Services d’urgences, distinguer le secours et le soin

Services d’urgences, distinguer le secours et le soin
Publié le 13 juillet 2022

Après deux années de crise sanitaire, les services d’urgence des hôpitaux risquent de connaître des situations de tension cet été. Le nouveau ministre de la santé, François Braun, doit répondre, au-delà de l’urgence, à une crise qui vient de loin. Quelles sont les pistes pour garantir l’accès universel aux soins, en impliquant tous les acteurs de la santé ?

En pleine crise des services des urgences, c’est finalement un urgentiste, François Braun, qui a été retenu dans le deuxième gouvernement Borne au poste de ministre « de la santé et de la prévention ». Le choix, donc, d’un profil issu de la société civile : médecin hospitalier, patron du SAMU de Moselle et chef du pôle urgences au centre hospitalier régional de Metz-Thionville. Le choix, aussi, d’un familier de la scène publique : référent « santé » d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle, François Braun est également président du syndicat Samu-Urgences de France. Surtout, il vient de rendre à la Première ministre les conclusions d’une mission flash sur les urgences. Dans sa lettre de mission, sa prédécesseuse, Brigitte Bourguignon, lui demandait à la fois d’identifier « une boîte à outils opérationnelle, mobilisables dans un délai court » et « des pistes plus pérennes afin de solidifier durablement l’accès à des soins urgents et non programmés, et d’améliorer les conditions de travail des professionnels de santé, notamment en redonnant du sens à leur mission de proximité ». A charge pour lui aujourd’hui de mettre en œuvre les 41 recommandations que la Première ministre a acceptées à la veille même de le nommer.

Son arrivée au ministère intervient dans un contexte tendu : les alertes se multiplient depuis des mois dans la communauté médicale, à propos d’un été à venir particulièrement délicat dans les établissements hospitaliers, faute d’effectifs suffisants. La nomination simultanée d’Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée en charge de « l’organisation territoriale et des professions de santé » signale au minimum que les enjeux territoriaux seront au cœur de la réponse à la crise.

Car ce qu’exige la crise actuelle, c’est bien, de fait, de redonner du sens à l’idée d’un service de santé de proximité, à l’échelle des territoires, d’accès universel y compris le soir et le week-end.

Un été sous tensions

La tension des services d’urgences hospitaliers n’est pas un phénomène nouveau : le nombre de passages aux urgences a connu une très forte augmentation ces vingt dernières années, avec près de 21 millions de passages en 2021 contre 10 millions en 1996 (augmentation régulière d’environ 3.5% par an).

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Pour l’été qui s’ouvre, la tension des services est toutefois décrite comme critique par l’ensemble des professionnels. Et la mission flash du Dr Braun l’a confirmé. Il s’est appuyé sur une enquête hebdomadaire lancée par le ministère avec une première livraison datée du 23 juin 2022. Sans surprise, le constat immédiat est celui d’un niveau de tension élevé : sur les 446 services d’urgences pris en compte, pas moins de 49 sont en situation de fermeture partielle, 34 voient leur accès régulé, et 6 sont totalement fermés. « Une tendance généralisée à la dégradation s’annonce dans les prochaines semaines » note sans ambages le rapport Braun.

« La place du médecin de famille »

La boîte à outils que propose François Braun s’inspire en bonne part des grands rapports récents sur les urgences : le rapport Carli-Mesnier de 2019, mais aussi le rapport de Jean-Yves Grall en 2015. Ces rapports ont d’ores et déjà montré, chiffres à l’appui, qu’une des raisons de l’embolisation des services d’urgence et de la démotivation des urgentistes tient à l’importante proportion de patients qui fréquentent ces services alors que leurs symptômes auraient pu être pris en charge en médecine de ville. Une proportion généralement évaluée à 20 ou 30% des consultations aux urgences. C’est que la demande adressée aux services « d’urgences » recouvre en réalité d’autres besoins que le soin à caractère d’urgence médicale immédiate. « L’hôpital a pris la place du médecin de famille dans la gestion de l’urgence » reconnaissait déjà le professeur Steg dans un rapport sur la médicalisation des urgences rédigé en 1993.

De fait, la proportion d’hospitalisations après passage dans les services d’urgence, supérieure à 30 % en 1990, s’est abaissée aux environs de 20 % et reste stable depuis de nombreuses années. D’après le rapport Carli-Mesnier de 2019, les cas graves représentent environ 10 % des admissions dans les structures d’urgence, dont la moitié relève proprement des urgences vitales. La traumatologie représente entre 35 et 40 % des admissions.

