Vie et mort des grands récits politiques

Vie et mort des grands récits politiques
Publié le 2 octobre 2023
Notre vie politique a longtemps été structurée par deux grands récits dans lesquels se retrouvait une large majorité d'électeurs : le récit social-démocrate et le récit conservateur. Ils se trouvent désormais tous les deux à la peine, entrainant un affaiblissement de l'ensemble de notre vie politique. Le grand récit de l'écologie, qui devrait prendre le relais, n'a pas encore pris assez de consistance, ce qui nous laisse dans un entre-deux favorable à des régressions ethno-nationalistes.
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En dépit de leurs différences de culture politique, toutes les démocraties occidentales vivent en ce moment, lors de leurs élections, des expériences similaires. D’un scrutin à l’autre, on constate la volatilité du vote, la poussée de l’abstention et des extrêmes, et en particulier de l’extrême-droite, l’affaiblissement, voire la disparition des grands partis de centre-droit et de centre-gauche, le glissement vers l’extrême-droite des partis de la droite traditionnelle, la fragmentation du vote et des partis. Tous ces phénomènes font que l’alternance régulière entre deux grands partis de gouvernement de gauche et de droite a cessé d’être la norme, pour devenir l’exception. De nouvelles configurations politiques se font jour et semblent là pour durer.

L’extrémisme 

L’extrême-droite gouverne la Hongrie, la Pologne et l’Italie. Elle participe ou a participé à des coalitions de gouvernements en Finlande, en Suède, aux Pays Bas, en Lettonie, en Autriche, en Turquie. Elle a joué un rôle majeur dans la victoire du Brexit au Royaume Uni. On assiste à des événements semblables hors d’Europe : Donald Trump aux Etats-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Rodrigo Duarte aux Philippines, Narendra Modi en Inde… Dans toutes les démocraties, les partis modérés sont à la peine, et l’extrémisme progresse. Et, dans la plupart de ces démocraties, ces partis modérés cherchent de l’oxygène en se tournant à leur tour vers l’extrémisme. Le Parti républicain aux Etats-Unis en est l’exemple le plus frappant, mais c’est aussi le cas du parti conservateur britannique, du parti Les Républicains en France, des Modérés en Suède, du Parti Populaire en Espagne. Ce phénomène existe aussi à gauche : au Danemark, les sociaux-démocrates se sont engagés dans une politique d’immigration qui ressemble à celle de l’extrême-droite ; en France, le Parti Socialiste a signé une plateforme politique conçue par La France Insoumise, une formation d’extrême-gauche qui occupe aujourd’hui une position dominante à gauche.

La volatilité

La volatilité électorale se traduit par l’émergence et le succès rapide de nouvelles formations politiques. Le phénomène a débuté en 2009, avec la naissance en Italie du Mouvement 5 étoiles, qui recueille un quart des suffrages aux élections de 2013, et un tiers à celles de 2018, année où il forme un gouvernement de coalition avec la Ligue du Nord. Créé en 2016, En Marche, le parti politique fondé par Emmanuel Macron, est devenu le premier parti de France en 2017, et a conquis la majorité des sièges à l’Assemblée nationale. Fondé en 2019, le Mouvement Agriculteur-Citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB) est devenu en 2023 le premier parti des Pays-Bas, lors de sa victoire aux élections provinciales, il pourrait entrer au gouvernement à l’occasion des législatives anticipées de novembre 2023. Ces succès météoriques sont le symptôme d’un électorat en quête de nouveauté, dans une relation de défiance profonde à l’égard des partis traditionnels – et peut-être même plus radicalement de la « forme parti » –, qui a rompu ses liens de loyauté en matière de préférence partisane.

L’antagonisme peuple/élite

Beaucoup d’analyses ont été menées pour expliquer ces phénomènes. Dans Le peuple contre la démocratie, Yascha Mounk scrute le divorce entre démocratie et libéralisme et diagnostique un système politique en voie de déconsolidation. L’antagonisme peuple/élite occupe une place centrale dans sa démonstration. Dans La révolte du public, Martin Gurris s’intéresse lui aussi à la relation entre peuple et élite, et voit un basculement du rapport de forces dans la sphère informationnelle, en lien avec les réseaux sociaux, au profit du peuple, qui empêche les élites de contrôler l’information, de maîtriser l’agenda médiatique et de canaliser les passions politiques. Dans Le grand récit,  Johann Chapoutot met en cause la dégradation du grand récit dans le managérialisme, qui assimile l’Etat à une entreprise, et renvoie au travail de Jean-François Lyotard sur La condition postmoderne, pour identifier une décomposition des grands récits traditionnels, remplacés par des fragments de discours sans consistance ni capacité de mobilisation. Dans Quelle crise politique ?, Gérard Grunberg et Pasquale Pasquino font une analyse plus politique de l’effondrement du système partisan, où les partis, minés par leurs divisions internes, se révèlent incapables de maintenir la bipolarisation, nécessaire à l’alternance.

