaction, a fini par se faire rattraper par l’exigence « Jupitérienne » de la constitution et ne s’est même pas représenté. Pour finir, citons l’opinion cruelle de Barack Obama sur Nicolas Sarkozy, publiée dans son livre autobiographique, Une Terre Promise. Clairement, le Président français y est décrit comme peu sérieux, hâbleur et peu fiable, au détriment d’Angela Merkel, considérée par le Président Américain comme l’interlocutrice européenne « sérieuse ». On peut croire que ce jugement est lié à la personne de Nicolas Sarkozy : il n’est pas certain que le prochain tome des mémoires de Barak Obama soit beaucoup plus flatteur tant ce type de critique vis-à-vis des pouvoirs Présidentiels français est récurrente à l’étranger.

Le cas du Président Emmanuel Macron mérite une analyse spécifique, pas uniquement parce qu’il est le Président actuel, mais parce qu’il représente sans doute après le Général De Gaulle le Président le plus parfaitement « dans le rôle ». En premier lieu, il en est totalement imprégné. Il a par ailleurs des qualités indéniables : intelligent, bourreau de travail, capable d’empathie, charismatique, enfin irréprochable sur le plan personnel. Il n’y aura pas de meilleur Président « 5e République » avant longtemps. L’épopée de son élection de 2017 a fait souffler un vent de renouveau, qui s’est tout de suite manifesté dans des taux de participation élevés. Las, ce Président si conforme à notre constitution a vite généré les dysfonctionnements causés par notre constitution.  Il y a d’abord cette assemblée nationale, recrutée sur concours, issue de la seule volonté du Président, qui n’a jamais été aussi peu représentative du Peuple français. La crise des « gilets jaunes » en a été une conséquence presque logique, face à un pouvoir sûr de sa supériorité, écoutant peu, méprisant les corps intermédiaires : en fait, incompétent sur son métier, la politique, malgré des niveaux d’étude « stratosphériques ». N’ayant que des « subordonnés » par sa faute, le Président s’est retrouvé totalement exposé face à plusieurs centaines de milliers de français très remontés, et plusieurs millions qui les soutenaient. Les expressions souvent violentes s’adressaient directement à lui, dans un « dialogue » surréaliste. Il est particulièrement regrettable que cette violence se soit exprimée à l’occasion d’une Loi visant la limitation de l’usage des énergies fossiles, en théorie consensuelle, Loi dont on n’avait sciemment pas voulu ou pas pu considérer l’impact sur toute une catégorie de « la France d’en bas ». L’inexistence des Députés et leur manque de crédibilité comme relai de Pouvoir s’est pleinement manifesté. Grâce à son talent, le Président à réussi à « colmater la brèche » … jusqu’à la prochaine fois. Pierre Mendes France ne pensait-t-il pas profondément que « ce Pouvoir né par la rue périrait par la rue » ? En dehors de la période COVID, finalement très honorablement gérée, c’est une suite presque ininterrompue de conflits durs.

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Comme ses prédécesseur, Emmanuel Macron a vite été confronté à la vanité de « la grandeur de la France », autre grand marqueur revendiqué par notre régime Présidentiel. Ce qu’il faut bien appeler une exaspération africaine vis-à-vis de la France est le prix payé pour des dizaines d’années de « domaine diplomatique réservé » opaque, qui nous explose aujourd’hui à la figure. L’invitation de Donald Trump au défilé du 14 Juillet 2017 était habile, la contrepartie recherchée claire et légitime, maintenir l’adhésion des Etats-Unis aux accords de Paris sur le climat.  Elle a échoué, tout comme ont échoué plus tard les « négociations » avec Vladimir Poutine.

Emmanuel Macron a réussi à se faire réélire, alors que le divorce avec le Pays était patent. On ne peut qu’admirer l’habileté tactique déployée, montrant une maitrise parfaite des travers de la 5e République :  éviter la confrontation directe avec les autres candidats, favoriser l’accès de l’extrême droite au deuxième tour pour forcer les français à un choix de « moindre mal ». Cette tactique est lourde de menaces pour l’avenir, car une fois de plus, elle « tire un chèque » sur la patience des français en leur donnant un « non choix ». Beaucoup ont d’ailleurs manifesté leur mécontentement en refusant de voter. Un jour, fatalement, les français laisseront une minorité voter pour un candidat du chaos.  L’avènement d’un(e) Président(e) d’extrême droite sera l’aboutissement absurde des institutions, dans une fuite en avant vers la recherche du (de la) candidat(e) providentiel(le). La réélection d’Emmanuel Macron acquise, la condescendance de son camp a été sidérante : bien sûr, les français allaient « lui donner » une majorité à l’assemblée nationale. En conséquence, le camp Macron n’a pas jugé bon de passer un accord avec d’autres forces politiques avant l’élection. On connait la suite …

