Les jeunes au travail : engagés, ambitieux, combatifs et… satisfaits

Les jeunes au travail : engagés, ambitieux, combatifs et… satisfaits
Publié le 23 février 2024
L’enquête conduite par Terra Nova et l’Apec auprès de 3.000 actifs de 18-29 ans et de 2.000 actifs de 30-65 ans montre que les aspirations des jeunes au travail sont finalement très similaires à celles de leurs aînés et que les différences ne sont pas forcément là où on les imagine. Les propos tenus ici n’engagent que les auteurs et non l’Apec.
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Retrouver le rapport Jeunes au travail de Terra Nova et l’Apec en cliquant ici

Les jeunes actifs sont aujourd’hui victimes de représentations très négatives au sujet de leur rapport au travail, de leur capacité à s’inscrire dans un collectif et à s’y investir. Ces représentations font écho aux conclusions hâtives, voire franchement erronées, véhiculées par toute une série d’enquêtes récentes, ainsi que par leur reprise en boucle dans la presse et les médias. Ces stéréotypes sur l’attitude des jeunes au travail dominent aujourd’hui l’espace public. Ils dressent un tableau des nouvelles générations dont la sévérité est l’une des marques de fabrique du conservatisme et de ses paniques morales à répétition. Ces générations Y ou Z seraient plus individualistes, moins investies, moins solidaires, plus soucieuse de leur vie personnelle et régulièrement atteintes par la « flemme » ou « l’appel du canapé » pour reprendre quelques-unes des catégories de Jérôme Fourquet qui excelle à décrire les jeunes actifs comme des Bartleby modernes opposant à toute demande la célèbre et mystérieuse formule : « I would prefer not to » (littéralement : « Je préfèrerais ne pas… »). Selon ces antiennes, les jeunes n’entendraient plus accorder à leur travail une place aussi centrale dans leur existence que leurs aînés, et exprimeraient des attentes différentes, soit purement utilitaires (travail = salaire), soit au contraire plus politiques (travail = levier d’engagement social) ; on ne s’interroge d’ailleurs nullement sur la cohérence de ces raisonnements qui jettent dans un même sac le froid calcul matérialiste et la ferveur idéaliste. En outre, les jeunes remettraient en cause les relations d’autorité dans l’entreprise et s’y comporteraient comme des électrons libres. Bref, un fossé se creuserait entre les jeunes et leurs aînés.

Ces jugements ne datent pas d’hier. Déjà, en 1972, une enquête interrogeait les employeurs sur le rapport au travail des jeunes. Et déjà, ceux-ci se plaignaient ne plus trouver chez eux « l’amour du travail » de leurs aînés. On prête même à Socrate de semblables déplorations sur le manque d’ardeur à l’effort des jeunes générations. Manifestement, le « c’était mieux avant » appliqué au travail se perd dans la nuit des temps. Et il y a de bonnes raisons de penser que les séniors aujourd’hui les plus sévères furent en leur temps des jeunes désengagés aux yeux de leurs aînés.

Confirmant ce qui ressort des statistiques publiques, les données que nous avons recueillies sont en rupture complète avec ces philippiques conservatrices.

Terra Nova et l’Apec ont en effet demandé à la société Toluna-Harris interactive de conduire une enquête quantitative réalisée en ligne en septembre 2023 auprès d’un échantillon représentatif de jeunes actifs de 18 à 29 ans et d’un échantillon miroir d’actifs âgés de 30 à 65 ans. Nous avons fait le choix de nous concentrer exclusivement sur des actifs ayant une expérience de la vie professionnelle quand la plupart des enquêtes d’opinion mélangent toutes sortes de profils dans la tranche d’âge retenue (étudiants, inactifs, actifs en emploi, actifs en recherche d’emploi). Ainsi, les réponses que nous avons recueillies ne traduisent pas simplement un imaginaire du travail mais d’abord une expérience vécue. En outre, contrairement à de nombreuses enquêtes qui attribuent un peu vite des caractéristiques morales, culturelles ou générationnelles aux jeunes sans prendre le temps de vérifier si elles sont ou non partagées par leurs aînés, nous avons choisi de travailler à partir d’un double échantillon afin de pouvoir comparer systématiquement les réponses des jeunes actifs à celles de leurs aînés. Ce dispositif permet d’identifier, pour un groupe d’âge, les informations réellement singulières et d’écarter celles qui ne le sont pas.

