Entretien

Loi « immigration » : le juge constitutionnel renoue avec son rôle de « canon braqué sur le Parlement »

Loi « immigration » : le juge constitutionnel renoue avec son rôle de « canon braqué sur le Parlement »
Publié le 2 février 2024
  • professeur de droit public à l’université de Poitiers
La loi dite "immigration" votée le 19 décembre 2023 a été examinée par le Conseil constitutionnel qui a rendu sa décision le jeudi 25 janvier 2024, censurant une trentaine d’articles sur 86. La décision des juges constitutionnels ne pouvait manquer d’être critiquée par la droite et l’extrême droite. Mais que dit cette décision du rôle du Conseil constitutionnel dans le contexte d’un Gouvernement ne disposant que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale ?
Écouter cet article
00:00 / 00:00

LGC : Le gouvernement avait fait voter un texte dont il jugeait lui-même qu’il serait censuré sur plusieurs points, avalisant ainsi une malfaçon délibérée, voire stratégique, de la loi. Une attitude jugée « pas banale » par Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel. La situation n’est-elle pas inédite ?

Samy Benzina : La position dans laquelle s’est trouvée le Conseil constitutionnel est relativement inédite dans le contexte de la cinquième République telle qu’elle a fonctionné jusqu’à maintenant.

Depuis 1962, date où s’est imposé le fait majoritaire, l’ensemble des dispositions présentes dans un texte de loi était en général approuvé par le Gouvernement. Ce dernier dispose de nombreux mécanismes de « rationalisation du parlementarisme » qui lui donnent la pleine maîtrise de la procédure législative. Il est donc très difficile pour les parlementaires de faire adopter une proposition de loi ou d’introduire, par voie d’amendement, des dispositions dans un projet de loi sans l’accord du Gouvernement. De manière générale, en période de fait majoritaire, la loi est certes votée par le Parlement, mais elle n’en reste pas moins largement l’œuvre du Gouvernement. Traditionnellement, il revenait donc à l’opposition de contester la constitutionnalité d’une loi devant le Conseil constitutionnel dans la mesure où elle n’a généralement pas obtenu de la majorité, durant la procédure législative, la suppression ou la modification des dispositions contestées. Le débat devant le juge constitutionnel s’organise alors entre le Gouvernement qui défend la loi adoptée et les parlementaires d’opposition qui soutiennent son inconstitutionnalité.

Toutefois, dans le cadre du contrôle de la loi « immigration », le cadre habituel de la procédure législative et du contrôle de constitutionnalité ont été mis à mal par l’attitude du Gouvernement. La majorité présidentielle étant relative depuis 2022, le Gouvernement ne peut faire adopter ses textes par l’Assemblée nationale qu’en présence d’une majorité de soutien pour son texte ou par le biais de l’article 49 al. 3, en l’absence de majorité prête à le renverser. Or, même s’il ne l’a jamais publiquement concédé, le Gouvernement ne pouvait plus constitutionnellement recourir à l’article 49 al. 3 du fait de son utilisation dans le cadre de l’adoption de la loi de programmation des finances publiques pour 2023 à 2027. Il devait donc impérativement trouver une majorité de soutien pour son texte. Seuls les parlementaires Les Républicains étaient en mesure d’offrir ce soutien au Gouvernement, mais cela impliquait qu’il accepte un texte largement modifié et augmenté par les sénateurs de droite et qui devait inclure des dispositions avec lesquelles la majorité présidentielle était en désaccord. En d’autres termes, soit le Gouvernement acceptait de faire de larges concessions à la droite afin de faire adopter la loi, soit il devait définitivement abandonner son texte. Une difficulté est cependant rapidement apparue : certains amendements introduits par les sénateurs républicains étaient potentiellement inconstitutionnels. Plutôt que de renoncer à son texte, le Gouvernement a préféré faire adopter une loi de compromis quitte à accepter qu’il y soit inclus des dispositions inconstitutionnelles. La stratégie de la majorité présidentielle a été de mettre en cause l’opportunité et la constitutionnalité de nombre d’articles introduits par les sénateurs de droite et de saisir le Conseil constitutionnel afin qu’il contrôle ces dispositions.