La personnification extrême du pouvoir propre à la 5e République a eu le temps de grandement influencer le mode de travail, le « casting » et l’agenda de la classe politique. La référence du mode de gouvernance est fortement hiérarchique. Cette référence se trouve en décalage avec l’évolution naturelle de nos sociétés complexes : la quasi généralisation de l’organisation matricielle dans les entreprises en est une manifestation. Le Pouvoir se trouve obligé de composer, mais sa structure ne l’y aide gère : périodiquement, il est tenté de « caporaliser » la fonction publique et les élus et s’offusque de ne guère y parvenir.   Au parcours politique « de terrain » – Maire, mandat régional, député, ministre –  s’est substitué un parcours de cabinet, dont l’aboutissement est le portefeuille de ministre, ce dernier relevant dans la logique des institutions de « l’écurie Présidentielle ». L’agenda politique est rythmé par l’élection présidentielle, aucune « autre » élection n’échappant au sondage grandeur nature sur la popularité du Président de la République. Il est par ailleurs frappant de constater à quel point l’hyper personnification du pouvoir amène comme dans un miroir l’hyper personnification de l’opposition. Emmanuel Macron a sorti Jean-Luc Mélenchon de la marginalité. Ce dernier a parfaitement intégré la « mère des batailles politiques », l’élection présidentielle : l’élection législative est devenue dans son discours un troisième tour de l’élection présidentielle, le « non débat » sur les retraites une tactique visant une dissolution de l’assemblée nationale et un 4e Tour ! Dans ce jeu, le Pouvoir et son opposition s’éloignent toujours plus du Peuple.

Dans les arguments courant en faveur de la personnification du Pouvoir, il y a la « grandeur retrouvée », grâce à l’exercice de la volonté d’un Président élu. Cet argument n’a pas tenu dans la durée. Il est même source de très nombreuses désillusions. Les Présidents qui se sont succédés ont souvent trouvé l’impasse après une très courte « heure de gloire » à grands coups de menton. Le Général De Gaulle et son « Vive le Quebec libre » n’a finalement réussi qu’à braquer une large part de l’opinion canadienne ; la France n’y a rien gagné, alors qu’elle avait un boulevard pour une relation privilégiée. Nicolas Sarkozy est intervenu militairement « en solo » et de façon brouillonne en Lybie : la Lybie n’en est toujours par sortie et la France est « out ». Emmanuel Macron a cru pouvoir jouer un « grand rôle » d’interlocuteur de Vladimir Poutine, de nouveau « en solo » : il s’y est brulé les doigts, provoquant l’incompréhension de nos alliés. On peut malgré tout retenir deux « grandes choses à dimension mondiale » réalisées par la France ces dernières années : la résistance à la folie des grandeurs américaine lors de son intervention en Irak, les accords de Paris sur le climat. Ces deux manifestations indéniables de la grandeur de la France ne doivent rien à un « coup de tête » ni au verbe des Présidents concernés, Jacques Chirac et François Hollande. Ils résultent d’un travail de fond, professionnel, un travail d’équipe, inspiré par ses dirigeants et inspirant pour ses parties prenantes à un sens très large.

Alors que faire ? Il faut réduire la fonction présidentielle à un rôle d’arbitre au-dessus de la mêlée, comme c’est du reste le cas dans toutes les démocraties européennes. Il faut faire confiance à la démocratie et à la controverse pour parvenir aux bons compromis. Osons le dire : il faut revenir à un régime parlementaire, où le Pouvoir exécutif est réellement soumis au contrôle du parlement, seule garantie réelle contre l’autisme de ceux qui nous gouvernent.