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Je propose ici une interprétation qui cherche à répondre à deux questions essentielles : pourquoi les partis centraux s’affaiblissent-ils ou se radicalisent-ils ? Pourquoi l’antagonisme peuple/élite est-il plus structurant aujourd’hui qu’au XXe siècle ? La thèse que je défends est celle de l’épuisement des deux grands récits politiques conservateur et social-démocrate qui ont formé le socle des systèmes politiques des démocraties libérales. La force de ces deux grands récits donnait une légitimité à la bipolarisation et à l’alternance, et structurait les deux partis centraux. Et ces deux grands récits faisaient tenir ensemble des communautés de citoyens issus du peuple comme de l’élite, rendant moins central le clivage peuple/élite.

L’épuisement des grands récits politiques

Le récit social-démocrate et le récit conservateur partagent un terreau commun : le progrès par la production et la consommation de biens et de services, la croissance comme condition de la prospérité, comme de l’émancipation. Le récit conservateur a mis beaucoup de temps à intégrer la religion du progrès à sa narration, tant elle s’opposait à d’autres éléments de son héritage, tels que la tradition, ou l’autorité, mais au XXe siècle et en particulier après la Deuxième Guerre mondiale, la greffe avait pris. Sur ce terreau, les deux récits déployaient des valeurs fortes et antagonistes, la liberté contre le risque de la tyrannie chez les conservateurs, l’égalité contre le risque de la misère chez les socialistes. Cette opposition de valeurs était compréhensible par tous les citoyens et pouvait se décliner sur presque tous les sujets, de la réussite individuelle à la solidarité collective, de la liberté d’entreprendre au droit de se syndiquer. Chacun de ces deux récits proposait une projection dans un avenir meilleur, et des progrès significatifs servaient de preuves : construction de l’Etat-providence d’un côté, prospérité économique de l’autre.

L’exercice du pouvoir et les stratégies de triangulation ont commencé à éroder et affaiblir ces deux discours. Dans les démocraties libérales, l’exercice du pouvoir contraint au compromis, qui rend peu lisible la différence entre deux politiques. Le paradoxe est que plus les partis se multiplient sous l’effet de la dispersion du vote, plus les coalitions de gouvernement sont hétérogènes, et moins les politiques sont lisibles, dans un mouvement qui s’auto-entretient. Et quand la triangulation a cessé d’être une tactique de braconnage dans les idées de l’adversaire, pour devenir une stratégie de « troisième voie », ainsi qu’elle fut théorisée par Bill Clinton et Tony Blair dans les années 1990, les deux récits ont commencé à perdre leurs armatures conceptuelles. Le conflit de valeurs cède la place à une opposition entre pragmatisme et dogmatisme, bon sens et idéologie. Le glissement vers une définition managériale de l’exercice du pouvoir politique s’opère : il n’y a plus deux récits mais un seul, celui de l’efficacité, la dispute se concentrant sur les voies et moyens de cette efficacité.

Puis la globalisation a conduit beaucoup de citoyens à penser que les décisions réelles ne se prenaient plus dans les enceintes de la démocratie représentative mais dans les états-majors des grandes multinationales, les bourses et les salles de marché de la finance internationale. Le sentiment que les forces politiques des Etats-Nations étaient dépossédés de leur pouvoir d’agir, a contribué à affaiblir la capacité de persuasion et de mobilisation des deux grands récits.

Le coup de grâce est venu de la crise climatique. En mettant à jour l’extractivisme et le productivisme qui sont l’impensé des deux récits socialiste et conservateur, l’écologie politique a révélé leur faille. Le monde dans lequel nous projettent les deux grands récits est dystopique, la planète deviendrait inhabitable si le progrès qu’ils professent continuait au même rythme. Tout se passe comme si l’épuisement des ressources terrestres se signalait par l’épuisement des ressources du récit politique.