De fait, en saisissant le Conseil constitutionnel, le président de la République et la présidente de l’Assemblée nationale lui ont demandé d’expurger le texte des dispositions avec lesquelles la majorité était en désaccord, mais qu’elle a dû accepter afin de voir adopter son texte. Le problème apparaît alors de manière évidente : le juge constitutionnel n’est plus seulement saisi d’une loi adoptée par la majorité et contestée par l’opposition, il doit examiner un texte en partie contesté par la majorité. Or, s’il est logique que l’opposition puisse contester une loi devant le Conseil constitutionnel, il est plus difficile de justifier une saisine provenant de la majorité. En effet, l’opposition étant minoritaire, elle n’a normalement pas d’emprise sur le contenu de la loi qui est déterminé par la majorité. Elle a donc un intérêt légitime à saisir le juge constitutionnel afin qu’il vérifie que la majorité n’a pas commis d’excès de pouvoir en adoptant des dispositions contraires à la Constitution. A contrario, la majorité a la pleine maîtrise de la procédure législative, une disposition ne peut se trouver dans la loi sans son approbation. Ce qui signifie qu’en cas de doute sur la constitutionnalité d’une disposition, elle a le pouvoir, et sans doute même le devoir, de ne pas l’adopter. Et on peut supposer que si, en dépit du risque constitutionnel, la majorité adopte une telle disposition, c’est qu’elle l’estime indispensable et elle ne va donc pas en saisir le Conseil constitutionnel qui risque de la censurer. 


Dans le cas d’espèce, le positionnement de la majorité présidentielle à l’égard du juge constitutionnel était donc délicat : elle a accepté d’adopter des dispositions qu’elle pensait inconstitutionnelles, afin d’obtenir le soutien de l’opposition de droite, puis a demandé au Conseil constitutionnel de censurer ces mêmes dispositions. D’aucuns pourraient accuser la majorité présidentielle d’avoir joué au « pompier pyromane ».

L’anomalie qu’a constituée l’attitude de la majorité présidentielle s’est d’ailleurs reflétée dans le procès constitutionnel. Le Gouvernement s’est contenté de défendre les articles avec lesquels il était en accord tout en renvoyant, de manière très inhabituelle, à la « sagesse du Conseil constitutionnel » pour l’essentiel des dispositions introduites par la droite sénatoriale. Une forme de contradictoire n’a d’ailleurs été préservée durant la procédure qu’à la faveur d’observations de députés et de sénateurs républicains qui ont défendu le texte.

D’une certaine manière, la période qui s’est ouverte depuis les élections de juin 2022 fait écho aux premières années de la Ve République. L’absence de fait majoritaire conduit le Gouvernement à rechercher dans le Conseil constitutionnel ce pour quoi il a été créé : un instrument de rationalisation du parlementarisme. En lui demandant d’expurger la loi « immigration » des amendements de la droite, l’Exécutif exige du Conseil qu’il redevienne un gardien des prérogatives du gouvernement contre le Parlement. Mais le renvoi à cette fonction fondatrice ne se fait pas sans tension. Comme le notait un membre du Conseil constitutionnel, Georges-Léon Dubois, en 1974 : « Du maintien de l’équilibre politique, (vous constatez que je ne dis pas : de la détermination de la séparation des pouvoirs), le Conseil constitutionnel est passé au respect de la Constitution sans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ». Il n’est pas aisé pour le Conseil de renouer avec une fonction dont il semblait s’être progressivement émancipé. Il n’est donc guère surprenant que le président du Conseil constitutionnel se soit ému le 8 janvier 2024 du contexte dans lequel son institution a été saisie.

LGC : Le ministre de l’Intérieur a cherché à présenter la décision du Conseil à son avantage, en présentant le texte validé comme le projet originel du gouvernement, nettoyé des amendements imposés par la droite et par conséquent restitué et conforté dans sa version originelle par les juges de la rue Montpensier… Peut-il se féliciter de la décision du Conseil ?

Samy Benzina : Cette affirmation n’est pas tout à fait exacte dès lors que le projet de loi initial comportait vingt-sept articles et que la loi promulguée par le président de la République en comprend cinquante-trois. La contribution des sénateurs de droite au texte n’a donc pas été entièrement effacée par le Conseil constitutionnel. Il faut cependant admettre que l’essentiel des dispositions déclarées inconstitutionnelles était issu d’amendements parlementaires.

Je ne crois pas que le ministre de l’Intérieur ou plus généralement la majorité présidentielle puisse se féliciter de la décision du Conseil. Certes, la stratégie gouvernementale a été payante : elle a obtenu l’adoption de la loi tout en obtenant que la contribution de l’opposition soit largement réduite. Mais c’est au prix d’une procédure particulièrement chaotique qui n’est pas sans rappeler, avec des différences inévitables, l’épisode de la réforme des retraites. La décision du Conseil constitutionnel est avant tout la conséquence d’une procédure qui n’a pas été pleinement maîtrisée que ce soit par le Gouvernement ou les parlementaires d’opposition.

