La préférence française pour les plus âgés

La préférence française pour les plus âgés
Publié le 4 avril 2024
Avec l'annonce des chiffres du déficit français plus élevés que prévu, le débat sur le niveau de la dépense publique a été relancé. La dépense publique cependant n'est pas du même niveau pour toutes les classes d'âge. A travers les retraites et les dépenses de santé, les plus âgés d'entre nous reçoivent en effet une attention plus que proportionnelle à leur nombre. Si le modèle français de protection sociale recueille en général un large consensus, il n'est pas sûr pour autant que ce choix, largement implicite, en faveur des plus âgés recueille vraiment l'adhésion de tous les Français.
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Les dépenses des administrations publiques (APU) françaises s’élèvent, en 2022, selon l’Insee, à 58,1% du PIB contre 49,8% en moyenne dans le reste de l’Union européenne où seule l’Italie se rapproche du niveau français (56,7%).

Dépenses des administrations publiques en % du PIB en 2022

En soi, un haut niveau de dépenses publiques n’est pas forcément une mauvaise chose s’il correspond à une préférence collective explicite, à un niveau correspondant de prestations sociales et de services publics et à une trajectoire soutenable aux plans financier et économique. Malheureusement, ces conditions sont aujourd’hui loin d’être réunies aujourd’hui dans notre pays :

  • La soutenabilité économique et financière n’est pas assurée : avec un niveau de déficit public 2023 révisé à la hausse (5.5% du PIB contre 4.9% anticipé en loi de finances) du fait d’une croissance économique moindre qu’attendue, et un niveau d’endettement élevé (un peu plus de 110% du Pib), le système risque d’entrer dans une spirale négative. Dans un environnement où les taux d’intérêt sont supérieurs au taux de croissance, la dynamique de la dette pourrait s’emballer. 
  • Si le niveau de protection sociale des Français demeure élevé (sur les 58.1% de dépenses publiques, 32.9 points sont consacrés à la protection sociale, soit plus de la moitié) et si le système dans son ensemble permet encore de corriger significativement les inégalités primaires (le taux de pauvreté monétaire avant redistribution était de 22.2% en 2020 contre 14.6% après redistribution), le niveau et la qualité des services publics font l’objet de doutes croissants, qu’il s’agisse de l’hôpital public ou de l’école, pour ne rien dire de la recherche.

Quant à la préférence collective explicite, elle mériterait d’être vérifiée et précisée plutôt que postulée implicitement de loi de finances en loi de finances. Une question mérite en particulier d’être clairement posée : les Français dans leur ensemble adhèrent-ils vraiment à la priorité numéro 1 du modèle social hexagonal, loin devant toutes les autres, à savoir la protection des plus âgés d’entre nous ?

En effet, un quart de la dépense des APU va aux retraites (24,6% de la dépense totale), comme le faisait récemment observer François Ecalle sur son blog Fipeco. C’est 14,4% du PIB français contre 11,9% en moyenne dans l’Union européenne : 2,5 points de PIB de plus que nos voisins, soit un écart de près de 66 milliards d’euros rapporté au PIB de notre pays. Notre pays est pourtant loin d’avoir le ratio de dépendance le plus dégradé de l’Union européenne : selon Eurostat, elle compte 34,5 personnes âgées de plus de 65 ans pour 100 personnes d’âge actif (entre 15 et 64 ans) ; c’est beaucoup, mais moins que l’Allemagne (34.7), la Grèce (36), l’Italie (37.8) ou le Portugal (38) et pas tellement plus que la moyenne de la Zone euro (34). Ce niveau de dépense dans le système de retraites ne se justifie donc pas par la démographie.

