Qu’est-ce que Los Alamos et Barbieland ont en commun ? Ce sont tous deux des campus universitaires

Qu’est-ce que Los Alamos et Barbieland ont en commun ? Ce sont tous deux des campus universitaires
Publié le 13 septembre 2023
  • directeur du Senseable City Lab au MIT
  • Rédacteur au bureau de design et d'innovation CRA-Carlo Ratti Associati
"Barbenheimer" est devenu un mot-valise à la mode, lié à la sortie simultanée des deux films Barbie et Oppenheimer, en raison de la dissonance comique entre les blondes atomiques et les bombes atomiques. Les deux films partagent pourtant une dimension essentielle : ce sont des allégories sur le pouvoir et les pièges que représentent des villes concentrées en petites utopies spécialisées.
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Attention cet article contient des spoilers pour les films Barbie et Oppenheimer.

Los Alamos et Barbieland sont des campus 一 pensons au M.I.T. et à Wellesley 一 dont les populations auto-sélectionnées sont capables d’accomplissements extraordinaires. Mais ces lieux peuvent devenir des ghettos, déconnectés, voire destructeurs pour le monde extérieur. Alors que les campus américains reprennent vie à l’automne, nous avons peut-être quelque chose à apprendre des films que nous avons regardés cet été.

« Construisez une ville, construisez-la vite ». C’est ce que dit Robert Oppenheimer interprété dans le film par Cillian Murphy, conscient que le partage d’un espace physique est un accélérateur de projets. Les villes donnent un coup de fouet à notre capacité innée d’animaux sociaux. Plus c’est grand, mieux c’est : les recherches de notre collègue Geoffrey West montrent que lorsqu’une ville double de taille, elle fait plus que doubler le nombre de brevets qu’elle produit.

Mais la taille n’est pas le seul moyen d’améliorer l’alchimie urbaine. L’autre solution consiste à réunir un groupe d’individus hautement spécialisés pour collaborer à des projets précis. Les êtres humains ne peuvent avoir qu’un nombre limité de relations (Robert Dunbar estime qu’il y en a environ 150), et il est facile d’atteindre cette limite lorsque l’on a beaucoup de choses en commun.

Ainsi, l’intensité sociale peut se manifester aussi bien dans une grande ville que dans un campus très dense. Cette logique séculaire a inspiré les monastères isolés, les phalanstères utopiques, les villes universitaires et les sièges sociaux de la Silicon Valley. Leurs participants s’affranchissent des limites du monde extérieur et développent leurs idées dans des directions étranges : ils forment leurs propres langues et sous-cultures et explorent des possibilités inimaginables autrement.

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J. Robert Oppenheimer excellait dans la création de tels lieux : avant de construire Los Alamos, il a créé des départements de physique à Berkeley et CalTech qui durent encore. Nolan excelle à dépeindre l’énergie joyeuse de Los Alamos, nous rappelant celle de notre Senseable City Lab au M.I.T. Cette atmosphère prévalait à Los Alamos, alors même qu’il s’agissait d’un lieu qui traitait des enjeux de vie ou de mort. « Quand j’étais enfant, raconte l’Oppenheimer du film, je me disais que si je trouvais le moyen de combiner la physique et le Nouveau-Mexique, ma vie serait parfaite. »

Barbieland est une sorte d’incubateur intellectuel similaire, mais c’est aussi un refuge. C’est une version à l’échelle de la ville de ce que Virgina Woolf appellerait une « chambre à soi », où les femmes peuvent agir sans être entravées par des millénaires de patriarcat. Cet environnement permet à la journaliste Barbie de réaliser des reportages récompensés par un prix Pulitzer et à la Cour suprême, composée uniquement de femmes, de faire preuve d’une jurisprudence brillante. Barbieland évoque ainsi l’alma mater de Greta Gerwig, le Barnard College, où la future réalisatrice s’est formée, en étant entourée de femmes qui « lui semblaient toutes être des super-héroïnes ».

Mais pour qu’un campus d’élite puisse offrir une qualité de vie exceptionnelle, il doit rester hermétiquement fermé. Lorsqu’un scientifique tente de quitter Los Alamos, les gardes refusent de lever la barrière. Lorsque la « Barbie stéréotypée » de Margot Robbie développe de la cellulite et des pieds plats 一 symptômes d’une dérive vers l’humanité 一, ses pairs hurlent.

