La bataille du bifteck

La bataille du bifteck
Publié le 2 février 2022
Le contenu de nos assiettes est-il au menu du débat présidentiel ? Il faut le croire à observer les passions soulevées par les prises de position sur la consommation de viande. Le sujet est important : il ne renvoie pas seulement à des préférences personnelles ou à des styles de vie, voire à la culture gastronomique nationale. Il concerne aussi, et c’est là le plus important, des choix collectifs que nous devons faire pour notre santé, pour l’environnement et pour l’avenir économique des éleveurs.

Le sujet n’est certes pas au cœur de la campagne, mais il en symbolise certains clivages : faut-il manger moins de viande ? Les écologistes en sont convaincus. Les autorités sanitaires aussi. Le sujet divise en revanche la Macronie au sujet des « menus sans viande » dans les cantines scolaires. Quant à la droite, il ne lui viendrait pas à l’idée de remettre en cause la consommation de viande, pourvu qu’elle ne soit pas hallal…

Ces différentes positions sont parfois guidées par le désir de défendre les éleveurs et les bouchers, ou par celui de privilégier le climat. Mais elles sont aussi pilotées par d’autres préoccupations : afficher sa proximité avec les préférences majoritaires des milieux populaires et des classes moyennes, ou au contraire prendre le risque de s’en écarter au nom d’un intérêt jugé supérieur. La récente polémique autour de la déclaration de Fabien Roussel (« Un bon vin, une bonne viande, un bon fromage, c’est la gastronomie française ») illustre ces jeux de rôles jusqu’à la caricature.

Au-delà de ces postures, la question de fond est de savoir à quoi servent la politique et la délibération collective. Servent-elles juste à agréger des préférences collectives identifiées à des styles de vie en espérant rassembler une majorité d’électeurs, fût-ce en poussant des propositions contraires à nos intérêts de moyen et long terme ? Ou bien à discuter ensemble du souhaitable et à tenter de se mettre d’accord sur une orientation raisonnable pour le futur, au risque de s’écarter de l’opinion dominante du moment ?

Si on privilégie la première option, la messe est dite : il vaut mieux s’afficher carnivore militant. L’évolution de notre consommation de viande (charcuterie comprise) suffit à s’en convaincre : mesurée en « kilogrammes équivalent carcasse » (kgec), elle était de 94 Kgec par habitant en 1998, soit 34% de plus qu’en 1970. En dépit d’une décrue, elle reste installée aujourd’hui à un niveau très élevé (84,5 Kgec en 2020). On ne prend donc pas de grand risque à plaider en faveur de la viande ; selon son orientation, on pourra d’ailleurs au choix défendre le steak-frites, le kebab ou le saucisson, voire s’afficher « #teamjambonbeurre » aux côtés des partisans d’Eric Zemmour. On gagnera même sans doute quelques points de popularité en dénigrant ceux qui appellent à une modification de notre régime alimentaire et en les désignant à la vindicte publique comme traitres aux traditions nationales. L’expression de « Gauche quinoa » amusera favorablement la galerie et permettra de clore avantageusement la discussion. Et si cela ne suffit pas, on pourra recourir aux classiques « écologie punitive », « Khmers verts », etc. Le nouveau conservatisme ne manque pas de punchlines pour ridiculiser ses contradicteurs et mettre les rieurs de son côté.

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C’est une première option, pas la plus subtile mais sans doute la plus payante dans une compétition électorale. Elle implique toutefois de fermer les yeux sur un certain nombre de réalités et de risques. Si on avait suivi cette pente, on aurait d’ailleurs sans doute jamais lutté contre le tabagisme, pour la ceinture de sécurité au volant ou contre la publicité pour l’alcool à la télévision, chacune de ces politiques de « santé punitive » ayant en son temps heurté la culture mainstream : 59% des hommes étaient fumeurs en 1970 (35% aujourd’hui) ; les Français absorbaient en moyenne l’équivalent de 23 litres d’alcool pur par an (moins de 12 aujourd’hui) ; et on comptait plus de 15 000 morts sur les routes (3 500 en 2019…).

Au contraire, si on privilégie la seconde option, c’est-à-dire si on pense que la démocratie ne consiste pas seulement à compter des voix tous les cinq ans mais à organiser une discussion informée, alors il faut commencer par exposer un certain nombre de faits et suspendre un instant la guérilla des symboles et des slogans.

Des faits sanitaires d’abord. Les Français consomment en moyenne 820g de viande animale par semaine, soit 20% de plus que les 675g recommandés par les autorités sanitaires. Les protéines animales représentent environ deux tiers de leurs apports protéiques alors qu’ils ne devraient pas dépasser la moitié. Ces excès – en particulier concernant la charcuterie, la viande bovine et les produits carnés transformés – sont positivement corrélés au développement d’un certain nombre de pathologies : problèmes cardio-vasculaires, diabète de type 2, certains cancers… Le lien de causalité entre surconsommation de viande et exposition au cancer colorectal est, par exemple, clairement établi par les épidémiologistes.

