De la loi de 2002 à la crise du Covid-19 : des évolutions contrastées
Depuis mars 2020, la crise du Covid-19 a bouleversé notre quotidien, interrogeant durablement notre rapport à la santé et nos attentes vis-à-vis du système de soins. La mise sous tension de l’hôpital, l’éloignement des patients chroniques de leurs professionnels de santé et les retards aux soins sont autant d’expériences qui ont révélé les difficultés rencontrées par notre système de santé. Ainsi, la pandémie a accéléré une prise de conscience déjà amorcée depuis plusieurs années : la santé et l’hôpital constituent un défi important pour 9 Français sur 10 et plus des deux-tiers des électeurs déclarent en faire un élément clé de leur vote à la présidentielle. Cependant, 8 Français sur 10 estiment que le sujet de la santé et de l’accès aux soins n’est pas bien traité actuellement par les candidats en campagne.
Dès lors, comment donner plus de voix aux citoyens dans le champ de la santé, comment mieux prendre en compte leurs attentes vis-à-vis du système de santé et comment leur donner la possibilité de s’exprimer ? Les transformations récentes de notre système, aussi bien sociologiques qu’épidémiologiques, ont profondément modifié le rapport des citoyens au système de santé : de malades passifs, beaucoup sont devenus des patients-acteurs impliqués. Ces évolutions sont liées à la fois à la hausse du niveau de diplôme de la population, à l’accès très large à l’information médicale grâce à internet, mais aussi à l’essor des associations de patients qui se sont structurées fortement depuis les années 1990 et ont permis le développement de la démocratie sanitaire. Ce mouvement, encouragé par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dont nous venons de fêter les 20 ans, s’est accompagné d’une plus grande autonomie des patients et d’un besoin croissant d’être impliqués et mieux informés sur les soins qu’ils vont recevoir. L’essor de la « démocratie sanitaire » a reposé sur deux piliers : l’implication des citoyens au plan collectif, avec une politique de santé mieux concertée, de l’échelle locale à l’échelle nationale ; et l’engagement des patients, au plan individuel, dans un dialogue rénové avec leurs soignants. Si les conditions du dialogue entre soignants et soignés ont alors été renforcées, notamment en termes d’information partagée sur les soins, ces avancées n’ont pas réellement permis que se construise l’idée d’une expérience partagée. 20 années se sont écoulées depuis et de nombreux progrès restent à faire. Cette date anniversaire est l’occasion d’ouvrir de nouveaux chantiers, de franchir un nouveau cap concret, avec des outils opérationnels.
En parallèle, avec le vieillissement de la population et l’amélioration des prises en charge thérapeutique, les maladies chroniques sont devenues extrêmement fréquentes. De nombreux dispositifs numériques connectés permettent aux patients de s’auto-surveiller et d’auto-suivre l’évolution de leur maladie, comme c’est le cas par exemple pour le diabète. La relation entre soignants et soignés s’en trouve profondément modifiée et l’on parle davantage de décision médicale partagée et de « patient-acteur ». A l’instar des patients anglais, néerlandais ou encore suédois, les patients français veulent participer aux décisions médicales les concernant sur la base de critères importants pour eux et être acteurs de leur prise en charge. 66 % ont le sentiment qu’aujourd’hui, il est difficile d’obtenir des informations sur la qualité des soins dans les établissements de santé. En outre, les patients sont encore largement oubliés dans la gestion et l’organisation des parcours de soins. En l’absence de contacts et de réseaux dans le monde de la santé, il est extrêmement difficile pour un patient de savoir où et comment s’orienter dans le système, l’essentiel du travail de coordination des soins reposant trop souvent sur lui.