Comment le faire ? Pour parvenir à un changement de constitution sans révolution, car c’est de cela qu’il s’agit, il faudrait qu’un candidat à la Présidentielle ait pour programme principal un changement de constitution. La voie référendaire, celle par laquelle l’élection du Président de la République au suffrage universel a été acquise, semble la plus naturelle. La fin de l’élection du Président de la République au suffrage universel et la diminution drastique des Pouvoirs du Président de la République seraient l’élément essentiel de cette nouvelle constitution, condition nécessaire pour réellement rendre du Pouvoir au Parlement. Le « candidat Président » devrait donc s’engager à « saborder » sa propre fonction, après une Période intérimaire où il aurait une pratique politique d’effacement vis-à-vis du gouvernement responsable devant l’assemblée nationale. L’affichage clair de la feuille de route politique permettrait, si ce Président « minimaliste » est élu, de mettre les députés candidats et leurs partis politiques devant leurs responsabilités historiques : il ne s’agira plus de « jouer », il s’agira de gouverner la France, comme d’ailleurs les partis politiques ont parfaitement su le faire lors des périodes de cohabitation. Seule une réforme de cette ampleur permettrait de redonner de la vitalité à notre démocratie. On va bien sûr immédiatement pointer le risque de l’instabilité gouvernementale et du « chaos », symbolisé par la 4e République. Il y a bien des façons de l’éviter, par exemple en maintenant le scrutin législatif actuel à deux tours par circonscriptions. C’est un bon compromis entre stabilité et représentativité. On va également pointer l’attachement des français à l’élection Présidentielle : une idée « à contre-courant » ne peut être adoptée immédiatement, il appartiendra aux partis politiques soutenant cette réforme constitutionnelle de montrer à quel point cette élection produit de l’illusion de démocratie. Notons d’ailleurs que l’érosion des taux de participation à l’élection Présidentielle montre que le charme s’érode lui aussi.

 « Je veux donner aux français des rêves qui les élèvent plutôt que des vérités qui les abaissent » disait le Général De Gaulle. Après 60 ans, force est de constater que le rêve s’est évanoui. Est restée une distance de plus en plus grande entre la classe politique et le Peuple, qui s’exprime par des taux d’abstention élevés aux élections et des crises régulières. En fait, la Réforme ne peut plus se faire que par des crises, le Pouvoir se targuant alors de son « courage politique ». Pour y remédier, il faut un vrai retour de corps intermédiaires, à même notamment de modérer les débordements des réseaux sociaux. Ce retour ne peut s’opérer dans le régime Présidentiel actuel, incapable qu’il est d’un véritable dialogue avec la société. Il faut se garder des solutions visant à renforcer encore plus la personnalisation du Pouvoir, dans une rhétorique totalement illusoire de « communion entre un homme et le Peuple » : c’est la matrice idéologique de l’extrême droite.  Il faut au contraire oser la démocratie et en tirer les conséquences.

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Publié le 16 avril 2023

Le Conseil constitutionnel et la réforme des retraites

Rarement une décision du Conseil constitutionnel aura été autant attendue. Espérée ou redoutée, largement annoncée dans les médias, commentée ou critiquée en amont, la décision des « neuf sages » a pris une place inhabituelle dans le débat public. Mais que dit-elle exactement ? Et pourquoi l’examen constitutionnel prend-il une telle importance politique ?
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Le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur le projet de loi de réforme des retraites vendredi 14 avril. Il censure six mesures considérées comme des « cavaliers sociaux » c’est-à-dire des mesures qui ne devraient pas se trouver dans une loi de finances.  

La Grande Conversation

Samy Benzina : Le Conseil constitutionnel a fait le choix de ne censurer que très partiellement la loi. Il a donc rejeté en bloc tous les griefs liés à la procédure législative, spécialement l’utilisation de l’article 47-1, c’est-à-dire le recours à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour porter une réforme des retraites. Le Conseil a jugé qu’en ayant recours à une loi de financement rectificative plutôt qu’une loi ordinaire classique, le Gouvernement n’avait pas commis de détournement de procédure. Si cette position était prévisible, dès lors qu’aucune disposition constitutionnelle ou organique n’interdisait un tel recours, elle risque cependant de créer un précédent inquiétant. La décision du Conseil valide de fait la stratégie gouvernementale qui visait à enfermer les débats sur les retraites dans des délais très contraints et à limiter au maximum l’obstruction parlementaire. Cette procédure inhabituelle présentait également l’avantage non négligeable de contourner la limite prévue à l’article 49 al. 3 qui énonce que le Gouvernement ne peut recourir à cette procédure que pour un projet ou une proposition de loi par session, autre que financière. Ainsi, dans un contexte où il n’a pas de majorité absolue au Parlement, il pourra d’ici la fin du mois de juin mobiliser l’article 49 al. 3 pour un autre texte, ce qu’il n’aurait pas pu faire si la réforme des retraites avait été portée par un projet de loi ordinaire. Surtout, le Gouvernement sait désormais qu’il dispose d’un blanc-seing constitutionnel pour recourir à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour conduire des réformes sociales d’ampleur dès lors qu’il est capable de les rattacher au domaine d’une telle loi. 