Des faits économiques ensuite. Selon la FAO, il faut en moyenne, 5kg de protéines végétales pour produire 1kg de protéine animale. Ainsi, en 2013 au niveau mondial, sur les 550 Mt de protéines végétales produites, 440 Mt étaient affectées à l’alimentation animale pour produire finalement 89 Mt de protéines animales… En Europe, plus de 40% de la surface agricole utile est allouée à la production d’alimentation animale. Une emprise particulièrement prononcée pour la viande de bœuf : alors qu’il faut en moyenne 3 calories végétales pour produire 1 calorie de viande de poulet, le rapport est de 10 pour 1 dans le cas de la viande bovine, le porc se situant entre les deux. En termes de rendement nutritionnel, la production de viande animale au niveau actuel est donc un très mauvais calcul. Elle mobilise une quantité de ressources (terres pour les pâturages, la production fourragère, la production de protéines végétales…) qui pourraient servir à renforcer plus efficacement la souveraineté alimentaire de nombreux pays ou, lorsqu’elles sont impropres à la culture, leur autonomie énergétique en produisant de la biomasse à cet effet. Le coût d’opportunité est donc exorbitant.

Des faits environnementaux enfin. L’élevage herbivore représente plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole lequel pèse pour environ un quart de l’ensemble de nos émissions nationales. Il est notamment responsable de la plus grande partie des émissions de méthane, gaz au pouvoir couvrant beaucoup plus fort que le CO2. Certains types d’élevage – extensifs, à l’herbe – apportent certes également des services environnementaux, en utilisant des surfaces en prairies impropres à la culture mais favorables à la biodiversité, au stockage du carbone, à la filtration de l’eau. Toutefois, si l’on devait se contenter de ce type d’élevage, on ne pourrait certainement pas produire suffisamment pour servir l’ensemble de la demande actuelle.

Si on pense que la discussion démocratique n’a pas seulement vocation à identifier des préférences collectives à l’instant t et à mettre en scène l’opposition de styles de vie plus ou moins chargés de significations politiques, mais à nourrir une réflexion collective sur l’avenir, alors ces informations doivent être versées au débat et celui-ci ne doit pas se résumer à un affrontement de goûts et de couleurs, d’Amish et de « vrais Français ».

Quand le journaliste Jean-Laurent Cassely affirme dans Le Monde que l’alimentation est politique, il a raison. Mais pas seulement parce que des préférences alimentaires opposées se manifestent et mettent en péril un supposé « référentiel commun » : la vérité est que cette situation ne date pas d’hier et que, sinon dans l’imaginaire, l’assiette a rarement été le lieu de l’égalité ! L’alimentation est aussi politique dans un autre sens qui échappe totalement aux analyses du journaliste : parce qu’une partie de notre destin commun en dépend ! Avant de conclure que « La gauche fait assiette à part », il faut en effet prendre le temps de pousser l’analyse au-delà des signes et des symboles. Quand des écologistes, des médecins ou une ministre de la transition écologique condamnent la surconsommation de viande, ils n’expriment pas des valeurs culturelles ou des convictions idéologiques : ils essaient d’abord d’alerter leurs concitoyens sur un problème qui nous concernent tous. Les réduire à une pantomime sociopolitique, c’est manquer l’essentiel ou feindre de ne pas le comprendre.

Je m’empresse de préciser que je ne suis pas végétarien et que je ne résiste que difficilement à une bonne côte de bœuf. Je cultive assez la dissonance cognitive pour oublier le bien-être animal et m’extirper des tourments de la mauvaise conscience lorsque je passe à table. J’ai par ailleurs pleinement conscience que les préférences alimentaires ne se décident pas par décret, qu’elles n’évoluent que lentement et qu’elles touchent à la culture, au plaisir et à l’intime. Et je n’ai pas attendu le secours des sondeurs et de leurs tris croisés pour réaliser qu’un « apéro saucisson pinard » ou une « salade de tofu » pouvaient devenir des étendards idéologiques. Mais je ne peux me résoudre pour autant à ce que soient occultées les conséquences collectives de nos choix alimentaires.

Il me semble qu’un chemin de compromis pourrait consister à inviter chacun à manger deux fois moins de viande et deux fois mieux, c’est-à-dire à consacrer le même budget à acheter plus rarement une viande un peu plus chère et de meilleure qualité : non transformée, fraîche et locale. Sur ce dernier point d’ailleurs, n’en déplaise à Jean-Laurent Cassely, droite nationale et écologie politique se rejoignent parfois, cultivant toutes deux le locavorisme, le terroir, l’artisanat de qualité et le rejet des « sandwich triangle », des burgers précuits sous plastique et des sauces bolognaises en conserve. L’adoption d’un régime de consommation deux fois moins carné serait de nature à assurer à la fois la rémunération des éleveurs, la santé des consommateurs, une plus juste allocation des terres et une prise en compte des intérêts de l’environnement. Je pense aussi que ce n’est pas tenir en grande estime les classes populaires que de les considérer a priori incapables de s’approprier ces questions et de s’interroger elles-mêmes sur leurs habitudes alimentaires et la santé à long terme de leurs enfants.

Plus largement, au simple jeu du décorticage des préférences du moment, les partisans du progrès, sur ce dossier comme sur la plupart des enjeux écologiques, auront toujours tort. Car ils seront toujours confrontés à un chœur bruyant de démagogues célébrant à longueur de journées la perpétuation des habitudes et l’inaction. Mais au jeu d’une délibération plus informée et plus responsable, ils ont de puissants arguments à faire entendre. Veut-on donner une chance aux arguments et aux informations ?

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Thierry Pech