La classification des malades aux urgences (CCMU)

La classification clinique des malades aux urgences (CCMU) a été élaborée afin de trier rapidement et efficacement les patients à leur arrivée aux urgences.

Elle subdivise les patients en 5 classes selon l’appréciation subjective de l’état clinique initial :

– les classes 1 et 2 : malades dont l’état cliniques est jugé stable

– la classe 3 : malades dont le pronostic vital n’est pas jugé engagé

– les classes 4 et 5 : malades dont le pronostic vital est jugé engagé

Selon une étude de la DRESS : la catégorie 1 représente en 2014 10 à 20% des passages aux urgences. La catégorie 2 compte pour 60 à 70% des passages. Les catégories 3 (aggravation possible de l’état du patient), 4 (pronostic vital engagé) et 5 (réanimation) regroupent entre 10 et 30 % des cas.

S’agit-il alors d’un usage inapproprié de la part des patients ? Selon l’OCDE, le taux de patients inappropriés aux urgences est de 12 % aux Etats-Unis, 20 % en France et en Italie, 25 % au Canada, 31 % au Portugal, 32 % en Australie et 56 % en Belgique. 20 % est aussi l’ordre de grandeur retenu par la Cour des comptes. La DREES quant à elle, en 2013, sur la base d’une enquête reposant sur une évaluation a posteriori de la situation du patient, considérait que 43% des recours étaient inappropriés, avec 29 % de patients qui auraient justifié une simple consultation chez le généraliste, 6 % une consultation chez le généraliste suivie d’un examen, et 8 % une consultation d’un spécialiste.

La prise en charge aux urgences de patients qui ne relèvent pas d’un besoin de secours immédiat pose en réalité un double problème : un problème d’efficience pour ces services, qui sont saturés ; et un problème de qualité pour ces patients, qui, en passant la porte des urgences, n’entrent pas forcément dans le parcours de soins le mieux adapté à leurs besoins. C’est cet enjeu de qualité pour les patients qui impose aujourd’hui de (re)penser, à travers le sujet des urgences, ce que pourrait être un service territorialisé de santé, offrant à chacun, partout et à tout moment, l’entrée dans un parcours de soins accessible.

Les causes de la hausse de fréquentation des urgences

Plusieurs pistes permettent d’expliquer le doublement du flux de passages aux urgences en 10 ans.

Les inégalités d’accès aux soins, d’abord : inégalités territoriales d’accès aux soins pendant les horaires dits de permanence de soins (soir, nuit, week-end et jours fériés), inégalités d’accès à un spécialiste ou à un médecin traitant. De fait, plus de 30% des patients qui se présentent dans les services d’urgences n’ont pas trouvé de réponse auprès de leur médecin traitant le jour même ou le lendemain.

Or, s’il est clair que la médecine de ville absorbe une part importante de la demande de soins non-programmés, avec 12% de la part d’activité des généralistes libéraux qui y est consacrée, ces efforts restent largement contrecarrés par la pénurie de médecins généralistes, appelée à s’aggraver d’ici 2030.

Inégalités sociales d’accès aux soins, ensuite.

La vulnérabilité sociale est associée à un recours plus fréquent aux urgences, du fait en particulier des barrières financières d’accès aux soins : absence de mutuelle, dépassements d’honoraires, refus de soins à des bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMUc) ou de l’aide médicale d’Etat (AME), difficultés diverses d’accès à la médecine de ville. Selon la DREES, les bénéficiaires de la CMU-C, populations précaires en plus mauvaise santé que les autres assurés, sont plus nombreux à recourir aux urgences (30 % de recours contre 19 % pour l’ensemble des moins de 65 ans). Par ailleurs, comme le souligne la DREES, les barrières d’accès au système de soins liées à la langue, aux représentations du risque et aux capabilités sociales constituent également un facteur de recours plus fréquent aux urgences.

Autre facteur de hausse : le vieillissement de la population. Il influe directement sur le taux de fréquentation des urgences en raison à la fois de la prévalence corollaire des maladies chroniques et de la faible médicalisation des EHPAD qui entraîne un recours quasi systématique aux services d’urgence. Un phénomène d’autant plus préjudiciable que le recours aux urgences devient un passage obligé alors qu’une admission directe dans un service spécialisé aurait pu être envisagée si un diagnostic avait pu être posé en amont. En effet, 45% des passages aux urgences suivis d’une hospitalisation concernent des patients âgés de 65ans et plus.