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A ces dépenses de retraites, s’ajoutent des dépenses de santé qui atteignent 12,2% du PIB (contre 10.5% en moyenne dans l’Union européenne), soit 21% de la dépense totale ou un euro sur cinq. Naturellement, ces dépenses de santé ne sont pas le seul fait des retraités mais leur augmentation est clairement tirée à la hausse par le vieillissement de la population, en France comme dans la plupart des autres pays de l’Union européenne. Pour n’en donner que quelques illustrations, selon les données de la CNAM, en 2020, la consommation moyenne remboursable de soins de ville s’élève à 2.224 euros par an entre 60 et 74 ans et à 3.363 euros par an entre 75 et 84 ans contre 1.015 euros entre 17 et 59 ans, soit deux à trois fois moins que les précédents. Selon la même source, la dépense moyenne remboursable en établissements de santé s’élève en 2019 à 1.781 euros par an entre 60 et 74 ans contre 742 euros par an entre 17 et 59 ans. La dynamique des dépenses de santé est clairement tirée par l’âge des bénéficiaires.

Dans un contexte de consolidation budgétaire et de ressources plus rares, le poids des dépenses publiques destinées aux plus âgés présente naturellement un coût d’opportunité car, en situation de croissance faible, elles se font au détriment d’autres postes. Ainsi, l’enseignement représente 8.9% des dépenses des APU en France contre 9.4% en moyenne dans l’Union européenne (-0.6 point). Et la recherche publique, 0.5% contre 1.3% en moyenne européenne (un effort global 2,6 fois inférieur). Or, ces dépenses représentent objectivement des investissements dont on peut espérer un précieux rendement dans le futur : des actifs plus qualifiés et une économie plus innovante.

On objectera certainement qu’il est difficile de jeter la pierre sur ce sujet à un exécutif qui vient de procéder à une difficile réforme des retraites. Cette objection est pourtant bien fragile. Car la réforme des retraites dont il est question a bien pris soin de ne pas mettre à contribution les retraités actuels pour faire porter tout l’effort sur les retraités futurs via des mesures d’âge – en particulier en actionnant le levier de l’âge légal de départ, sans doute le moins équitable des instruments qui étaient à la disposition du gouvernement. En réalité, les mesures qui ont été adoptées ont épargné les plus de 65 ans d’aujourd’hui alors même que leur niveau de vie est supérieur à celui des actifs, comme l’avait montré Fipaddict ici même.

D’après des documents du Conseil d’orientation des retraites (COR), après trois décennies de rattrapage continu, le niveau de vie moyen des retraités s’est en effet installé, à partir du début des années 2000, légèrement au-dessus de celui de l’ensemble des ménages (entre 1.5 et 5.5 points de pourcentage au-dessus selon les années). Le système par répartition a non seulement fini par avoir raison de la vieillesse impécunieuse qui caractérisait la condition du grand âge encore pendant les Trente glorieuses, mais il a porté le niveau de vie moyen des retraités au-dessus de celui de l’ensemble des ménages. Il s’agit d’ailleurs d’une exception à l’échelle internationale, la France étant l’un des rares pays de l’OCDE où le niveau de vie des retraités est égal ou supérieur à celui de l’ensemble de la population : en Allemagne, en Suède, au Japon, au Royaume-Uni, au Pays-Bas ou en Belgique, le niveau de vie des retraités est inférieur à 90% de celui de l’ensemble des ménages, et en Espagne, au Canada ou aux Etats-Unis, il est compris entre 90 et 100%. 

Cette comparaison avec « l’ensemble des ménages » est toutefois biaisée car elle mélange, parmi eux, les inactifs, les demandeurs d’emploi et les actifs en emploi. Mais, même lorsqu’on resserre la focale sur les seuls actifs, les retraités français réussissent à avoir un niveau de vie supérieur à celui des actifs, une fois tenu compte du fait qu’ils sont plus souvent propriétaires de leur logement… Si le revenu disponible des retraités équivaut à 84% de celui de l’ensemble des ménages contre 113% pour celui des actifs, après imputation des loyers, le niveau de vie des retraités atteint en effet près de 108% de celui de l’ensemble des ménages contre 106% pour les actifs.