Le Conseil constitutionnel a également rejeté le moyen qui s’appuyait sur le fait que la mise en œuvre cumulative de plusieurs instruments constitutionnels du parlementarisme rationalisé. L’utilisation combinée de l’article 47-1, l’article 49 alinéa 3, du vote bloqué de l’article 44 et à certaines dispositions des règlements des assemblées aurait méconnu les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Le Conseil reconnaît certes le caractère « inhabituel » d’une telle accumulation, il rejette cependant le grief en jugeant qu’une telle combinaison n’est pas, en elle-même, contraire à la Constitution et qu’elle ne vicie donc pas la procédure législative. On peut la regretter, mais cette position du Conseil n’est guère surprenante et s’inscrit dans la lignée de décisions antérieures. S’il est vrai que la coercition imposée par le Gouvernement au Parlement a atteint un niveau très élevé dans le cadre de l’examen de la réforme des retraites, il a existé des situations proches dans l’histoire de la Ve République. Par le passé, il est arrivé à plusieurs reprises que le Gouvernement emploie de nombreux outils constitutionnels pour forcer l’adoption d’un texte en l’absence de majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Un exemple récent est celui du Gouvernement de Manuel Valls qui faisait face à une fronde d’une partie de sa majorité et qui a mobilisé la procédure accélérée, l’engagement de sa responsabilité à trois reprises combiné au dernier mot à l’Assemblée nationale pour faire adopter la loi Travail en 2016. Lorsque le Conseil a été saisi de ce texte, il a jugé que la loi avait été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution.

Le Conseil propose-t-il, à l’appui de sa décision, des arguments nouveaux par rapport à ses décisions antérieures ?  

La Grande Conversation

Samy Benzina : La motivation du Conseil dans cette décision me semble habituelle, c’est-à-dire très elliptique. De manière générale, il se contente de rappeler les griefs des requérants, les normes constitutionnelles invoquées puis les dispositions législatives contestées et il conclut, en s’appuyant sur quelques éléments de fait ou de droit, que la loi ou la disposition législative est conforme ou non à la Constitution. Ce qui peut troubler le lecteur c’est le passage quelque peu abrupt entre le rappel du cadre juridique et la conclusion du Conseil. En effet, il y a le plus souvent un chainon manquant qui est le raisonnement par lequel le Conseil arrive à cette conclusion. Un passage de la décision du 14 avril 2023 est topique des carences de cette motivation : pour écarter le grief tiré du détournement de procédure, le Conseil explique qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur quant au choix de recourir à une loi de financement rectificative, plutôt qu’à une loi ordinaire, pour réformer les retraites. En d’autres termes, il refuse d’apprécier un détournement de procédure dans la mesure où cela le conduirait à examiner le mobile du législateur quant au choix de recourir à une loi de financement rectificative. Or, le Gouvernement n’est pas le législateur, le mobile du Gouvernement est distinct du mobile du législateur, le Conseil pouvait donc rechercher le mobile du Gouvernement sans substituer son appréciation à celle du législateur. Et cela est d’autant plus vrai dans cette affaire que le Gouvernement a fait adopter le texte par le biais d’une procédure d’urgence en accumulant les procédures constitutionnelles lui permettant de contourner l’absence de majorité favorable au texte à l’Assemblée nationale. Il pouvait donc être soutenu qu’il n’y avait pas d’identité entre l’appréciation du Gouvernement et celle du législateur dès lors examiner le mobile du Gouvernement ne revenait pas à examiner le mobile du législateur. De fait, le raisonnement du Conseil le conduit à refuser de s’interroger sur les intentions du Gouvernement à partir du moment où la loi a été adoptée par le Parlement, et ce malgré les conditions de son adoption qui sont précisément en cause. Il me semble que la grande brièveté de la motivation permet ainsi au Conseil de ne pas avoir à justifier un raisonnement qui n’est pas toujours d’une parfaite cohérence. 