Du côté du Gouvernement, la loi « immigration » met en exergue sa difficulté à s’ajuster au nouveau contexte politique depuis 2022 : l’Exécutif conserve une conception présidentialiste des institutions alors même qu’il n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Cela conduit inévitablement à des difficultés au Parlement où cette hégémonie ne peut plus être imposée. En outre, on peut s’interroger sur la stratégie gouvernementale : déposer le projet de loi en premier devant le Sénat allait inévitablement conduire au durcissement du texte et donc à des débats mal engagés à l’Assemblée nationale. À la suite de l’adoption de la motion de rejet par l’Assemblée, le Gouvernement a fait le choix de convoquer une commission mixte paritaire, ce qui l’a conduit à devoir négocier avec les parlementaires de droite sur la base du texte adopté par le Sénat. Il aurait pourtant pu laisser la navette parlementaire continuer afin de laisser l’opportunité à l’Assemblée nationale d’examiner le texte au fond et de déboucher sur un texte ne contenant pas de dispositions inconstitutionnelles. À bien des égards, le Gouvernement a créé lui-même la situation dans laquelle il s’est trouvé.

Du côté des parlementaires, les députés de gauche, qui ont soutenu la motion de rejet, avaient sans doute sous-estimé la volonté du président de la République de faire adopter le projet de loi « quoi qu’il en coûte ». Quant aux sénateurs républicains, ils se sont fait avoir à leur propre jeu : la commission des lois a laissé passer nombre d’amendements alors qu’ils auraient dû être déclarés irrecevables au regard de leur absence de lien, même indirect, avec le projet de loi du Gouvernement. Les sénateurs ne pouvaient donc ignorer que les concessions qu’ils obtiendraient au forceps du Gouvernement durant la commission mixte paritaire, ils risquaient de les perdre devant le Conseil constitutionnel au regard de son contrôle parfois tatillon des cavaliers législatifs.  

LGC : Pour l’essentiel, le Conseil constitutionnel n’a pas jugé sur le fond. Il a censuré 32 articles considérés comme des « cavaliers législatifs ».

Samy Benzina : De manière assez traditionnelle, le Conseil constitutionnel a examiné le respect des règles de procédure avant même d’examiner les dispositions au fond. Ainsi, le fait qu’il censure 32 articles sur le fondement de sa jurisprudence relative aux cavaliers législatifs est logique : si une disposition a été adoptée selon une procédure inconstitutionnelle, il va la censurer en priorité sur ce seul motif. La raison en est très simple : il est toujours plus simple et plus rapide de censurer une disposition au regard des règles de procédure législative que d’effectuer un contrôle au fond. Et ce d’autant plus que le juge ne disposait que d’un mois pour se prononcer sur une loi particulièrement longue, et dont plus de quarante-quatre articles étaient contestés.

Le choix du Conseil constitutionnel de recourir aussi massivement à sa jurisprudence sur les cavaliers constitue surtout un choix stratégique. Quand il contrôle une loi, le Conseil constitutionnel vérifie que la disposition qui a pour origine un amendement a un lien, même indirect, avec le contenu initial du projet de loi tel qu’il a été déposé devant la première assemblée saisie (ici, le Sénat). La notion de « lien indirect » est relativement indéterminée, et il revient au juge constitutionnel d’apprécier au cas par cas si tel article ajouté durant la procédure législative présente un tel lien avec un article du projet de loi du Gouvernement. Le Conseil constitutionnel défendra sans doute la thèse qu’il a fait une application mécanique de sa jurisprudence, et donc que sa décision était parfaitement prévisible. On pourrait cependant soutenir que son appréciation du « lien indirect » a été d’autant plus stricte dans le cas de la loi « immigration », qu’elle lui évitait d’exercer un contrôle au fond des dispositions les plus contestées de la loi. Autrement dit, on ne peut écarter la thèse selon laquelle l’absence de lien même indirect de certaines dispositions censurées lui est apparue évidente, car cela lui permettait de ne pas avoir à se prononcer expressément sur leur conformité au fond à la Constitution. En particulier dans un contexte où la droite, notamment, appelait déjà à une révision de la Constitution si le Conseil jugeait certains dispositifs inconstitutionnels. Surtout, par ce biais, il transfère d’une certaine manière la responsabilité de la censure : ce n’est pas son interprétation des droits et libertés constitutionnels qui constitue un obstacle à la promulgation de ces dispositions, ce sont les défaillances de la procédure législative qui sont à l’origine d’un tel résultat.

Le juge constitutionnel sait à quel point sa légitimité est fragile. A la suite de sa décision du 13 août 1993 dans laquelle il avait censuré certaines dispositions de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, le Conseil avait fait l’objet de vives critiques du gouvernement de cohabitation. Le Premier ministre Edouard Balladur allant jusqu’à déclarer que « Depuis que le Conseil constitutionnel a décidé d’étendre son contrôle au respect du préambule de la Constitution, cette institution est conduite à contrôler la conformité de la loi au regard de principes généraux parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois contradictoires et, de surcroît, conçus parfois à des époques bien différentes de la nôtre ».

