Pol.is sur la Police, bilan d’une expérimentation

Pol.is sur la Police, bilan d’une expérimentation
Publié le 16 octobre 2023
Comment construire des relations de confiance entre la population et la police ? C'est la question qui était proposée aux participants à la consultation collaborative initiée par Terra Nova à partir de la plateforme Pol.is à l'occasion du forum de Nancy « Place(s) de la démocratie ». S'en dégagent de francs antagonismes entre progressistes et conservateurs, mais aussi un large consensus sur la nécessité « d'améliorer la formation des policiers et de « recréer une police de proximité ».

Qu’est-ce que Pol.is ?

Créée en 2012 aux Etats-Unis à la suite du mouvement Occupy Wall Street, Pol.is est une plateforme permettant d’organiser une « quasi-délibération » décentralisée en ligne. L’outil est notamment connu pour avoir été importé puis institutionnalisé à Taïwan en 2014 : en effet, le gouvernement taïwanais utilise cet algorithme encore aujourd’hui pour faire débattre les citoyens à grande échelle sur différents sujets comme la régulation de la plateforme Uber ou la législation de vente d’alcool en ligne.

Le principe de Pol.is est simple : chaque participant est invité à soumettre des propositions (dimension collaborative), et à réagir aux propositions des autres participants (dimension consultative) au moyen de trois mentions : « d’accord », « neutre », « pas d’accord ». Plus il y a de propositions soumises, plus les participants ont l’occasion de préciser leur position en s’exprimant en réactions aux propositions des autres.

C’est là qu’apparaît l’intérêt principal de Pol.is : à partir de ces positions exprimées en réactions aux propositions, l’algorithme classe les participants puis, regroupant ceux dont les choix sont les plus semblables, détermine et cartographie des groupes d’opinion plutôt homogènes. Ensuite, les propositions peuvent être étudiées au regard de ces différents groupes d’opinion : on peut ainsi déterminer quelles propositions sont « consensuelles » ou « dissensuelles ». Ainsi, Pol.is permet d’identifier des propositions qui recueillent l’adhésion majoritaire (ou le rejet majoritaire) de tous les groupes d’opinion en dépit de leurs différences, voire de leurs antagonismes.

Les résultats de l’expérimentation

L’exercice était particulièrement intéressant sur un sujet a priori aussi clivant que les relations entre la police et la population au sortir d’une année marquée par de nombreuses controverses dans l’opinion à ce sujet. Sans grande surprise, notre consultation a rapidement fait ressortir deux groupes fortement antagonistes. Le premier (groupe A) et le second (groupe B) s’opposent clairement sur toute une série de propositions, notamment :

  • « Confier l’évaluation de l’action policière à des équipes indépendantes et renforcer les contrôles/sanctions sur la déontologie policière » (88% Oui A ; 41% Non B ; 424 votes) ;
  • « La doctrine de l’utilisation des armes par la police devrait être revue dans une logique de minimisation de leur usage » (84% Oui A ; 65% Non B ; 338 votes)
  • « L’armement de la police doit être repensé. Il y a trop de mutilations, de blessés graves voire de décès lors des manifestations citoyennes ». (78% Oui A ; 64% Non B ; 509 votes)
  • « Imposer un récépissé lors d’un contrôle d’identité pour pouvoir commencer à quantifier les « contrôles au faciès »/harcèlement policier » (77% Oui A ; 62% Non B ; 477 votes)
  • « Lors de la confrontation avec des manifestants, le maintien de l’ordre doit viser la désescalade et non l’usage systématique de la force » (93% Oui A ; 37% Non B ; 381 votes)
  • « Interdire les tirs de LBD » (68% Oui A ; 76% Non B ; 511 votes)
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Le groupe A rassemble les participants qui sont favorables à un contrôle plus étroit de l’action policière, à la stricte limitation de l’usage de la force, voire à une réduction de l’armement des policiers. Tandis que le groupe B rassemble celles et ceux qui sont opposés et souvent très opposés à chacune de ces orientations. Il plébiscite des mesures consistant à renforcer la coercition (« Lorsque des individus ne respectent pas une interdiction de manifester ils doivent être plus lourdement sanctionnés : 1.000 € au lieu de 130 € » ; 71% Oui B). Et il rejette fortement des idées comme « Imposer un récipissé lors des contrôles d’identité » (62% Non B).