On peut néanmoins relever certaines incises intéressantes dans la décision qui donne un éclairage sur la manière dont les membres du Conseil constitutionnel, ou au moins une majorité d’entre eux, ont pu percevoir la procédure législative. Comme je l’ai dit, le Conseil a qualifié d’« inhabituelle » l’accumulation des outils constitutionnels mobilisés par le Gouvernement. Il a aussi estimé que le fait pour le Gouvernement de dessaisir l’Assemblée nationale au profit du Sénat à l’issue du délai de vingt jours prévus par l’article 47-1 de la Constitution, alors que l’Assemblée n’avait examiné que les deux premiers articles, n’est pas contraire à la Constitution. Son raisonnement s’appuie alors sur le fait que la prolongation des débats n’aurait pas permis l’adoption du texte. C’est évidemment une référence à l’attitude des députés insoumis qui avaient déposé plusieurs milliers d’amendements empêchant l’examen de l’entièreté du texte, en particulier le fameux article 7 sur le report à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite, avant l’expiration du délai de vingt jours. 

Pour les opposants à la loi, le paradoxe est que le Conseil censure les articles qui, dans l’esprit du gouvernement, visaient à rendre le texte plus acceptable. En même temps, ces dispositions pourront être reprises plus tard dans un autre cadre législatif. 

La Grande Conversation

Samy Benzina : Je crois que c’est en effet un des paradoxes liés à la saisine du Conseil constitutionnel. Je voudrais d’ailleurs faire remarquer que la saisine par la Première ministre était singulière et irrecevable. En effet, la Première ministre s’est contentée, par le biais du secrétariat général du Gouvernement, de saisir le Conseil constitutionnel sur le modèle de courrier utilisé pour les lois organiques qui doivent être obligatoirement transmises au Conseil constitutionnel. Ce courrier constitue une saisine blanche, c’est-à-dire sans qu’aucun grief de constitutionnalité ne soit évoqué. Or, il faut rappeler que le Conseil a adopté un règlement intérieur de procédure le 11 mars 2022 dont l’article 2 prévoit spécifiquement que la saisine doit mentionner les dispositions législatives sur lesquelles le Conseil doit se prononcer ainsi que les exigences constitutionnelles susceptibles d’avoir été violées. Force est de constater que la saisine de la Première ministre ne remplissait pas ces conditions et que le secrétariat général du Gouvernement ne pouvait l’ignorer. Pourquoi une telle précipitation ? Il est difficile d’expliquer ce choix, mais on peut suspecter une volonté de ne pas trop retarder la saisine du Conseil et le rendu de sa décision, dans le contexte tendu que l’on connait.

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a censuré six « cavaliers sociaux », dont certains avaient été identifiés de longue date par les observateurs, comme l’index senior ou le CDD senior. Jérôme Guedj, un député socialiste qui a été très efficace dans le contrôle du projet de loi de financement rectificative, a diffusé la note du Conseil d’État sur ce projet. Nombre de ces cavaliers sociaux censurés par le Conseil avaient été identifiés par le Conseil d’État dès l’avant-projet de loi, mais le Gouvernement a choisi d’ignorer l’expertise de « son » conseiller. Un certain nombre de ces cavaliers sociaux étaient présentés comme des formes de contreparties que l’on pourrait dire « sociales » au report de l’âge légal de départ à la retraite. Les censures du Conseil constitutionnel ont pour effet paradoxal de durcir la réforme des retraites en l’expurgeant de ces dispositions. Mais le Conseil ne peut guère être blâmé d’une telle situation qui est avant tout la conséquence du choix du Gouvernement de passer par une loi de financement rectificative pour introduire une réforme des retraites. Il faut d’ailleurs noter que ces censures ne sont pas fondées sur un examen au fond des dispositions en cause, mais exclusivement sur le fait que ces dispositions n’ont pas leur place dans une loi de financement de la sécurité sociale. Rien n’interdit donc au législateur de reprendre ces dispositions dans une loi ordinaire. C’est d’ailleurs ce que le Gouvernement semble vouloir faire lorsqu’il a invité les syndicats à revenir à la table des négociations. Évidemment, d’aucuns pourraient s’interroger sur une telle stratégie : si ces dispositions étaient indispensables à la réforme des retraites, alors pourquoi le Gouvernement a-t-il choisi une loi de financement rectificative dès lors qu’il savait nécessairement, compte tenu de l’avis du Conseil d’État, qu’elles seraient probablement censurées ? 