Pour certains professionnels, ce changement de paradigme est complexe, l’exigence des patients étant parfois perçue comme une remise en cause de leur profession et de leur expertise. Pour d’autres, il s’agit d’une véritable avancée et d’une opportunité pour faire évoluer le système et améliorer la qualité des prises en charge. Ainsi, aux Pays-Bas, ce sont les médecins qui se sont saisis de ces enjeux et ont créé par exemple le Dutch Surgical Colorectal Audit afin d’évaluer et d’améliorer la qualité et les bonnes pratiques des soins hospitaliers dans le cas du cancer colorectal. Le taux de participation observé des hôpitaux à ce registre a été de 100 %. Fort de ce succès, l’Institut néerlandais d’audit clinique (DICA) a été créé en 2011 avec pour objectif de développer et de coordonner d’autres registres de résultats nationaux couvrant plusieurs pathologies. 21 registres ont été créés depuis, notamment pour le cancer du sein, le cancer gastro-intestinal supérieur ou encore la chirurgie pulmonaire.
Renouveler le dialogue entre soignants et soignés : un enjeu éthique
L’épidémie de Covid-19 a soulevé des enjeux éthiques majeurs et les expériences traversées par les soignants et leurs patients sont riches d’enseignements pour progresser en matière de démocratie sanitaire. Il y a peut-être là, si l’on s’attache à comprendre en profondeur les tensions qui sont nées de la crise, des leviers importants pour faire avancer l’écoute que l’on doit accorder à la voix des patients et des soignants. Par enjeux éthiques, on entend ici les dilemmes déontologiques auxquels les soignants ont fait face, mais aussi les épreuves traversées par des patients et familles confrontées aux choix difficiles que la crise a imposé au système de santé : les « déprogrammations » de soins, les restrictions de visites à l’hôpital et en Ehpad, les choix de prise en charge sous contrainte de ressources, les conditions du deuil, etc. ont fait naître, sur de multiples plans, des tensions nouvelles dans les pratiques des soignants et dans le vécu des patients.
Durant la crise, quelle voix a été donnée aux soignants et aux patients pour témoigner de ces tensions, pour les réfléchir, pour en parler ensemble et pour amender le pilotage politique de la crise ? Du côté des patients, l’expression des épreuves traversées n’a pas reçu de canal dédié, en dehors du format usuel des plaintes et réclamations, de la mobilisation des associations, et du fonctionnement en mode dégradé des instances de démocratie sanitaire. Du côté des soignants, les pouvoirs publics ont d’emblée souhaité accompagner les professionnels confrontés à des enjeux déontologiques et éthiques particuliers durant la crise. Sous l’impulsion de l’avis du CCNE du 13 mars 2020, qui préconisait l’émergence d’une éthique de terrain pour les soignants, une nouvelle organisation de la réflexion éthique s’est mise en place autour de cellules de soutien éthique (CSE) dans les régions, en lien avec les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER). Le lien entre l’échelon national de la décision publique et l’échelle locale des questionnements éthiques de terrain a été repensé et facilité par des outils nouveaux. Sous la coordination de la DGOS et de la CNERER (la conférence nationale des ERER), les travaux de ces cellules de soutien éthique forment un corpus important de signaux sur les tensions traversées aujourd’hui par notre système de santé.
Cette organisation mise en place dans l’urgence pour faciliter l’accès des acteurs de proximité à la réflexion éthique est riche d’enseignements. Si elles ont effectivement su guider la réflexion des soignants face à des décisions individuelles difficiles, élaborant une véritable “éthique de terrain” adaptée à la crise, les CSE sont aussi rapidement apparues comme autant de “vigies”, capables de guider cette fois la décision publique. Au-delà du périmètre initial de soutien aux équipes éprouvées, les CSE ont rapidement été créditées d’une capacité d’infléchir les dispositions générales de prévention, en alertant les autorités sur les épreuves morales qu’elles engendraient, pour les patients qui les subissaient et pour les soignants chargés de les appliquer.