Faut-il pour autant se résoudre à rester bloqué dans une alternative aussi polarisée ? Malgré ces antagonismes très marqués, Pol.is permet d’identifier des propositions qui font émerger des consensus positifs (adhésion) ou négatifs (rejet) entre les deux groupes d’opinion. C’est là tout l’intérêt de la plateforme. Du côté des consensus d’adhésion, se distinguent les propositions suivantes :

  • « Renforcer la formation notamment concernant les violences faites aux femmes » (96% Oui A ; 65% Oui B ; 20% Neutre ; 389 votes) ;
  • « Favoriser les rencontres entre la police et la population dans les écoles, quartiers, commissariats… en dehors des cadres d’intervention » (85% Oui A ; 72% Oui B) ;
  • « Formation spécifique pour prise en charge immédiate des femmes battues et en danger » (93% Oui A ; 67% Oui B ; 373 votes) ;
  • « Recréer la police de proximité, dans TOUS les quartiers, quelle que soit leur problématique ou leur intérêt. Le lien rétabli est très humain » (89% Oui A ; 57% Oui B ; 459 votes) ;
  • « Recréer la police de proximité avec un objectif de connaître dans la durée le territoire d’intervention, ses habitants et acteurs » (90% Oui A ; 61% Oui B ; 387 votes) ;
  • « La police devrait être mieux formée et recevoir le soutien de psychologues » (88% Oui A ; 59% Oui B ; 495 votes).

Ces propositions marquées par un consensus d’adhésion tournent autour de deux principaux thèmes : la formation des policiers, de manière générale et plus spécifiquement sur les violences faites aux femmes, ainsi que la création/restauration d’une police de proximité rétablissant un lien humain et direct avec la population locale. Les participants des deux groupes s’accordent par ailleurs pour rejeter certaines propositions comme celle qui recommande de former des brigades de citoyens auto-organisés pour faire régner l’ordre ou encore celle qui promeut la mise en place d’une présomption de culpabilité pour les policiers.

Certaines propositions semblent avoir, par ailleurs, un bon potentiel de consensualité mais nécessitent d’être davantage précisées soit parce qu’elles ont fait l’objet de votes moins nombreux, soit parce que les scores en sont moins tranchés :

  • « Prévenir le suicide des policiers qui ne trouvent plus de sens à leur travail » (plus de 70% de Oui dans les deux groupes ; 114 V)
  • « Rendre obligatoire l’enregistrement des interventions policières par une mini-caméra auto-portée » (75% Oui A ; 48% Oui B ; 415 votes)
  • « Soutenir les policiers qui lancent l’alerte sur les dysfonctionnements de leurs services ou de leur hiérarchie » (93% Oui A ; 65% Oui B ; 117 Votes)
  • « Parler de manière courtoise aux gens » (86% Oui A ; 63% Oui B ; 224 Votes) ;
  • « Les forces de l’ordre doivent respecter la loi et donner l’exemple » (vitesse, feux rouges, contresens, etc.) (78% Oui A ; 57% Oui B ; 213 votes) ;
  • « Ne pas affecter les policiers dans des territoires très éloignés de leur expérience pour leur premier poste » (59% Oui A ; 48% Oui B ; 362 votes) ;
  • « Simplifier les procédures, développer les amendes forfaitaires pour les ‘petites’ infractions » (52% Oui A ; 68% Oui B ; 253 votes) ;
  • « Arrêter la politique du chiffre qui favorise la répression de petits délits (amendes forfaitaires) pour favoriser les enquêtes plus longues » (84% Oui A ; 51% Oui B ; 257 votes) ;
  • « L’intervention policière en milieu scolaire en école primaire devrait se poursuivre au collège/lycée comme outil d’éducation civique » (64% Oui A ; 77% Oui B ; 171 votes).

Enfin, Pol.is permet d’identifier des propositions largement acceptées par l’ensemble des participants, tous groupes confondus, mais qui rencontre une forte résistance dans l’un des deux groupes :

  • « Lors de la confrontation avec des manifestants, le maintien de l’ordre doit viser la désescalade et non l’usage systématique de la force » (77% Oui au total, mais 38% Non B).
  • « Les bavures doivent être traitées ouvertement et sévèrement et mettre en cause aussi les responsables hiérarchiques » (77% Oui au total, mais 39% Non B).
  • « Confier l’évaluation de l’action policière à des équipes indépendantes et renforcer les contrôles/sanctions sur la déontologie policière » (73% Oui au total, mais 39% Non B).

Quelle est la valeur de ces résultats ?

Cette consultation était expérimentale. Le panel en était probablement peu représentatif au sens sociologique comme au sens descriptif du terme. Un premier biais est naturellement lié à l’outil numérique lui-même. Un second, à la façon dont le recrutement des participants a été assuré. En effet, la publicité de l’opération ayant été assurée principalement par les fichiers et réseaux de Terra Nova ainsi que par des médias dont la sensibilité générale est plutôt marquée à gauche, il est probable que la diversité sociale et politique des participants soit insuffisante. La nette supériorité numérique du groupe A (le groupe « progressiste ») par rapport au groupe B (le groupe « conservateur ») en porte témoignage : la majorité des participants ont tendance à ressembler aux organisateurs. Toutefois, ces différents biais ne nous ont pas empêché d’identifier un groupe de participants aux valeurs et propositions très éloignées des nôtres, ce qui est essentiel.