Mais ce qui est le plus notable dans cette décision, c’est l’attente qui l’entourait. Ce n’est pas la première fois que les médias et le grand public attendent impatiemment d’une décision du Conseil. On l’a vécu récemment, en août 2021, lorsque le Conseil a été saisi de la loi créant le « passe sanitaire ». Beaucoup d’opposants à la mesure espéraient une censure du Conseil constitutionnel d’un dispositif qu’ils jugeaient profondément liberticide. Mais je crois que l’on avait rarement atteint ce niveau de focalisation médiatique sur une décision du Conseil constitutionnel et sur l’institution elle-même, aussi bien d’ailleurs des médias français qu’étrangers. 

Ce degré d’attente inhabituel ne traduit-il pas aussi une sorte de familiarisation des citoyens avec le rôle du Conseil constitutionnel dans nos institutions ?  

La Grande Conversation

Samy Benzina : Cette attente est indubitablement liée au contexte : une réforme contestée portée par un gouvernement disposant d’une majorité relative à l’Assemblée nationale faisant usage de procédures constitutionnelles inhabituelles face à une opposition particulièrement virulente. Ce contexte a peut-être permis aux citoyens de mieux se familiariser avec une institution qui reste peu connue. À cet égard, la question prioritaire de constitutionnalité introduite en 2008 n’a pas encore eu l’effet escompté de « démocratisation » des recours devant le Conseil. Il s’agit d’une procédure de « niche » très peu utilisée dans la masse du contentieux français. Il est d’ailleurs fréquent de rencontrer des magistrats qui, en 13 ans, n’ont jamais examiné de QPC. La Constitution et le Conseil constitutionnel demeurent donc encore aujourd’hui assez éloignés des citoyens. 

D’ailleurs, il me semble que cette attente est aussi la conséquence d’une profonde méconnaissance de ce qu’est la justice constitutionnelle française. À cet égard, la décision du 14 avril 2023 jette une lumière crue sur la nature du Conseil constitutionnel.

D’abord, je crois que cette décision confirme, s’il y en avait besoin, que le Conseil constitutionnel ne s’est pas entièrement émancipé d’une forme de déterminisme constitutionnel. Il a été pensé comme un instrument de rationalisation du parlementarisme, il se refuse donc à jouer un rôle à contremploi de modérateur de cette rationalisation. Parce qu’il a été pensé comme un « chien de garde de l’exécutif », ses membres ne semblent pas concevoir une interprétation de la Constitution de nature à limiter les prérogatives ou les marges de manœuvre de l’exécutif. Cela le conduit à ne pas être une entrave à la tendance présidentialiste de la Ve République, mais plus encore au contraire à jouer le rôle de désinhibiteurs comme lorsqu’il autorise le Gouvernement à employer une procédure qui n’apparaît pas la plus adaptée pour une réforme d’ampleur particulièrement contestée.

Je crois ensuite que, compte tenu de sa composition, l’éthos des membres du Conseil constitutionnel est très proche de celle des politiques et des hauts fonctionnaires français. Cela est résumé dans le rapport 2021 du Conseil d’État sur l’état d’urgence par une formule d’après laquelle « le droit est au service de l’action publique et non l’inverse ». Il en ressort que le droit, fût-il constitutionnel, ne peut constituer un obstacle dirimant à l’action politique. In fine, le droit doit céder en étant violé ou modifié. Dans une telle perspective, les règles de procédure, souvent perçues à tort comme moins importantes que les règles de fond, sont nécessairement appréhendées avec davantage de souplesse. En ce sens, la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2020 dans laquelle il refusait, au début de l’épidémie de Covid-19, de censurer la violation de l’article 46 de la Constitution qui implique un délai minimal avant lequel un texte organique peut être examiné par chaque assemblée, illustre clairement ce mode de réflexion. Cela n’est d’ailleurs pas nouveau, lors d’une délibération sur une décision du 6 juillet 1976, un certain nombre de membres du Conseil constitutionnel refusait l’idée de censurer la loi, toujours sur le fondement de la violation de l’article 46, pour des raisons de pure forme. 