Enfin, certains acteurs mettent en avant un enjeu crucial d’information de la population : désormais mieux sensibilisés au repérage de certains symptômes graves (campagnes de prévention AVC, infarctus…), les patients sont a contrario mal armés pour s’orienter dans l’offre de soins, et surtout souvent démunis pour organiser un parcours (diagnostic, imagerie, biologie, etc.) qu’ils espèrent trouver clé en mains en entrant dans l’hôpital par les urgences. Au total, le rôle des différents acteurs n’est pas compris dans la population. Par exemple, 2 patients sur 3 voient l’appel au 15 comme réservé au seul secours d’urgence ; ce n’est pourtant pas le cas, puisque le 15 endosse également une fonction de régulation des demandes et de conseil médical ne relevant pas de l’Aide Médicale d’Urgence (AMU).

La distinction secours / soin

Depuis plusieurs années, les acteurs du secteur s’attachent à structurer la distinction entre la demande de secours, qui relève proprement de l’urgence, et la demande de soins non-programmés, y compris le soir et le week-end : c’est du service au public capable de répondre à ce besoin-là dans les territoires qu’il est question de façon cruciale aujourd’hui. Pour avancer, tout l’enjeu est de remettre la distinction entre secours d’une part, et offre de service pour les soins non-programmés d’autre part, au centre de la stratégie, à la fois dans les mentalités, dans les organisations, et dans l’esprit du public. C’est précisément l’ambition du SAS, le « service d’accès aux soins » expérimental dont François Braun est un ardent défenseur et qu’il met au cœur de son plan d’action.

En 2019, Agnès Buzyn avait lancé un « Pacte de refondation des urgences », issu du rapport du député Thomas Mesnier et du chef du SAMU de Paris, Pierre Carli. Au cœur de ce pacte : le SAS, c’est-à-dire l’expérimentation d’un « service d’accès aux soins » pivot de cette refondation, déployé à l’heure actuelle dans 22 sites pilotes depuis 2020 (dont Metz-Thionville). Dans le rapport de la mission flash qu’il a écrit avant de recevoir mandat pour le mettre en œuvre, François Braun fixe pour objectif de le généraliser.

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De quoi s’agit-il ? Avec le SAS, la notion de « régulation » de la demande de soins prend tout son sens. Et elle ne se résume pas, loin de là, à un « tri » sur critère d’urgence vitale à l’entrée des urgences. Réguler, c’est offrir pour service au patient de répondre à sa demande de soins non-programmés par un appui et une orientation qui se démarquent du seul repérage des situations critiques nécessitant secours. C’est cette régulation transversale que le SAS expérimenté entend mettre en œuvre. Avec un résultat d’ores et déjà marquant : au moins la moitié des appels aux SAS expérimentateurs peuvent donner lieu à un simple conseil médical.

Comment fonctionne le SAS en pratique ? Pensé comme un portail d’offre, il s’agit pour l’essentiel d’un numéro que le patient appelle lorsque son médecin traitant ne répond pas alors qu’il pense avoir pourtant besoin de soins : le SAS fonctionne alors comme point d’entrée unique pour délivrer la réponse appropriée – de l’envoi du SMUR au simple conseil, en passant par de la téléconsultation, l’orientation vers une structure de soins, ou encore une prise de rendez-vous chez un professionnel du territoire pour le lendemain.

Le fonctionnement du SAS

Le patient peut se tourner vers le SAS soit à l’aide d’un numéro unique soit via une plateforme numérique.

Le numéro unique SAS

Le numéro donnera accès à un professionnel de santé (généralement un Assistant de Régulation Médicale (ARM) qui sera chargé d’évaluer, dans un délai très court (30 secondes) l’urgence de la situation. Si celle-ci est avérée, l’ARM orientera le patient vers un service d’urgences, ou déclenchera l’Aide Médicale d’Urgence (AMU) ou le Service Mobile d’Urgence et de Réanimation (SMUR). Si l’ARM considère que l’appel ne relève pas de l’urgence médicale, alors il dirigera le patient vers un médecin en charge de fournir un conseil, une téléconsultation/télésoin, ou une orientation vers une consultation auprès d’une autre structure de soins (médecin généraliste, MSP, centres de santé, maison médicale de garde…) en s’appuyant sur une cartographie de la Communauté Professionnelle Territoriale de Santé (CPTS). En rassemblant les « acteurs de santé » (professionnels des soins du premier et/ou second recours, hospitaliers, médico-sociaux) de leurs territoire, ces dernières sont un partenaire privilégié, voire un élément essentiel au bon développement du SAS. Elles contribuent à une meilleure coordination de ces professionnels ainsi qu’à la structuration des parcours de santé des usagers, patients et résidents. Un effort doit être déployé pour appuyer le développement de ces structures encore trop peu nombreuses.

