Les mémoires de Nicolas Sarkozy – Un président ne devrait pas dire ça

Les mémoires de Nicolas Sarkozy – Un président ne devrait pas dire ça
Publié le 27 septembre 2023
Après un premier volume de mémoires consacré au début de son quinquennat (les années 2007-2008), "Le Temps des tempêtes", Nicolas Sarkozy poursuit le récit de son action pour les années 2009-2011 dans "Le Temps des combats". Ses propos intempestifs sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine retiennent particulièrement l’attention.
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Il n’est pas surprenant que la voix d’un homme qui a présidé le pays pendant cinq ans et qui s’est inlassablement adressé aux Français depuis une trentaine d’années soit enregistrée dans les mémoires. Mais avec Nicolas Sarkozy, le phénomène est saisissant : le lire, c’est l’entendre. A travers l’écriture, ce sont sa diction et sa scansion si reconnaissables qui s’imposent et qui servent d’ailleurs fort bien son intention affichée : « Prendre le lecteur par la main, lui faire vivre ces années à l’Elysée comme s’il avait été à mes côtés », lui faire « partager cette vie de président de la République de l’intérieur »

C’est donc à un voyage accompagné au cœur du pouvoir que convie l’ancien président dans le deuxième tome de ses mémoires, Le temps des combats (Fayard, 544p.). Au fil des années 2009, 2010, 2011, le récit fait défiler, sur fond d’une obsédante crise économique et financière, les moments marquants de sa présidence : réforme adoptée des retraites, avortée du juge d’instruction ou sans lendemain de l’organisation territoriale, scrutins intermédiaires encourageants (les européennes de 2009) ou déprimants (les régionales de 2010), débats incandescents sur l’identité française ou la politique migratoire, remaniements gouvernementaux décryptés de l’intérieur, sommets de l’OTAN, du G8 ou du G20, déplacements incessants en France ou à l’étranger…  

Parsemé de portraits à la pointe sèche de leaders nationaux ou internationaux, cet inévitable plaidoyer pro domo vaut surtout par l’analyse que fait Nicolas Sarkozy de l’exercice du pouvoir présidentiel. Fonction sisyphéenne, écrit-il, tant il faut, sans cesse, rassurer et remobiliser sa majorité, surmonter les moments de doute ou de lassitude, reprendre l’initiative pour tracer le sens de l’action, parer à l’imprévu, déjouer les polémiques, calmer un pays éruptif, lutter contre « l’esprit de conservatisme et d’immobilisme » (de l’administration ou, plus encore, du monde judiciaire), affronter la mauvaise foi des commentateurs et « bavards médiatiques », éternels têtes de turcs… Il y a là de vrais accents de sincérité, comme lorsqu’il conclut « combien se consacrer à la seule activité politique est épuisant, desséchant et frustrant, car on n’est jamais le maître de l’agenda ; les événements s’imposent ». Étonnant aveu de la part d’un homme qui a tant aimé la politique. 

Au total, guère de surprises. Sauf sur un point, spectaculaire et insistant : à trois reprises, l’ancien président se prononce de façon catégorique sur l’attitude que la France et les Occidentaux devraient adopter à l’égard de la Russie et de la guerre en Ukraine1. En préambule, Nicolas Sarkozy affirme qu’il « n’est naturellement pas question d’accepter la politique du fait accompli mise en œuvre par Vladimir Poutine au moyen d’une utilisation décomplexée et brutale de ses forces militaires. Cette stratégie est contraire à toutes les lois internationales. Notre condamnation doit être forte et dénuée d’ambiguïté »

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Mais cette condamnation affichée est immédiatement assortie d’une critique en règle du soutien apporté à l’Ukraine par les Etats-Unis et l’Europe. Pour Nicolas Sarkozy, la politique occidentale se résume à « trois slogans complaisamment répétés ». Primo, les européens affirment qu’ils font « la guerre à la Russie sans la faire ». Or, s’ils ne sont pas engagés sur le terrain, ils livrent des armes « à jet continu à l’un des belligérants », « situation qui risque de devenir à court terme ingérable ». C’est occulter aisément que, sans cette aide, l’Ukraine n’aurait pas eu les moyens de résister à une agression caractérisée.