En outre, leurs dépenses de consommation étant moins élevées et leur endettement plus faible, la capacité d’épargne des retraités est supérieure à celle des actifs. Après déduction des dépenses de consommation et de remboursement d’emprunt, la capacité d’épargne des actifs était estimée en 2017 à 13.1% pour les actifs contre 27.4% pour les retraités.

Ajoutons à ce tableau d’ensemble que, l’inflation ayant été forte ces dernières années et les pensions de retraite étant rigoureusement indexées sur l’inflation, les revenus des retraités ont été maintenus en termes réels alors que ceux des actifs enregistraient une perte de pouvoir d’achat.

Cette politique de protection des plus âgés actuels n’est guère nouvelle. Pour mémoire, il faut rappeler ici le statut plus favorable dont jouissent les retraités au regard de la CSG. Alors qu’en 2022, les revenus d’activité et les revenus du patrimoine étaient soumis à un taux de 9.20%, les pensions de retraite, elles, étaient soumises à des taux variant entre 0% (exonération complète) et 8.3% selon le revenu fiscal de référence et le nombre de parts fiscales dans le foyer. Ainsi, en 2021, un quart des foyers de retraités étaient totalement exonérés de CSG, 38% soumis à une CSG inférieure ou égale à 3.8% (soit un taux nettement inférieur à celui de 6.20% qui pèse sur les allocations chômage et les indemnités journalières), et 69% soumis à une CSG inférieure ou égale à 6.6%.

La chronique des décisions publiques en la matière ne manque d’ailleurs pas d’intérêt tant elle illustre le pouvoir d’intimidation de ces classes d’âge qui, comme on le verra bientôt, votent plus que les autres. En 2018, l’exécutif avait souhaité majorer de 1.7 point le taux de CSG des retraités percevant entre 1300 et 2000 euros par mois afin de financer une baisse des cotisations sur le travail. Dès 2019, suite au mouvement des Gilets jaunes, il faisait machine arrière et allait jusqu’à rembourser les retraités concernés de 4 mois de « trop-perçu » sur le début de l’année 2019…

Cette situation est-elle le résultat d’une préférence collective explicite, c’est-à-dire consciente, informée et délibérée ? En un sens, oui. Car elle est le reflet de choix électoraux : les Français élisent des majorités qui consolident et prolongent régulièrement cette préférence collective pour les plus âgés. Mais ces résultats sont aussi le reflet des écarts de participation électorale entre les différents groupes d’âge : si la politique mise en place est d’abord une politique en faveur des plus âgés, c’est parce que les plus âgés votent beaucoup plus que les plus jeunes, comme le montrent les résultats des enquêtes sur la participation électorale de l’Insee.

Score de participation aux récentes élections nationales selon l’âge
Source : Insee

Le taux d’abstention des moins de 30 ans diminue ainsi fortement leur part dans les choix électoraux. Il est de 10 points supérieur à celui des 65 ans et plus au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, de 13 points au second tour, et respectivement de 33 et 32 points aux premier et second tours des élections législatives de la même année. Dans un corps électoral où les électeurs de moins de 35 ans (12 millions de personnes, soit 26% du total) sont presque aussi nombreux que les plus de 65 ans (12.8 millions, soit 27.4% du total), leurs voix pourraient peser presque aussi lourd s’ils participaient autant que leurs aînés aux scrutins. Ce n’est malheureusement pas le cas. Et si c’était le cas, il n’est bien sûr pas certain qu’ils voteraient différemment. En revanche, il est presque certain que les plus de 65 ans s’opposeraient massivement aux mesures susceptibles de rééquilibrer l’orientation de nos dépenses publiques.