Dès lors, tous les anciens numéros (15, 116–117) ont vocation à disparaitre au profit d’un numéro unique et national entièrement dédié à la santé. Cette « centralisation » évite de faire reposer sur le patient la responsabilité de déterminer si son appel relève de l’urgence ou non (cette auto-analyse étant la plupart du temps biaisée et fausse). Par ailleurs, ce numéro sera accessible à tous, et sur tous les territoires (zone urbaine, rurale…).

A côté de ce « numéro santé », continuera d’exister un numéro dédié au secours et à la sécurité, les deux n’étant pas censé interférer

La plateforme SAS

Au-delà d’assurer une permanence téléphonique, le SAS inclut également le développement d’une plateforme numérique adaptée aux réalités locales. Cette plateforme se présente comme un véritable catalogue des différentes réponses aux soins non programmés disponibles sur le territoire (créneaux de médecins généralistes libres, contacts d’autres professionnels de santé, MSP, centres de soins…). En d’autres termes, cette plateforme a vocation à informer au mieux les usagers sur la disponibilité de l’offre de soins de proximité, sans forcément passer par un appel téléphonique si la situation ne l’exige pas, pour que le patient puisse s’orienter lui-même dans le système de santé, hors service d’urgences.

Le SAS est, après le médecin traitant, la plateforme de régulation médicale à contacter pour tout problème de santé, effectivement ou ressenti comme, urgent. L’expérimentation vise donc à organiser une réponse à l’urgence médicale (qui continuera de relever du SAMU) aussi bien qu’aux soins ambulatoires non programmés. Le principe est celui de la transversalité sur l’ensemble du service offert au patient à l’échelle du territoire. Le SAS devient ainsi à la fois un gage d’efficience dans l’allocation de ressources rares (les soins prodigués) et un gage de qualité dans l’accompagnement structuré des parcours de santé des patients.

Notons que le développement et la pérennité du SAS sont directement dépendants d’une collaboration enrichie et dynamique entre l’hôpital et la médecine de ville. En effet, la réponse aux demandes de soins non programmés doit s’organiser de manière graduée, articulée et coordonnée à l’échelle d’un territoire de santé en associant tous les acteurs publics et privés, ainsi que tous les professionnels de santé. L’enjeu est bien de définir ce que chacun, salarié de l’hôpital ou conventionné avec l’Assurance maladie, apporte à la satisfaction des besoins du public. Par ailleurs, il est clair que le succès du SAS dépend d’un important travail de communication et d’information des usagers.

Conclusion

Distinguer la réponse urgente au besoin de secours de la réponse à la demande de soins non-programmés ne veut pas dire hiérarchiser ces missions. Dissuader les patients de se présenter aux urgences ne peut, en tous cas, se révéler pertinent tant que les dispositifs permettant de garantir qu’on ne risque pas de manquer des cas graves ne sont pas en place avec une robustesse démontrée. Pour autant, le désengorgement des services exige des solutions opérationnelles immédiates. Le rapport Braun, conformément à sa lettre de mission, démontre que la gamme des outils disponible dès l’été ne peut pas être séparée d’une réflexion de long terme sur la qualité des soins, le sens de la mission de proximité qu’endossent les soignants, et la place du patient acteur de sa propre santé.

Ce que le dispositif expérimental du SAS peut favoriser, même si cela n’est pas vraiment mis en avant dans le narratif qu’en donne le rapport Braun, c’est de décaler sensiblement le regard sur la question des urgences : d’une question de secours à une question de santé ; d’une question d’effectifs ou d’allocation des ressources, à un enjeu de service universel au public, dans une logique de parcours de santé territorialisé ; et d’une question technique de régulation médicale sous critère d’efficience, à une question politique de qualité de service au public.

On a aperçu, pendant la crise Covid, devant quels dilemmes les soignants peuvent se trouver quand ils sont à saturation. On a aussi compris, dans la crise, que l’intérêt général suppose des services solidaires et universels robustes – et qu’on ne peut s’en remettre à la seule responsabilisation des patients priés d’analyser eux-mêmes leurs besoins. La crise actuelle, loin de n’être qu’une crise des urgences, est une crise de l’accès aux soins solidaire et universel qui demande à être traitée comme telle, donc en repensant, avec les patients, les hospitaliers et les soignants de ville, ce que collectivement nous voulons pour service public territorial d’accès aux soins.

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova

Clémentine Sirvent