Dans le cadre de la réforme des retraites et compte tenu du contexte politique, une censure globale aurait de fait rendu très difficile un autre passage de la réforme devant le Parlement. Cela signifie que, pour des irrégularités procédurales, aussi importantes qu’elles puissent être, la décision du Conseil aurait sans doute empêché toute réforme des retraites alors que celle-ci était présentée comme indispensable au regard des grands indicateurs financiers et macroéconomiques. On retrouve alors la problématique initiale : le droit aurait été de nature à entraver l’action politique, ce qui n’est pas dans la tradition politico-administrative française. Or, le Conseil constitutionnel peut raisonner de manière « conséquentialiste » : les conséquences anticipées de sa décision ne sont pas sans influence sur l’appréciation qu’il peut porter sur la constitutionnalité de la loi. 

Il me semble enfin que cette décision souligne le fait que le Conseil ne se considère plus comme un « régulateur des pouvoirs publics ». Depuis sa mue débutée à partir des années 1970 et renforcée par l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008-2010, son centre de gravité s’est clairement déporté vers la protection des droits et libertés constitutionnels. Le Conseil tend alors à refuser de prendre toute décision qui ferait de lui un arbitre politique entre le Gouvernement et le Parlement. En l’occurrence, il prenait beaucoup moins de risque à déclarer conforme la loi qu’à la censurer. En effet, en la déclarant conforme, il n’a fait que maintenir le statuo quo institutionnel alors qu’une censure l’aurait conduit à redéfinir en partie les rapports entre le Gouvernement et le Parlement. Cette volonté de ne pas jouer un rôle d’arbitre politique est liée au fait que la légitimité du Conseil constitutionnel est pour l’essentiel fondée sur son rôle de gardien des libertés dont il est réticent à sortir. Il ne dispose en effet pas d’une assise institutionnelle et démocratique suffisamment forte pour jouer un rôle équivalent à celui des cours constitutionnelles étrangères dans le fonctionnement des institutions politiques. On oublie souvent à quel point la greffe du contrôle de constitutionnalité en France est fragile, il a fallu s’y prendre à trois reprises pour introduire le contrôle de constitutionnalité a posteriori et l’accusation de gouvernement des juges n’est jamais très loin. À bien des égards, l’attente très forte de la décision du Conseil constitutionnel est liée au fait que dans le cadre de nos institutions, il est perçu comme le seul organe contre majoritaire ou le seul contrepouvoir pouvant s’opposer à l’hégémonie présidentielle. Mais je crois que le Conseil constitutionnel n’a ni la volonté ni les moyens d’être un tel organe. C’est d’ailleurs un des paradoxes de la justice constitutionnelle française : alors que sa composition est justifiée par la nature partiellement politique de ses fonctions, en réalité c’est une institution qui ne s’épanouit vraiment aujourd’hui que dans sa fonction juridique de protection des libertés.   

Le Conseil était également appelé à donner son avis sur un projet de Référendum d’initiative partagée visant à fixer l’âge légal de la retraite à 62 ans. 

La Grande Conversation

Samy Benzina : Pour rappel, le référendum d’initiative partagé a été introduit par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. À l’origine, cette nouvelle procédure était inspirée des référendums d’initiative populaire suisses et visait à renforcer la démocratie directe en donnant les moyens aux citoyens de se mobiliser afin de provoquer une consultation référendaire. Toutefois, le texte qui sera finalement adopté lors de la révision constitutionnelle sera très éloigné de ces premières inspirations. C’est une procédure particulièrement complexe dont les chances d’aboutir sont très faibles et qui est d’initiative non populaire, mais parlementaire, car elle suppose que la proposition de loi référendaire soit d’abord soutenue par 1/5e des membres du Parlement. D’ailleurs, le législateur n’était pas particulièrement pressé de permettre à de tels référendums d’être organisés : la loi organique d’application n’a été prise que le 6 décembre 2013, soit cinq ans plus tard. 