Les questionnements éthiques remontés à travers ces cellules de soutien concernent tout particulièrement l’épreuve vécue par les soignants lorsqu’il s’est agi d’appliquer des normes ou des standards de prévention de la contagion qui allaient à l’encontre des besoins individuels de leurs patients. Isolement des résidents d’Ehpad, interdiction de visites pour des patients en fin de vie : les soignants ont fait face à une tension vive entre les règles collectives, imposées au nom de l’intérêt général, et l’impératif de bienfaisance dans l’intérêt individuel du patient. Ces questionnements révèlent d’abord un besoin de soutenir l’autonomie de discernement et le pouvoir d’agir des soignants, alors que la crise accentuait parfois un sentiment de perte de sens ou de “qualité empêchée” : lieux privilégiés de réflexion collégiale sur le “bien faire” en dépit des difficultés traversées, les CSE incarnent a posteriori un levier précieux pour appréhender les tensions qui traversent aujourd’hui les métiers du soin, parfois désignées comme une « crise de sens ». Dans un contexte largement décrit aujourd’hui, et que la crise est venue amplifier d’inquiétudes récurrentes sur la “déshumanisation”, la “bureaucratisation”, la perte du “pouvoir d’agir” des soignants, l’éthique de terrain pratiquée dans les CSE offre une série de repères sur la confiance dans l’autonomie de discernement des soignants.
Mais les questionnements éthiques ou déontologiques que les soignants ont fait remonter dans ces cellules de soutien éthique nous parlent aussi, et peut-être avant tout, de l’expérience traversée par les patients, résidents, usagers, durant la crise : la “communauté de destin” entre soignants et patients dans la crise est l’élément frappant de ce corpus. Les épreuves morales des uns sont les épreuves de vie des autres, et c’est avec les mêmes coordonnées qu’elles peuvent se décrire : soin, bienfaisance, dignité, autonomie, droits, dilemmes, écoute, reconnaissance. Si la spécificité des interrogations déontologiques des soignants ne saurait être niée, pour autant la convergence des enjeux appelle une meilleure coopération des domaines d’action publique, d’ailleurs engagée depuis plusieurs années dans les régions, entre l’animation de la réflexion éthique des professionnels et l’animation de l’expression des patients, du respect de leurs droits et de la prise en compte de leur expérience au sein des instances représentatives de la démocratie sanitaire.
A l’heure où la tension morale des équipes apparaît prégnante à l’hôpital et dans les établissements médico-sociaux, il pourrait être éclairant de mieux repérer que dans la crise ce sont les mêmes situations qui ont nourri, chez les uns et les autres, les mêmes dilemmes et les mêmes épreuves. Là où, depuis deux décennies, la prise en compte de la voix des patients a pu être perçue comme une norme contraignante extrinsèque accroissant le sentiment d’arbitraire et de perte de sens des professionnels, il est possible que la crise permette d’ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de la démocratie sanitaire.
Construire et diffuser les outils de la future démocratie sanitaire
Si les esprits ont incontestablement cheminé depuis vingt ans, laissant entrevoir un cadre de relations mutuellement bénéfiques entre professionnels et patients, il faut aussi reconnaître que les pratiques de collaboration sont aujourd’hui encore embryonnaires.
D’abord parce que le centre de gravité de la légitimité des patients à intervenir dans le système de santé s’est longtemps situé autour des droits individuels et collectifs qu’il fallait installer et défendre. Ce tropisme explique que les relations entre professionnels et patients se soient concentrées sur les dimensions réglementaires et organisées sur la forme, dans des sphères finalement éloignées des soins. L’administration s’est adaptée en spécialisant des interlocuteurs dans le domaine des relations avec les usagers, et les patients se sont efforcés de suivre le mouvement en désignant des représentants des usagers pour entretenir le dialogue. Par ailleurs, la mission institutionnelle des représentants des usagers réclamant à la fois disponibilité et sensibilité aux enjeux de la prise en charge, le vivier des candidats s’est essentiellement constitué de retraités, de personnes engagées dans le travail social ou de personnes directement concernées par la maladie. Malgré l’investissement et la qualité des profils engagés, cette relative homogénéité a entraîné un déficit de légitimité aux yeux de beaucoup de soignants, les représentants ne reflétant pas suffisamment selon eux la diversité des personnes accueillies dans les établissements de santé.