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De ce travail, il ressort d’abord que les jeunes actifs sont sévèrement jugés par leurs aînés. 93 % des managers (de tous âges) estiment qu’ils ont un rapport au travail différent de celui de leurs aînés, et 76% pensent même que cette différence va persister, ce qui serait le signe d’un véritable changement générationnel et non seulement d’un effet passager de l’âge. La comparaison avec leurs aînés se fait rarement à leur avantage : 66 % des managers les décrivent comme moins fidèles, 64 % moins respectueux de l’autorité ou encore 59 % les jugent moins investis, des qualifications dont la polarité, dans la bouche des intéressés, ne fait aucun doute.

Ces préjugés se diffusent et les jeunes eux-mêmes les ont intériorisés au sujet de leur génération. Quand on les interroge sur l’idée qu’ils se font, non pas de leur rapport personnel au travail, mais de celui de leur classe d’âge en général, ce qui saute aux yeux, c’est qu’ils sont assez largement d’accord avec leurs aînés.

Pourtant, l’examen de leurs réponses concernant leur rapport personnel au travail dessine un tableau en bien des points contradictoires avec ce portrait. C’est au contraire la continuité des réponses au long des âges qui saute aux yeux, bien davantage que la rupture générationnelle attendue. Comme leurs aînés, les jeunes actifs présentent un niveau élevé de satisfaction vis-à-vis de leur travail. Comme eux, ils ressentent une forte adéquation entre leur formation initiale et leurs missions professionnelles. Par ailleurs, la place qu’ils accordent au travail dans leur vie n’est ni plus ni moins importante que celle que lui attribuent leurs aînés.

Les jeunes actifs ne donnent aucun signe d’un mouvement particulier de déprise à l’égard de la vie professionnelle. Pour preuve, quand on leur demande ce qu’ils feraient s’ils n’avaient pas besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins, 80% d’entre eux déclarent qu’ils continueraient à travailler, soit la même proportion que chez les 30-44 ans et 18 points de plus que chez les 45-65 ans qui apparaissent comme les moins ardents à poursuivre leur vie professionnelle dans cette hypothèse. Rien ici qui suggère un quelconque divorce générationnel ou une épidémie de désengagement corrélée au jeune âge.

Mieux : les singularités habituellement associées aux jeunes actifs sont clairement contredites par la comparaison des réponses entre l’échantillon des 18-29 ans et l’échantillon des 30-65 ans. La demande de télétravail ? Elle n’est pas plus développée que chez leurs aînés ; les jeunes actifs portent même un regard plus critique sur leur expérience de ce point de vue. La tentation du désengagement ou de la supposée « démission silencieuse » ? Rien qui corrobore sérieusement une telle hypothèse dans nos données ; c’est même plutôt chez les plus âgés que l’on trouverait des signes de désengagement. L’individualisme ? Rien n’indique qu’il soit plus prononcé chez les jeunes que chez leurs aînés ; la demande de collectif semble même plus forte chez les plus jeunes. La défiance ? Les plus jeunes déclarent plutôt une plus grande confiance dans leur hiérarchie, leur direction, voire les actionnaires et investisseurs de leur entreprise… Bref, les supposées singularités de la jeunesse n’en sont pas et les résultats vont le plus souvent à rebours des idées reçues.

Il existe, malgré tout, des différences entre les jeunes actifs et leurs aînés mais il est difficile de les attribuer à des préférences morales ou culturelles. Elles sont liées à trois facteurs essentiels dans l’interprétation des données.

Le premier concerne leur position dans le cycle de vie. Le début de la vie professionnelle est une période bien spécifique : les jeunes actifs sont en phase de démarrage dans leur parcours, ont peu d’expérience, ne maîtrisent pas toujours les codes de l’entreprise, sont au début de la construction de leur réseau… C’est ce qui explique, par exemple, la forte demande d’apprentissage, de formation, de diversification des expériences et plus largement de progression (salaire, responsabilité…) de ce public. Cette première phase de la vie adulte correspond également à un moment de l’existence où l’on a moins de responsabilités familiales, moins d’engagements financiers (crédit immobilier, etc.).