On peut évidemment regretter que le Conseil ait manqué une vraie opportunité de se prononcer sur la constitutionnalité de certaines dispositions qui circulent régulièrement dans le débat public à l’initiative de l’extrême droite. Il avait une occasion de se prononcer, par exemple, sur la constitutionnalité de l’article 19 inspiré de la « préférence nationale ». Cette disposition prévoyait une restriction d’accès pour les étrangers aux prestations sociales non contributives (allocations familiales, allocations logement, etc.). En ne censurant les dispositions les plus contestées qu’au regard d’irrégularités procédurales, le Conseil n’a pas tranché la question de la constitutionnalité de mesures inspirées de l’extrême droite dans un contexte où une révision constitutionnelle n’est pas chose aisée. Compte tenu du contexte politique actuel, et des enjeux de la prochaine élection présidentielle de 2027, il aurait été bon que les citoyens soient parfaitement informés des éventuelles limites constitutionnelles aux propositions les plus radicales concernant les droits des étrangers.

Le contraste est en outre saisissant entre cette décision de 2024 concernant la loi « immigration » et la décision sur les retraites de 2023. Dans cette dernière, le Conseil constitutionnel n’avait pas vu de vice de constitutionnalité dans le choix du Gouvernement de conduire sa réforme des retraites par le biais d’un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale. Le Gouvernement avait en outre largement mobilisé les mécanismes de rationalisation du parlementarisme pour faire voter son texte, ce qui avait très largement tronqué le débat au Parlement. A contrario, cette année, le Conseil constitutionnel censure massivement un texte largement enrichi par les parlementaires. Ces deux décisions mises côte à côte donnent donc l’image d’un juge constitutionnel très pointilleux dans l’application des règles procédurales lorsqu’il s’agit des parlementaires et faisant preuve de beaucoup plus de mansuétude lorsqu’il s’agit du gouvernement. Sa décision de censurer les dispositions sur le fondement de la procédure est donc habile en ce qu’elle lui évite d’aller sur le terrain miné de la constitutionnalité de certaines mesures phares de la droite et de l’extrême droite. Mais elle renforce l’impression que l’institution de la rue Montpensier renoue en partie avec son rôle de « canon braqué sur le Parlement ». 

LGC : Des articles sont validés par le Conseil, là où des associations de défense des migrants par exemple espéraient une censure.

Samy Benzina : La jurisprudence du Conseil constitutionnel est, contrairement à une croyance répandue, relativement permissive. De manière générale, il est rare qu’une décision du Conseil constitutionnel soit un obstacle absolu à un dispositif choisi par le législateur. Le juge constitutionnel laisse une très large marge de manœuvre au législateur pour adopter les moyens de réaliser les politiques publiques choisies par le Gouvernement. Le choix de déclarer conforme l’article prévoyant par principe le juge unique à la Cour nationale du droit d’asile alors que c’est une juridiction qui est, historiquement, collégiale en est un exemple. L’absence des assesseurs, censés apporter une expertise au magistrat professionnel, ne sera pas de nature à enrichir le fonctionnement de la juridiction et cela n’est pas dans l’intérêt des droits des demandeurs. Le juge constitutionnel ne s’y est pourtant pas opposé au regard du dispositif choisi par le législateur qui lui a apparu remplir les conditions de sa constitutionnalité.

Le plus souvent, des dispositions législatives sont censurées car elles ne présentent pas les garanties suffisantes pour passer le contrôle de proportionnalité. Ce qui signifie qu’en cas d’ajout de ces garanties, les mêmes dispositions peuvent être déclarées conformes. Un exemple topique est celui du contrat par lequel l’étranger s’engage à respecter les principes de la République lorsqu’il sollicite un document de séjour qui a été déclaré conforme dans la décision du Conseil. Un dispositif prévoyant le refus de délivrance d’un titre de séjour en cas de manifestation du rejet des principes de la République a pourtant été déclaré inconstitutionnel dans une décision du 13 août 2021. La différence entre ces deux décisions s’explique notamment par le fait que dans la loi « immigration » le législateur a précisé ce qu’il entendait par « principes de la République » ce qu’il avait omis de faire dans la loi de 2021. Ainsi, en modifiant partiellement le dispositif et en ajoutant des précisions sur ce que recouvrent les « principes de la République, donc des « garanties », la disposition devient conforme à la Constitution.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Samy Benzina