Secundo, européens et américains martèlent qu’ils « soutiendront l’Ukraine jusqu’au bout et aussi longtemps qu’il le faudra ». Or, assure Nicolas Sarkozy, « personne n’explique en quoi consiste ce jusqu’au bout ». Et il ajoute, passablement sarcastique : « S’agit-il de reprendre aux Russes les régions du Donbass et de ses environs ? S’agit-il de reconquérir la Crimée ? A moins qu’il ne soit question d’aller à Moscou et d’exiger, voire d’imposer, le départ de Vladimir Poutine ». C’est faire bien peu de cas de la volonté de l’Ukraine de restaurer l’intégrité de son territoire dans les frontières internationalement reconnues depuis 1991. S’il paraît pour l’heure hors de portée, ce but de guerre n’en est pas moins profondément légitime. 

Enfin, l’ancien président fustige le « troisième slogan » des Occidentaux : « Affirmer contre tout bon sens que l’Ukraine a sa place dans l’OTAN et dans l’Union européenne. Dans l’OTAN ? Avec le résultat certain d’exacerber le nationalisme russe qui n’en a vraiment pas besoin. Si l’on voulait jeter de l’huile sur le feu, on ne s’y prendrait pas autrement. Dans l’Union européenne ? Comme si l’expérience malheureuse de la candidature de la Turquie n’avait pas suffi ». Et il ajoute : « Il se trouve que l’Ukraine est un pont entre l’Europe et la Russie. Couper un pont de l’une de ses rives, c’est le détruire, le rendre inutile. En matière de stabilité du continent européen, on pouvait difficilement trouver pire stratégie ». Mais s’il y a bien, dans cette histoire, un Etat qui a décidé de couper les ponts avec l’Ukraine (dont les dirigeants sont qualifiés par Moscou de nazis) et avec l’Occident (accusé par Vladimir Poutine d’être « dangereux, agressif, immoral, totalitaire », de « mentir comme Goebbels » et d’être animé par « le satanisme pur et simple », discours du 30 septembre 2022), c’est la Russie. Négliger cette évidence revient à inverser de façon stupéfiante la charge de la responsabilité du conflit.

Mais Nicolas Sarkozy ne s’en tient pas là. Il expose ce que doit être « la solution pour tout observateur de bonne foi ». Celle-ci, préconise-t-il, « doit d’abord passer par la recherche de la désescalade et du calme. Les pays ne changent pas d’adresse. La Russie demeurera notre voisin, que cela nous plaise ou non. Elle restera slave et russe, donc éloignée de nombre de nos valeurs et de nos principes. Nous devons trouver les voies et les moyens de rétablir des relations de voisinage au moins apaisées, à défaut d’être cordiales ».  Ceci, précise-t-il, dans un intérêt mutuel bien compris : « La Russie a les matières premières et l’espace qui nous manquent. Nous avons les technologies, la surface financières et les marchés qu’elle n’a pas ». Ce n’est pas faux. Mais cela autorise-t-il à fermer les yeux sur la nature totalitaire du régime poutinien ? Que les Ukrainiens ne se battent pas seulement pour restaurer leur souveraineté, mais aussi pour défendre la démocratie contre une dictature impérialiste ne semble guère émouvoir l’ancien président. Pas un mot, sous sa plume, sur cette dimension de la guerre actuelle. On peut ajouter que les Polonais, les Tchèques ou les Slovaques, tout slaves qu’ils sont, ont rejoint peu ou prou le camp des démocraties, vaccinés par des décennies de domination soviétique.

La deuxième recommandation de M. Sarkozy est claire et nette : « L’Ukraine de son côté devrait s’engager à rester neutre, c’est-à-dire s’abstenir d’appartenir à quelque alliance militaire que ce soit, au premier rang desquelles, bien sûr, l’OTAN. Etre neutre n’est pas un statut infamant. La neutralité est adaptée à la situation géographique de l’Ukraine. Elle lui confèrera une position et un rôle stratégique. Elle sera le lien entre l’Europe et la Russie ». A l’appui de cette perspective, il invoque l’exemple de la Finlande, « demeurée neutre pendant plusieurs décennies sans que cela nuise au niveau et à la qualité de vie de ses habitants ». Sauf que précisément, devant la menace russe, la Finlande (ainsi que la Suède, autre pays neutre) s’est empressée de rejoindre l’OTAN pour bénéficier de sa protection. L’ancien président ajoute que « cette neutralité pourrait être assurée par un accord international prévoyant des garanties de sécurité très fortes pour l’Ukraine afin de la prémunir contre tout risque de nouvelle agression ». Le serpent se mord la queue, car c’est justement ce type de garanties que l’Ukraine recherche en voulant adhérer à l’OTAN. 