Le deuxième facteur concerne leur niveau moyen de formation. Selon l’Insee, en 1986, au moment où les actifs aujourd’hui parmi les plus âgés entrent sur le marché du travail, le taux de scolarisation à 21 ans n’est que de 20,7%. 35 ans plus tard, en 2021, il atteint déjà plus de 49,6%. En l’espace de deux générations, le temps consacré à la formation initiale s’est très sensiblement allongé et les sacrifices correspondants ont augmenté d’autant, pour les individus comme pour leur famille. Ce surcroît d’investissement dans les études a pu faire naître des ambitions et des espérances dont il importe de savoir si elles sont satisfaites ou au contraire déçues. Sur ce chapitre, les réponses des intéressés n’expriment pas de déception particulière et ne traduisent pas le sentiment d’une dévalorisation des titres délivrés lors de la formation initiale, au contraire…

Le troisième facteur concerne le contexte économique et social de leur insertion dans le marché du travail. La plupart des actifs parmi les plus de 30 ans sont arrivés sur le marché du travail dans un contexte de chômage supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. En dépit de l’augmentation récente du taux de chômage, la conjoncture économique actuelle est plus favorable, de nombreux secteurs rencontrant même des difficultés de recrutement. Le rapport de force entre employeurs et employés a évolué en conséquence, c’est-à-dire en faveur de ces derniers dans plusieurs secteurs ou à niveau de qualification donné. Cela affecte plutôt positivement les conditions d’insertion des plus jeunes. Leurs « exigences » sur le marché du travail ne sont donc pas toujours le fait de leur jeunesse ou de supposées particularités morales, culturelles ou générationnelles (ambition, prétentions, etc.) mais aussi, plus simplement, le résultat d’une conjoncture plus favorable. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ne restent pas plus exposés que leurs aînés à diverses formes de précarité.

Une autre limite des enquêtes sur les jeunes et le travail est de proposer une image homogène de la jeunesse. Pourtant, il y a souvent plus de différences au sein d’un groupe d’âge ou d’une génération qu’entre plusieurs groupes d’âges et plusieurs générations. Les résultats obtenus ici montrent que les inégalités liées à la catégorie socioprofessionnelle ou au niveau de diplômes entre les jeunes actifs sont souvent plus fortes que les écarts constatés entre groupes d’âge. Comme dans les autres groupes d’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme ou encore le type d’entreprise dans lesquelles ils exercent révèlent des écarts importants dans le rapport au travail.

En comparant les réponses selon les tranches d’âge, on observe que les représentations négatives de la jeunesse sont particulièrement ancrées chez les actifs qui ont passé le mitan de la carrière professionnelle. Si l’on devait se risquer à une interprétation plus libre de ces résultats, on pourrait dire que ce procès de la jeunesse est l’un des témoignages d’une société vieillissante et exposée à de puissantes passions conservatrices. Les discours sur la « valeur travail » sont, on le sait, plébiscités par l’électorat le plus âgé, c’est-à-dire souvent celui qui… ne travaille plus mais qui vote beaucoup ! Au « jeunisme » des progressistes, si souvent brocardé ces dernières années, répond aujourd’hui un « grey power » qui ne manque aucune occasion d’exprimer sa défiance à l’égard des nouvelles générations et sa peur de voir dépérir les valeurs qui ont structuré son monde professionnel.

On pourrait également inscrire ce pessimisme croissant au sujet de la jeunesse dans la perspective de ce qu’Adam M. Mastroianni et Daniel T. Gilbert ont appelé « l’illusion du déclin moral ». En s’appuyant sur de très nombreuses études, les auteurs montrent que, dans au moins 60 pays à travers le monde, une majorité d’individus est convaincue du dépérissement moral de nos sociétés, mais que cette conviction est une illusion. Les auteurs se l’expliquent par la combinaison de deux phénomènes : 1) un effet d’exposition biaisée (« les êtres humains sont particulièrement enclins à rechercher des informations négatives sur les autres et à y prêter attention, et les médias se prêtent à cette tendance en mettant l’accent de manière disproportionnée sur les personnes qui se comportent mal »), et 2) un effet de mémoire biaisée (lorsque les gens pensent au passé, « les événements négatifs sont plus susceptibles d’être oubliés, d’être mal mémorisés et d’avoir perdu leur impact émotionnel »). Concernant les représentations des jeunes actifs au travail, ces deux effets peuvent en effet se combiner très étroitement. Mais il faudrait, pour le montrer, s’appuyer moins sur une sociologie de la jeunesse que sur une sociologie des seniors !