Une mesure pour ce faire serait, par exemple, de désindexer au moins partiellement les pensions de retraite. Charles Dennery l’avait proposé ici-même en décembre 2023, il soulignait en particulier que : « Les pensions (de base) ont progressé de +4.8% entre janvier 2022 et janvier 2023 (contre +3.8% pour les salaires sur la même période) et elles augmenteront de +5.2% au 1er janvier 2024 (pour une hausse de salaire prévisionnelle de  +4.5% en 2023). Si l’on avait limité la hausse des pensions à celle des salaires (soit 1.7% de moins sur les deux années), c’est presque 6 milliards d’euros qui auraient été économisés en 2024 et pour les années suivantes – la moitié des économies annuelles nettes générées par la récente réforme des retraites ». Le ministre des comptes publics, Thomas Cazenave, a lui-même évoquée cette option ces dernières semaines. Mais il faut bien reconnaître qu’aucune force politique ne soutient cette idée, pas même celles qui, comme La France insoumise, captent peu de voix de l’électorat âgé. Et elle a été rapidement écartée par le Président de la République dont l’électorat est particulièrement âgé.

La consolidation budgétaire qui commence ressemblera donc sans doute à celles qui l’ont précédée : elle réalisera des économies non pas là où ce serait le plus souhaitable, mais là où c’est le plus facile, quitte à sacrifier quelques dépenses stratégiques pour l’avenir. Et comme il est toujours plus difficile de s’attaquer aux comptes sociaux et aux dépenses contributives, a fortiori quand elles concernent les électeurs les plus assidus, il est presque certain que cette consolidation prendra soin de sanctuariser la situation des quelque 17 millions de retraités actuels, confirmant cette préférence française au détriment d’autres groupes (on demandera par exemple des efforts aux chômeurs avec la prochaine réforme de l’Assurance chômage annoncée par Gabriel Attal) ou d’autres politiques (Bercy a déjà amputé le financement de la transition écologique d’environ 2 milliards d’euros sur les 10 attendus).

Mais la vie d’une démocratie ne se résume pas aux consultations électorales et au comptage des voix. On peut aussi considérer qu’elle consiste dans la délibération publique continue qui caractérise ce type de régime. De ce point de vue, la qualité du débat public sur le sujet qui nous occupe est encore très loin d’être optimale. Au risque d’être confirmée, la préférence française pour les plus âgés mériterait d’être mise sur la table, documentée et publiquement instruite. Cet examen permettrait de souligner plusieurs évidences qui échappent à la conscience du public (et peut-être même à celle du décideur public). Les avantages accordés à la classe d’âge des plus de 65 ans masquent au moins deux de ces évidences.

La première tient au fait qu’une classe d’âge forme rarement un ensemble homogène. En l’occurrence, les plus de 65 ans regroupent des publics très vulnérables et des publics aisés. En plaçant l’ensemble des retraités à l’abri de certains efforts, on protège à la fois des ménages qui ont besoin de cette protection et d’autres qui n’en ont absolument pas besoin. Une politique réellement progressiste devrait s’attacher à protéger uniquement les premiers, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

La seconde tient au fait que la génération qui a aujourd’hui plus de 65 ans est composée de femmes et d’hommes qui sont particulièrement nombreux et qui, pour l’essentiel, ont eu vingt ans pendant les Trente glorieuses. Leur entrée dans la vie aura été le plus souvent plus favorable que celle de leurs parents et celle de leurs enfants. Or, c’est sur ces derniers que la récente réforme des retraites fera porter toute la charge de l’ajustement comptable alors qu’ils portent déjà celle du financement des retraites actuelles : ils auront payé pour les retraités d’aujourd’hui et connaîtront très probablement un moindre niveau de vie quand leur tour viendra d’être eux-mêmes retraités. Il est certes difficile de dresser des comptes de génération à peu près complets, et quasiment impossible de les équilibrer en longue période. Mais cela ne dispense pas de veiller à ce qu’ils ne créent pas un passif insoutenable pour les suivants ou les nouveaux venus.

Autrement dit, la préférence française pour les plus âgés n’est ni juste ni soutenable. Cela mériterait sans doute un temps de discussion publique pour s’assurer que c’est bien sur ce chemin que nous souhaitons poursuivre malgré tout.

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Isée Pérel-Blanchon