Le grand récit politique de l’écologie n’existe pas

Dans ces conditions, nous devrions voir émerger le grand récit politique de l’écologie. Et pourtant rien ne vient. Les causes de cette absence sont multiples. Bruno Latour leur a consacré son dernier livre. Le grand récit de la crise climatique est celui du GIEC, c’est un récit scientifique et non pas politique. Et quand l’écologie se risque à la narration politique, l’essentiel de sa force argumentative réside dans la description de la catastrophe, du grand effondrement. On est plus proche de l’apocalypse que des lendemains qui chantent. Mais il est une cause peut-être plus fondamentale encore : le message politique insiste sur la réparation et l’adaptation, il ne s’agit pas de conquérir ou de défricher mais de restaurer, voire de conserver, le dérèglement du climat ne disparaîtra pas, au mieux on le ralentira, et de toute façon la vie sera plus difficile qu’aujourd’hui, sur le gradient matérialiste qui continue de servir de toise à la mesure du progrès. L’avenir change de couleurs. La prospérité cède la place à la sobriété. On est très loin de l’avenir radieux et on peut comprendre que l’enthousiasme des foules ne soit pas au rendez-vous.

L’émergence d’une écologie d’extrême-droite, pour laquelle la fermeture des frontières relève de la préservation des écosystèmes, et permet de protéger à la fois un équilibre naturel et un équilibre civilisationnel, est peut-être le signal de l’apparition d’un conflit de valeurs entre écolo-conservatisme et écologie ouverte, et donc de la genèse de récits politiques antagonistes, mais on est loin d’une narration construite susceptible de mobiliser un nombre considérable de citoyens. Pour le moment, l’écologie politique se révèle incapable de proposer un récit qui dépasse le clivage peuple/élite et de construire cette nouvelle classe écologique que Bruno Latour appelait de ses vœux. Le peuple se méfie de la façon dont l’élite compte gérer la transition et répartir son fardeau. En France, deux mouvements sociaux récents, les Bonnets rouges (2013) et les Gilets jaunes (2018), se sont mobilisés pour protester contre une taxation écologique jugée injuste. Aux Pays-Bas, le nouveau parti agriculteur-citoyen BBB est né d’une révolte des agriculteurs contre l’objectif de diminution des engrais azotés dans les cultures, imposé par le gouvernement pour se conformer à la réglementation européenne. En Allemagne, le succès du parti d’extrême-droite AFD a été récemment amplifié par son opposition à l’interdiction à terme des chaudières au gaz, annoncée par le gouvernement. Et ce n’est qu’un début. L’écart des empreintes carbone individuelles entre riches et pauvres explique cette méfiance. Pourquoi taxer le diesel des ménages quand on ne taxe ni le kérosène des avions ni le gazole non routier des engins de chantier ? Comment répartir l’effort quand les écarts d’émissions de CO2 sont considérables et incommensurables ? Peut-on mettre sur le même plan un trajet quotidien domicile-travail en véhicule diesel, et un week-end de loisirs à Venise en avion ? On voit à quel point le chantier de la mutation du récit scientifique en récit politique est ardu.

Des partis sans boussole

L’épuisement des grands récits politiques a des effets spectaculaires sur les partis politiques. On a vu que les partis traditionnels perdaient leur ancrage et étaient tentés par l’abandon de la culture de gouvernement et par la montée aux extrêmes. Le voyage des partis de droite vers l’extrême-droite ressemble à un aller simple. Il n’y a pas de retour possible parce que ce voyage révèle l’épuisement du grand récit de la droite fondé sur l’idée de progrès, de liberté et d’épanouissement individuel. Ce n’est pas une stratégie, c’est une dérive. Aux Etats-Unis, l’incapacité du Parti Républicain à résister au mouvement MAGA de Donald Trump l’illustre amplement. De la même façon, la facilité avec laquelle le parti social-démocrate danois est passé de l’Etat-providence universel à un Etat-providence progressivement réservé aux natifs, est un signal important de cette dérive. En outre, la volatilité électorale incite à la scission partisane, car le nouveau parti a une vraie chance de gagner. Fratelli d’Italia vient d’Alleanza Nazionale, Vox du PP, La France Insoumise du Parti Socialiste, le BBB du Parti Chrétien-démocrate, et le succès électoral du discours extrémiste du nouveau parti incite presque toujours l’ancien parti à se radicaliser. Les partis se multiplient et la polarisation s’accroît.