Par ailleurs, nous n’avons eu ni le temps ni les moyens d’entrer dans le code de la plateforme (opensource) pour l’adapter à nos besoins et à nos attentes. Si nos ressources nous l’avaient permis, nous aurions pu alors modifier un certain nombre de paramètres, collecter des informations minimales sur les participants, leur demander de s’identifier d’une certaine façon, permettre aux participants de sauter une proposition pour passer à la suivante, etc.

Cet essai est donc largement perfectible et les résultats doivent en être interprétés avec précaution. Toutefois, il met bien en valeur l’utilité de cette plateforme. Dans un contexte de polarisation croissante du débat public, il permet en particulier de déceler des zones d’accord potentiel qui peuvent avoir une grande valeur pour le décideur public. Il peut révéler le visage d’une population moins clivée qu’on ne le pense et de préférences collectives moins simples que ne le suggère le flux ordinaire des sondages d’opinion.  

Quelles conclusions en tirer ?

Le fonctionnement de cette consultation évoque celui d’un focus group à très large échelle. Il permet d’explorer de façon plus approfondie qu’un simple sondage les univers de préférences et de représentations des participants en leur laissant l’initiative des propositions et formulations. Très rapidement, le dépôt de propositions quasi-identiques à d’autres précédemment soumises montre que l’exploration de ces univers s’approche de la saturation. Cela suggère que le paysage d’ensemble ne serait sans doute pas très différent si l’on augmentait le nombre des participants. Dans ces conditions, le rapport de force numérique entre les groupes d’opinion a moins d’intérêt ici que la structure de leurs oppositions et de leurs convergences.

Naturellement, les propositions sur lesquelles s’expriment les participants restent souvent à un stade très général. Cela s’explique par la contrainte de nombre de caractères par proposition, mais aussi par les compétences techniques nécessairement limitées des participants. Il s’agit plus souvent d’orientations que de propositions clairement formalisées. Il n’est donc pas envisageable de les considérer comme des « mesures » prêtes à l’emploi. Il y a loin de ces expressions à des dispositifs achevés de politique publique. Néanmoins, elles dessinent des directions qu’il peut être intéressant de creuser, notamment pour celles qui recueillent le plus large consensus.

Pour aller plus loin, il faudrait passer d’un cadre d’expérimentation préliminaire à un cadre d’enquête plus sophistiqué et plus abouti. Si l’on veut s’inspirer du modèle taïwanais, il serait bon de faire précéder l’ouverture de la consultation d’un temps de partage d’informations sur le sujet retenu. Ensuite, il faudrait certainement adapter la plateforme à une consultation collaborative plus exigeante au plan méthodologique. Enfin, il faudrait assurer une publicité beaucoup plus large pour faire entrer dans la consultation plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de participants et s’assurer de leur diversité socio-démographique.

Pour finir, certaines objections formulées lors de la soirée de discussion des résultats de cette expérimentation à Nancy le 30 septembre 2023 ont porté sur l’intérêt de rechercher le consensus et sur la nature de ce consensus. Le soupçon était notamment que cette méthode aboutisse à la mise en valeur de propositions faibles parce que consensuelles. Ce point mérite en effet discussion. Il est en effet toujours possible que la recherche à tout prix du consensus contrevienne à l’authenticité des positions et à la profondeur des débats. Ce risque est toutefois fort mince avec Pol.is : chacun participe face à son ordinateur, de façon anonyme, à l’abri de toute pression du groupe et sans intermédiaire. Certes, la plateforme pourra faire remonter en haut de la pile des propositions consensuelles, mais générales et sans véritable intérêt, mais, sur la vingtaine de propositions consensuelles mises en avant ici, les exemples cités plus haut montrent que ce n’est pas le cas le plus fréquent. Il faut en outre souligner que, loin d’édulcorer les désaccords, Pol.is permet également d’identifier le dissensus (et ce, bien plus sûrement qu’un exercice délibératif en face-à-face). Ces informations peuvent s’avérer tout aussi précieuses pour le décideur public.

Pour finir, d’un point de vue philosophique et normatif, la démocratie consistant à décider ensemble pour se gouverner collectivement, il ne semble pas scandaleux en dernière analyse qu’elle procède de notre capacité à construire du consensus.

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Thierry Pech

Foulques Renard