Le premier projet de référendum d’initiative partagée n’a été déposé qu’en 2019 à propos des Aéroports de Paris. Il s’agit donc d’une procédure quasiment inusitée, alors que cela fait bientôt quinze ans qu’elle est censée exister dans notre ordre juridique. L’une des conditions du référendum d’initiative partagée, qui est prévu par l’article 11 de la Constitution, c’est qu’il doit porter sur une réforme relative notamment à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation. Or, la proposition de loi référendaire déposée par les parlementaires de gauche indiquait simplement que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans. Mais à la date où la proposition de loi référendaire a été déposée, l’état du droit prévoyait déjà un âge légal de départ à la retraite à 62 ans. Le Conseil devait alors déterminer si ce texte introduisait bien une réforme et si par « réforme » il fallait entendre un texte qui modifie l’état du droit ou simplement un texte qui a pour objet ou qui porte sur le sujet de la politique sociale de la nation. Le Conseil constitutionnel a fait le choix d’interpréter le mot « réforme » comme imposant un changement de l’état du droit, ce qui l’a conduit à déclarer la proposition de loi contraire à la Constitution. La question qui n’est pas entièrement résolue par cette décision est l’ampleur du changement de l’état de droit qui doit être impliqué par une proposition de loi référendaire pour qu’il y ait une « réforme ». Est-ce que le Conseil aurait jugé de la même manière si les parlementaires avaient prévu un âge d’ouverture du droit à une pension de retraite de 61 ans et 11 mois ou 62 ans et 1 mois ?

Compte tenu des risques évidents d’inconstitutionnalité de la première proposition référendaire, une seconde proposition a été déposée par des parlementaires de gauche le 13 avril 2023. Elle se distingue de la première proposition en ce qu’elle a été complétée par un second article qui prévoit des modifications du taux des contributions sociales dans le Code de la sécurité sociale. Il n’est cependant pas certain que ces modifications entrent dans le champ de l’article 11 de la Constitution dans la mesure où dans une décision du 25 octobre 2022, le Conseil avait pu juger qu’une réforme fiscale n’était pas une réforme relative à la politique économique de la nation. Par analogie, la modification du taux des contributions sociales n’est peut-être pas une réforme relative à la politique sociale de la nation.

Quelle sera, d’après-vous, la réception de cette décision du conseil ? Cette décision va-t-elle être comprise ? 

La Grande Conversation

Samy Benzina : Les spécialistes vont analyser la décision, la commenter et la critiquer, c’est le cours normal du débat doctrinal. Le grand public comprendra-t-il la décision du Conseil constitutionnel ? J’en doute pour une raison simple : le raisonnement du Conseil constitutionnel est fondé sur une interprétation de la Constitution alors que le texte était contesté au regard du caractère peu démocratique de sa procédure d’adoption.  C’est là qu’apparaît le hiatus entre la légitimité constitutionnelle du texte et sa légitimité démocratique. Quand vous dites à un citoyen que l’accumulation des procédures constitutionnelles visant à faire adopter la loi malgré l’absence de majorité à l’Assemblée nationale est constitutionnelle, cela peut être difficilement compréhensible tant cela semble en contradiction avec les conceptions habituelles de la démocratie. D’un point de vue démocratique d’ailleurs, le citoyen se demandera comment il est possible que le Gouvernement puisse faire adopter un texte alors que la majorité à l’Assemblée nationale y est opposée, que l’opinion y est opposée, que les syndicats y sont opposés, etc. Cela renvoie à quelque chose qui est bien connu des constitutionnalistes : ce qui est constitutionnel n’est pas nécessairement démocratique. La Constitution de 1958 a été pensée avec l’objectif de permettre au Gouvernement de gouverner même en l’absence de majorité stable, elle a été structurée autour de cet objectif d’efficacité au détriment de son caractère délibératif. Il est évident qu’avec la tendance présidentialiste de nos institutions, l’efficacité a encore davantage pris le pas sur le caractère délibératif, et donc démocratique de nos institutions. La délibération et la démocratie ne peuvent en effet se résumer à l’élection d’un homme ou d’une femme tous les cinq ans à la fonction suprême. La réforme des retraites le montre bien. La question est de savoir comment retrouver un équilibre entre l’efficacité indispensable des institutions politiques et la préservation de leur caractère délibératif.  Elle est cruciale. Aujourd’hui, il semble exister en France une forte demande de moins de verticalité du pouvoir et de davantage de participation des citoyens dans le processus décisionnel.