La création de partis personnels est aussi un symptôme de l’épuisement du récit politique. La force de ce dernier faisait tenir ensemble les ambitions personnelles dans une formation politique commune. Son affaiblissement permet au parti entièrement conçu pour le leader de trouver un espace politique. Silvio Berlusconi avait ouvert la voie en 2013 avec Forza Italia, mais la France, en partie à cause de son système politique, est certainement le pays où le phénomène du parti personnel est le plus développé (LFI, Renaissance, Horizons, Reconquête et, dans une moindre mesure, le RN qui fonctionne comme un parti familial). Ces nouveaux partis ne disposent pas de règles de fonctionnement démocratique structurées, certains s’apparentent à des nébuleuses dans lesquelles les droits des militants sont inexistants. Le parti personnel conduit à la construction d’un micro-récit politique exclusif, celui de l’ascension du leader.

Des récits sans futur

Si les deux grands récits ne font plus recette, c’est que la projection dans le futur qu’ils proposaient n’est plus crédible, et qu’aucun récit alternatif orienté vers l’avenir n’a émergé, en tout cas en Occident. De quoi parlent alors cette multitude de petits partis qui fleurissent dans les démocraties ? Ils ne parlent plus de l’avenir ou du progrès, ils parlent du passé et de l’identité. Quand le futur est sombre, on se tourne vers un passé idéalisé, un âge d’or perdu. La nostalgie devient un refuge face aux dangers, un cocon face aux déclins annoncés.  Et, dans tous ces récits, le lien est puissant entre passé et identité.

Les deux grands récits avaient fini, dans la douleur, par forger un consensus, celui d’une identité nationale civique. Toutes les nations ont mêlé dans leur histoire des éléments civiques et des éléments ethnoculturels pour définir l’identité de leurs peuples. Dans Contre le tournant civilisationnel de l’Union européenne, Hans Kundnani note que depuis les croisades et la bataille de Poitiers, en 732, et « pendant les centaines d’années qui ont suivi, être européen signifiait être chrétien, par opposition aux autres peuples non-chrétiens, en particulier les musulmans. » Avec la révolution scientifique et les Lumières, une identité plus rationnelle et civique s’est forgée, fondée sur l’adhésion volontaire du citoyen à la nation. Et la colonisation a forgé une identité blanche des nations européennes. Le consensus qui a émergé de la Deuxième Guerre mondiale a généré un équilibre entre identité civique et identité ethnoculturelle qui est resté stable pendant plusieurs décennies. Kundnani considère que cet équilibre a refoulé christianisme, blanchité et colonialisme au profit d’une identité socio-économique et civique auto-instituée, combinant économie sociale de marché, Etat-providence et gouvernance managériale. Pour sa part, Yascha Mounk juge que la fin de l’Etat-Nation mono-ethnique est une cause majeure de la déstabilisation des démocraties. La nation pluriethnique redonne de la visibilité à la dimension ethnoculturelle de l’identité.

Cette définition de l’identité nationale était consubstantielle aux deux grands récits, leur épuisement ouvre la voie au retour de récits identitaires fondés sur la religion, la race, la culture, l’ethnie, l’histoire. L’aspiration à une coïncidence parfaite entre la race, la religion, la langue, le territoire et l’Etat n’est pas nouvelle, elle retrouve de la force, et remet en cause l’équilibre entre identité ethnoculturelle et identité civique. Et cette dernière est également attaquée sur sa gauche par la critique du patriarcat et du post-colonialisme, qui lui contestent sa dimension universelle. Les politiques identitaires, les guerres culturelles, la quête d’une identité fantasmée, ont en commun d’être fondés sur des récits introspectifs ou rétrospectifs, mais certainement pas prospectifs. Le futur ne les intéresse pas.

Il serait absurde de croire que ces nouveaux clivages sont éphémères, ou le simple fruit des algorithmes des réseaux sociaux : ils sont le résultat de l’épuisement des deux récits conservateur et social-démocrate, et d’une incapacité de tout récit politique à se projeter dans un futur désirable. Les guerres culturelles ont ceci de particulier qu’elles ne laissent aucune place au compromis, or le compromis est au cœur de l’idée de démocratie, comme de l’idée de progrès en démocratie. Les politiques identitaires ne s’intéressent pas aux enjeux de substance des politiques publiques, elles se concentrent sur les critères de définition du peuple, et cherchent à tracer une ligne de séparation entre le peuple et ses ennemis. Cette partition ethnoculturelle a pour conséquence le refus de l’Etat de droit qui protège les minorités et limite le pouvoir de la majorité. Les récits politiques centrés de cette façon sur le passé et l’identité ont pour effet de désintégrer la communauté des citoyens.