De même, les universités d’élite américaines sont en tension constante avec l’extérieur, alimentant des conflits politiques à l’échelle nationale pour savoir qui mérite d’y être admis. Les étudiants du M.I.T. traversent rarement la rivière pour se rendre à Boston et, une fois leur diplôme en poche, ils affluent vers des enclaves similaires : les campus de la Silicon Valley et les banlieues riches. Les grandes écoles françaises ne sont pas différentes.

Notre histoire nous rappelle l’arrogance des « meilleurs et des plus brillants ». Oppenheimer ne se concentre pas tant sur les tragédies d’Hiroshima et Nagasaki que sur les élites isolées – scientifiques, généraux et le président Truman – qui ont froidement pris la décision de les détruire. Que ce soit face au COVID-19 ou à la crise climatique, les communautés politiques et scientifiques ont du mal à convaincre le public des dangers qui les guettent. Pourquoi ? Selon Michael Sandel, une partie du problème réside dans le ressentiment massif envers les méritocrates et les campus d’élite qui les séparent, économiquement et culturellement, du reste de la population.

Barbie offre un antidote optimiste : les rencontres sociales authentiques de la vie en ville. Dès qu’elle fait du roller sur la plage de Los Angeles, elle est confrontée à la misogynie et à la violence des harceleurs. Puis, une fillette de douze ans critique durement son approche du féminisme. Malgré ces chocs, Barbie est séduite par le monde réel. Assise à un arrêt de bus, elle regarde les arbres et rencontre une vieille femme ridée que l’on ne verrait jamais dans Barbieland. Cette séquence est un rêve d’urbaniste : un espace public verdoyant permet une rencontre spontanée entre deux inconnues.

La vraie liberté n’est pas facile à atteindre. Après avoir découvert les plaisirs de la masculinité toxique, Ken a failli détruire Barbieland par une « Kensurrection ». Cependant, Barbie, déçue par le monde réel, affronte les Kens et restaure le « chez-soi » féministe, parce qu’elle en comprend les contradictions. Elle estime que cette cité utopique mérite d’être préservée. Mais nous ne pouvons pas, nous prévient Gerwig, nous y installer trop confortablement. Après avoir remis Barbieland à l’endroit, Barbie choisit de le quitter et de devenir humaine. Elle abandonne le confort lisse et sans heurts, pour les collisions incessantes de Los Angeles : la mort, la circulation et les rendez-vous chez le gynécologue. Elle quitte son utopie et embrasse la vraie vie, la vraie ville.

Alors quelle est la leçon à tirer de tout cela ? La diversité urbaine n’est peut-être pas une solution miracle ; la guerre froide n’aurait pas pu être évitée en incitant Truman et Staline à passer plus de temps ensemble dans les parcs publics. Mais elle fait la différence. Les universités de renom, comme Harvard et le M.I.T., remplissent mieux leurs missions éducative et scientifique lorsqu’elles s’engagent activement auprès des habitants de Boston et de Cambridge, plutôt que de tenter d’accaparer leurs biens immobiliers. Les quartiers à usage mixte et les logements à revenus mixtes sont les garants de villes plus saines. Dans un monde où des outils modernes, tels que les réglementations urbaines de zonage ou les algorithmes des médias sociaux, nous incitent à vivre avec des gens qui pensent comme nous, et à renforcer nos préjugés, nous avons besoin d’être en contact avec des personnes et des idées qui nous remettent en question.

Pour voir la diversité à l’œuvre, il suffit de regarder du côté de Barbenheimer. Cette double programmation accidentelle a transformé nos salles de cinéma en villes éphémères, petites mais diversifiées, avec deux films à grand spectacle, situés comme les vitrines adjacentes de deux magasins dans la même rue. Peu d’expériences cinématographiques sont aussi enrichissantes que de passer d’une étude sérieuse d’un physicien nucléaire à une exploration hilarante de la féminité, et peu d’entre nous auraient pris la peine de les regarder tous les deux, si le hasard ne nous y avait pas poussé.

Mais lorsque les mèmes des réseaux sociaux ont transformé Barbie et Oppenheimer en un tout, les amoureux de Barbie et les inconditionnels de Nolan ont rencontré l’autre film – et vice versa. À l’intersection de la vie en plastique et de la vie en plutonium, ils ont vécu l’essence-même de la vie urbaine.

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Carlo Ratti

Carlo Ratti est directeur du Senseable City Lab au MIT, cofondateur du bureau international de design et d’innovation CRA-Carlo Ratti Associati, co-président du Global Future Council on Cities du Forum économique mondial et co-auteur de « The City of Tomorrow »

Michael Baick