En attendant, cette image très dégradée de la jeunesse au travail a beau être fausse, elle produit néanmoins des effets sociaux qu’il convient d’identifier et de combattre, à commencer par un manque récurrent de confiance dans les jeunes actifs dans de nombreuses organisations. Ainsi, il n’est pas rare que des entreprises imposent à leurs jeunes collaborateurs un véritable parcours du combattant avant de leur proposer le « Graal français » : un CDI !

Pour l’essentiel, le rapport au travail des jeunes actifs ressemble pourtant beaucoup à celui de leurs aînés et notamment de ceux qui les suivent immédiatement en âge. Si une classe d’âge se détache de cet ensemble, c’est bien davantage celle des seniors que celle des jeunes actifs. Ceux-là mêmes dont le jugement sur ces derniers est le plus sévère sont ceux qui présentent le plus souvent les traits qu’ils leur reprochent : un moindre investissement, le désir d’en faire moins à l’avenir, le souci de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, etc.

On devine en effet une certaine forme de lassitude dans le rapport au travail des 56-65 ans : une majorité d’entre eux souhaite travailler moins à l’avenir (56% v. 49% des plus de 30 ans et 44% des jeunes actifs) et, s’ils n’en avaient plus besoin pour vivre, quatre sur dix déclarent qu’ils arrêteraient de travailler (40% v. 29% et 17%). Ils sont également plus nombreux à considérer que le travail est « une nécessité, [parce qu’] il faut bien gagner sa vie] » (34% v. 29% et 27%) et moins nombreux à exprimer un rapport positif au travail (47% v. 49% et 52%). D’une manière générale, ils accordent moins d’importance au travail dans leur vie (65% v. 58% et 53%). C’est aussi le groupe d’âge dans lequel l’adhésion à la stratégie, à la culture ou aux modes de travail de leur entreprise/organisation est la plus faible. Ces expressions d’une plus grande distance au travail sont sans doute nourries par l’avancée en âge et l’approche de la retraite, mais aussi par le fait que beaucoup d’entreprises n’investissent pas ou trop peu sur leurs salariés seniors : elles leur proposent moins de perspectives d’évolution et de challenges, peinent à adapter les postes quand ce serait nécessaire, et à valoriser leur expérience. C’est pourquoi, ils s’en sentent moins partie prenante alors même que, les réformes des retraites se succédant, ils seront appelés à travailler plus longtemps à l’avenir. Cet « effet placard » explique sans doute une partie des observations faites plus haut : la plus grande distance des seniors au travail est aussi la traduction d’une plus grande distance des entreprises aux seniors !

Il n’empêche, s’il faut rechercher quelque part un moindre investissement et un certain décalage par rapport au travail, c’est sans doute chez eux que ces traits sont les plus marqués, en tout cas davantage que chez les jeunes à qui ce reproche est souvent adressé.

Finalement, la seule dimension qui distingue radicalement les jeunes des autres actifs, c’est, du fait de leur âge, l’important capital d’avenir dont ils disposent. En croisant l’appréciation qu’ils portent sur leur situation présente et la façon dont ils envisagent leur avenir, on distingue un éventail de profils relativement contrastés. Dans ce bouquet d’attitudes à l’égard à la fois du présent et de l’avenir, ce sont tout de même les profils les plus positifs qui dominent : les « ambitieux », les « satisfaits » et les « combatifs » réunissent en effet près des trois quarts des jeunes actifs. A rebours des préjugés à la mode, les traits qui ressortent de ce tableau sont une forte demande de collectif, un récurrent désir de formation et d’évolution professionnelle, une solide volonté de progresser. Un portrait positif des jeunesses au travail, lucide quant aux difficultés mais capable de reconnaître l’appétit de ces générations, reste à écrire.

Les entreprises ont compris désormais que, pour réduire les écarts entre femmes et hommes, pour mieux intégrer les diversités et le handicap, il faut commencer par lutter contre les idées reçues et les stéréotypes. A l’opposé de cette exigence, une nouvelle mode a surgi dans le champ des études qui consiste à inventer une tendance sociétale pour accrocher les médias et faire le buzz : la « génération de la flemme » est typique de cette mode, dont les effets sont délétères. Nous espérons que ce portrait de la jeunesse contribuera à tuer cette légende, à répandre l’envie de faire davantage confiance aux jeunes dans le travail et de les intégrer avec davantage de bienveillance. Cela rendrait justice à ce joli mot de Simone Veil : « Les jeunes générations nous surprennent parfois. Sachons leur faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême ».

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Suzanne Gorge

Thierry Pech