Ces écueils ne doivent toutefois pas éclipser la remarquable mobilisation que représente le déploiement à une telle échelle de la démocratie en santé sur tout le territoire national. Cela a contribué à rendre vivace la perspective d’une nouvelle ère qui ne semble aujourd’hui plus hors de portée. Il faut concevoir la démocratie en santé comme un processus qui permette littéralement aux citoyens de s’approprier le système de santé. La prise en compte et l’amélioration de « l’expérience patient » représente une manière pragmatique d’avancer dans cette direction. Il s’agit de partir de l’expérience vécue par chacun dans le système de santé, pour identifier les opportunités d’amélioration à la fois des pratiques professionnelles et de l’organisation à plus grande échelle.
Cette révolution des usages impose d’organiser successivement le recueil, l’analyse et la prise en compte de l’expérience patient. Une telle démarche ne peut donc se concevoir sans la collaboration active des usagers. C’est le sens d’une action pour et avec les usagers. C’est en cela qu’elle constitue un prolongement contemporain de la loi du 4 mars 2002. En pratique, donner davantage de place à l’écoute des patients, pas seulement en situation de soins, mais aussi dans un cadre d’analyse des retours d’expérience. Les témoignages des patients, en particulier lorsqu’ils sont directement collectés par les professionnels de santé concernés, ont un impact opérationnel et un effet psychologique déterminants. Les approches de suivi et d’observation des parcours des patients (shadowing, patients traceurs, caméras embarquées, etc.) constituent également des innovations méthodologiques riches d’enseignement.
Au fur et à mesure que s’affinent les instruments de compréhension de ce que vivent les patients se pose la question de l’utilisation de ces informations. C’est précisément sur ce point que se situe la force des approches reposant sur l’expérience patient. Parce qu’elles sont concrètes et incarnées dans des personnes, patients ou soignants, parce qu’elles suscitent une émotion en écho à la mission de soin envers autrui, elles favorisent une transformation des pratiques et des organisations. A petite échelle parfois, mais il n’y a pas de transformation d’ensemble sans une multitude de petits changements au plus près du quotidien des personnes concernées.
A titre d’exemple, l’expérience consistant à équiper certains patients de caméra portatives, similaires à celles utilisées pour la pratique sportive, illustre la volonté de voir ce que voient les patients afin d’en tirer des enseignements. En chirurgie, cela a permis à des équipes soignantes de réviser la signalétique, de modifier les circuits de déplacement des patients, de mieux cibler la formation des brancardiers et même d’améliorer la communication des informations au patient par l’équipe médicale.
Si la participation à large échelle des patients s’avère un immense défi, tant la culture des professionnels et la conscience des citoyens ne les prédisposent pas à ces approches, on peut aujourd’hui se réjouir des résultats obtenus par de premières expérimentations. On peut même entrevoir les développements futurs de la démocratie en santé à travers des initiatives de co-construction. L’évaluation des résultats de soins sur la base d’indicateurs définis au sein de collectifs associant les spécialistes cliniques d’une pathologie et les patients souffrant ou ayant souffert de cette même affection en est une remarquable illustration. Elle permet de fixer d’un commun accord les critères d’appréciation d’une thérapeutique et ainsi d’en rééquilibrer le rapport bénéfices-risques. Pour une affection sévère du dos, il peut s’agir de trouver le bon équilibre entre réduire la douleur et restaurer une fonction utile au patient dans sa vie quotidienne.
Finalement, on voit bien qu’impliquer les patients constitue un impératif démocratique mais aussi une nécessité de santé publique. Le système de santé doit donc investir dans des dispositifs de recueils organisés de l’expérience des patients pour favoriser l’amélioration des pratiques cliniques et la qualité des organisations. C’est en s’appuyant sur ces dispositifs que l’on pourra construire une solide démocratie participative en santé.