Du storytelling au storyliving

A travers leur antagonisme, les deux grands récits politiques faisaient tenir ensemble la communauté des citoyens et transcendaient le clivage peuple/élite. Le changement de perspective narrative provoqué par leur délitement explique nombre de phénomènes qui caractérisent la politique au XXIe siècle : l’effondrement de la confiance dans les Institutions ou dans la parole des politiques, l’élaboration de récits politiques fondés sur l’antagonisme peuple/élite, la peur de l’avenir comme déterminant du vote, la fatigue démocratique, la multiplication de micro-récits politiques, la porosité de la frontière entre fiction et réalité.

La mobilisation politique change aussi de nature. Beaucoup d’observateurs ont noté que certains mouvements sociaux, comme celui des Gilets jaunes, se déploient sans leaders, ni revendications. Les récentes émeutes en France ont ressemblé à un spasme politique, bref et violent, où, après la légitime émotion suscitée par la mort de Nahel, les seuls messages des émeutiers étaient les vidéos de leurs « exploits », postées sur Tik Tok ou Snapchat. On n’a pas encore pris toute la mesure du mouvement QAnon, qui a joué un rôle-clé dans la tentative de coup d’Etat de Donald Trump, lors de l’insurrection du 6 janvier 2021. QAnon n’est pas un mouvement politique au sens traditionnel. Malgré la présence d’un compte central, « Q », QAnon est fondamentalement un ensemble d’internautes, la plupart sous pseudonymes, qui interagissent en disant « je suis QAnon ». La dimension complotiste du mouvement est assumée, mais il n’existe pas de contenu politique ou idéologique, à proprement parler. Ce ne sont pas des militants, ce sont des joueurs qui participent à un jeu de rôles et qui, au fil de leurs interactions, échafaudent des théories, lancent des mots d’ordre, choisissent des représentants, voire fomentent différentes opérations. Il est frappant aussi de voir que leurs principaux adversaires sur les réseaux sociaux ont été les jeunes fans de musique pop coréenne (Kpop), qui, au sein de leurs forums, avaient décidé de s’attaquer à QAnon. Ces nébuleuses furtives, insaisissables, improvisent leur récit politique au fil de leurs actions, en temps réel, on passe du storytelling au storyliving. Ces récits relèvent le plus souvent de la fiction, et chaque événement qui survient dans le monde réel est réinterprété au prisme de la fiction. Donald Trump sait jouer avec ce genre de narration. A partir d’une fiction initiale – « l’élection présidentielle de 2020 a été volée » – il tisse une autofiction politique entièrement centrée sur les persécutions qu’il subit. Ce récit occupe tout l’espace du débat public et l’hypothèse la plus probable est que la campagne présidentielle de 2024 sera consacrée à cette autofiction.  

La révolution numérique a transformé chacun d’entre nous en raconteurs d’histoires. On raconte sa vie, à longueur de temps, sur Instagram, Tik Tok ou Facebook. La porosité entre espace privé et espace public sur les réseaux sociaux explique l’accoutumance du public à ce genre de narration. Ce qu’on appelait autrefois un « message politique » a changé de nature. Il n’a plus nécessairement de lien avec la vérité des faits, et ne s’inscrit pas dans un grand récit politique, il relève du dérapage et de la transgression pour se conformer aux exigences des algorithmes de recommandation.

Dans ce nouvel univers politique, l’émergence d’un grand récit semble presque impossible. Le mouvement Extinction Rébellion multiplie les actions spectaculaires pour s’adapter à ces nouvelles règles du jeu. Mais en agissant ainsi, il bascule dans la narration anecdotique et transgressive à laquelle il cherche à échapper. Le climat, la biodiversité sont des sujets tellement complexes qu’ils semblent inadaptés à ce nouveau modèle narratif. Et pourtant, c’est d’abord en le comprenant et en le maîtrisant, qu’il deviendra possible à l’écologie politique de forger son grand récit.

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Jean-Louis Missika