Reste « la question la plus sensible et sans doute la plus délicate, celle de la future appartenance des territoires occupés par l’armée russe ». Nicolas Sarkozy commence par régler d’un trait de plume le sort de la Crimée : « Il me semble que tout retour en arrière est illusoire », même si « cela ne légitime en rien l’invasion » de cette péninsule en 2014 par la Russie. Quant au Donbass et « aux territoires qui l’entourent », « la question pourrait être tranchée de façon définitive et transparente par des référendums organisés sous le contrôle strict de la communauté internationale ». Quelle que soit l’expérience de l’ancien président, imaginer que Vladimir Poutine accepte sans broncher un strict contrôle de la communauté internationale sur le sort de territoires qu’il considère comme faisant intrinsèquement partie de l’espace russe paraît pour le moins irréaliste. Et le mot est faible, compte tenu de la nature parfaitement factice des élections en Russie même.

Enfin, Nicolas Sarkozy estime que « nous aurions tout intérêt, afin de tester la bonne volonté des belligérants, à proposer comme geste d’apaisement, dès qu’une négociation sérieuse de paix aura été engagée, la levée des sanctions européennes sur les avoirs russes et, concomitamment, la levée des sanctions russes sur la fourniture de gaz aux pays européens ». Intérêt mutuel bien compris, là encore. Mais qui revient à lâcher la proie pour l’ombre : c’est replacer l’Europe dans une dépendance aussi aléatoire que périlleuse au gaz russe et redonner à Vladimir Poutine un moyen permanent de pression, voire de chantage dont il a amplement démontré l’usage qu’il savait en faire. 

Résumons : qu’il s’agisse du soutien occidental à Kiev, de la neutralisation de l’Ukraine, du futur contour de ses frontières ou de la politique de sanctions à l’encontre de la Russie, l’ancien président de la République est loin de donner tort à Moscou, quand il ne lui donne pas raison. En matière de « condamnation forte et dénuée d’ambiguïté » de l’agression russe, on fait mieux. 

Le mot de la fin, ou plutôt le cri du cœur, est saisissant, pour ne pas dire choquant : « En fait, cette crise n’a que trop duré », écrit Nicolas Sarkozy. Qualifier de crise l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine relève d’un singulier déni de la réalité. L’intention initiale de Moscou était l’annexion de l’Ukraine et sa mise en coupe réglée, la liquidation de son président Volodymyr Zelensky et l’installation à Kiev d’un régime fantoche à l’image de celui qui prévaut en Biélorussie. Cette opération s’est soldée par un camouflet cinglant : l’armée russe a fait la démonstration de son incurie, l’agression a soudé les Ukrainiens contre l’envahisseur et fait du président Zelensky l’incarnation de leur résistance. Ayant échoué à asservir l’Ukraine, Vladimir Poutine a entrepris de la détruire, méthodiquement et sauvagement. Le bilan est désastreux2 : près de 20 000 civils ukrainiens tués et autant de blessés, de l’ordre de 70 000 soldats tués sans compter les blessés, les prisonniers et les disparus, quelque 16 000 enfants déportés ou adoptés de force, près de 8 millions d’Ukrainiens, pour l’essentiel femmes et enfants, réfugiés à l’étranger, la destruction systématique des infrastructures économiques et des lieux culturels, l’étranglement des exportations agricoles, le minage d’immenses territoires stérilisés pour des années… Sur tout cela, qui concerne exclusivement le territoire et la population ukrainiens, sur ces crimes de guerre dont est saisie la Cour pénale internationale, le silence de Nicolas Sarkozy est assourdissant. 

Ultime coup de pied de l’âne : il se dit « lassé, comme nombre de Français, d’entendre les discours martiaux et les leçons de morale » du président Zelensky. A l’encontre d’un homme qui défend l’indépendance et la souveraineté de son pays contre un agresseur sans foi ni loi, un ancien président de la République ne devrait pas dire ça. 

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Gérard Courtois